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La revue n° 39 moment critique

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Pauvre Umberto Eco

Depuis quelques  années circulent les romans sortis de la plume d'Umberto Eco. On peut se demander sur "l'échec" du deuxième roman : il a été vendu à un million d'exemplaires. En effet, Le pendule de Foucault n'a guère atteint que dix pour cent des ventes du premier, Le nom de la rose, son très célèbre roman vendu a dix millions d'exemplaires dans le monde entier ! S'agissant d'un auteur de son envergure, un million d'exemplaires représente un véritable échec.

 

Pauvre Umberto Eco !  Il n'aurait pas du abandonner son champ spécifique de recherche, la communication sociale, où il fait autorité. Mais un jour, la tentation fut trop forte: il mit la main sur des matériaux concernant la vie conventuelle des siècles passés, qui l'éblouirent. Pourquoi ne pas broder un argument, pourquoi ne pas leur redonner vie? Ainsi naquit son premier roman, Le nom de la rose, best-seller de son temps, également porté a l'écran avec  succès.

 

A quoi d'autre peut aspirer un écrivain? Au Nobel, au Goncourt, au Pulitzer ou, le cas échéant, au Strega, la plus haute distinction pour un écrivain italien -dira-t-on. Cependant, la célébrité d'Umberto Eco dépasse celle que confèrent les prix littéraires. Qui donc se souvient du nom de l'écrivain a qui fut décerné le prix Nobel en 1980? Czesiwa Milosz. Enchanté. Car ce fut l'année de publication de Le nom de la rose, ce qui marqua le début de l'universalité de son auteur en tant que romancier. Célébrité supérieure a celle des prix littéraires et qui les exclut : d'habitude, ce genre d'écrivains ne reçoivent pas de prix parce qu'ils n'en ont nullement besoin, la reconnaissance leur parvient en direct, de la foule elle-même. Certes, il se trouve toujours un monsieur qui s'obstine à leur remettre une distinction, ce qu'ils acceptent avec une tolérance infinie.

 

Malgré tout, j'imagine qu'Umberto Eco n'est pas heureux. Dès avant son "échec" qui réduisit sa taille a un dixième, il se sentait mal à l'aise. Pressentait-il qu'il avait atteint un plafond, que jamais plus il ne pourrait se surpasser lui-même, ni en qualité, ni en nombre de lecteurs ? C'est possible. Par ailleurs, il se sentait seul, comme en témoignent les interviews de l'époque. Je me l'imagine immensément seul au faîte de la gloire, entrant dans sa bibliothèque pour s'enfermer dans l'un de ses cabinets. Lequel? Celui qui est consacré aux Œuvres sur Umberto Eco.

 

Les rayons en sont emplis de volumes et de volumes, écrits en araméen, en sanscrit, en hébreu, en chinois de la dynastie Ming, en créole, en nahuatl et je ne sais quelles autres langues, traitant de l'auteur de Le nom de la rose, sans parler des thèses universitaires; sa vie, son œuvre, la couleur de ses chaussettes, la filiation entre Saint Augustin, Mao et l‘écrivain italien.

 

Ainsi Eco est-il à l'écoute de son écho ? Chaque rayon le renvoie, il n'y a que lui, la bibliothèque est une galerie des glaces,  le cercle se referme : être partout c'est n'être nulle part. Narcisse n'apaise pas le spleen des princes.

 

Et derrière le spleen, "l'échec".

Pauvre Umberto Eco.

Voici donc la morale de cette histoire : Dieu nous garde de la gloire, d'atteindre de notre vivant la cime ; tôt ou tard, nous deviendrions des malheureux. Il est mille fois préférable d'être, dès le début un "raté" plutôt qu'un triomphateur absolu, pris entre la solitude de la cime et la peur de la perdre.

 

Pauvre Umberto Eco.

              

Marcos Winocur 

Traduit de l'espagnol par Jean Hennequin.