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La revue n° 42 moment critique

moment critique

De l'enterrement de la figuration narrative

La figuration narrative au Grand Palais en 2008. De l’enterrement de la figuration narrative

 

Au printemps 2008, le Grand Palais de Paris poursuit son exploration picturale des années soixante : Figuration narrative. Paris, 1960-1972 ouvre ses portes. La figuration narrative n’a pas eu les honneurs d’une institution parisienne depuis la fin des années 1970. L’événement est fébrilement attendu. Les conservateurs du centre Georges Pompidou, Bénédicte Ajac et Jean-Paul Ameline mènent le projet. Ils réunissent Adami, Aillaud, Arroyo, Bertholo, Bertini, Cueco et la Coopérative des Malassis, Equipo Crónica, Erró, Falhström, Fromanger, Klasen, Monory, Rancillac, Recalcati, Saul, Stämpfli, Télémaque et Voss. Un parcours chronologique et thématique s’étend sur deux niveaux. Nous revoyons pour la première fois à Paris certains ensembles emblématiques des années soixante présentés comme des marchandises distrayantes, tant les cartouches ne les expliquent pas.

 

Le catalogue contient la préface d’Ameline, une chronologie illustrée très étayée, les reproductions des tableaux et les entretiens. Il postule :
« Il y a ainsi, dans la figuration narrative, à la fois le projet d’une réinvention de la peinture par la prise en compte de ces images qui la révolutionnent et le sentiment que celles-ci peuvent mettre en cause son existence même ; aussi bien le projet de défendre l’acte pictural que la perception de ses limites et la volonté de les dépasser en établissant des ponts avec d’autres moyens d’expression : la poésie, le cinéma, la photographie, le théâtre, la pensée politique ; également la volonté de faire de la pensée de l’artiste le pilier central de l’œuvre et, en conséquence, le refus de sa marginalisation intellectuelle et sociale.
Cette complexité explique sans doute les contradictions où s’est trouvée placée la figuration narrative et son histoire tumultueuse. »

 

Par conséquent, son argumentation s’articule davantage autour des moyens picturaux au détriment d’un contexte polémique tant historique que politique minoré. Nous assistons dans un premier temps à « une évaporation » miraculeuse de l’histoire, du gaullisme et de la Ve République en particulier, dont nous cherchons en vain quelques jalons ; et dans un second temps, à la non-convocation d’une théorie intellectuelle dont Roland Barthes par exemple. Tout en étant très documenté, cet inventaire apparaît désincarné, si bien que les événements auraient pu avoir lieu à une autre date et sous d’autres latitudes. C’est ce que Barthes caractérisait comme LA PRIVATION D’HISTOIRE : « Le mythe prive l’objet dont il parle de toute Histoire. En lui, l’histoire s’évapore. »

Emissions de radio, conférences, écrits et dossiers spéciaux illustrés vulgarisent la figuration narrative à la manière d’un rouleau compresseur avant, pendant et après l’événement. Les articles affluent par rafales selon une communication de presse bien huilée. Elle est tellement résumée, paraphrasée de long en large, que le projet et la rétrospective en eux-mêmes sont peu ou pas critiqués. L’important est de restituer l’esprit d’une époque. A la manière des Années Pop, il y a quelques années, tout est coloré, « flash et choc », « bouillonnant », tout roule, tout est SUPER ! voire génial pour employer un mot datant de l’ère du plastique. Ainsi, pour ne citer qu’elle, Daphné Tesson abuse des superlatifs :

 

« Détonnant et énergisant. (…)
Le parcours est dynamique, coloré, moderne, enlevé, à l’image de ces toiles et de ces objets qui marquèrent un pétillant renouveau figuratif de l’art des années soixante. (…)
La Figuration narrative est une page passionnante de l’histoire de l’art. Elle s’est pleinement inscrite dans la nouvelle société de consommation et a tenté de faire de l’art un outil de transformation sociale. »

Toutefois, la myriade de louanges est rapidement refluée par une seconde vague d’articles négatifs qui tourne au jeu de massacre. Avant le vernissage, la revue Art actuel consacre un dossier illustré au titre accrocheur : « Figuration narrative Attention, chefs-d’œuvre ! ». Dans le numéro suivant, Jean-Pierre Frimbois démolit l’exposition en quelques lignes :
« Une exposition 'Figuration narrative 1960-1972' intéressante sur le plan historique, mais ne parvenant pas à prendre de l’ampleur, lorsqu’on a dépassé les séries de Gilles Aillaud, Jacques Monory, Peter Klasen et Hervé Télémaque. On flanait alors sur le Boulevard desItaliens de Gérard Fromanger, mais on avait bien du mal à localiser le petit Cohn-Bendit de Bernard Rancillac. Final raté avec Le grand méchoui des Malassis, daté de 1972. D’autre part, le choix de l’affiche s’avérait moyennement incitatif, surtout lorsque, à l’extérieur, celle-ci est accolée à celle de Marie-Antoinette qui la phagocyte. »

 

Dans Le Monde, il y a également un avant et un après vernissage. Harry Bellet et Philippe Dagen contextualisent « une génération qui ne voulait pas composer avec le pouvoir ». Après la visite, sous les effets de l’accrochage, l’espoir s’est évanoui, sans doute savamment cuisiné « à l’étouffé » : « Le sujet était pourtant passionnant. (…) L’impression regrettable d’une occasion gâchée s’impose au fil de la visite tant les effets néfastes de cet accrochage à l’étroit sont flagrants. »

 

Le mécontentement l’emporte. Déçus, Judith Benhamou-Huet et Henri-François Debailleux martèlent l’échec.

 

« Quel dommage ! Après l’exposition médiocre de l’an dernier sur le nouveau réalisme, le Grand Palais passe encore à côté de son objectif en réexplorant un autre mouvement français marquant, né en 1964, la 'figuration narrative'. Cette école de peinture, qui n’en était pas vraiment une, fut marquée par une création tonitruante, critique, impertinente, pleine de vie et d’esprit, qui est mal transmise dans cette manifestation - 1000 mètres carrés pour un propos confus. (…)
Au Grand Palais tous les artistes sont exposés 'en vrac' dans un accrochage très serré. Couleurs vives, images chocs… L’œil est vite saturé et il est impossible de se faire une idée de l’évolution de l’œuvre des artistes. (…)
La figuration narrative a perdu de son lustre, quand la majorité des leaders du mouvement n’ont pas su se renouveler. »
« Mais le rendez-vous ici est manqué, comme si la Réunion des musées nationaux et le Centre Pompidou, coproducteurs de la manifestation, avaient voulu s’en débarrasser. Car si la qualité des œuvres accrochée est plutôt bonne, l’exposition est beaucoup trop courte, mal présentée et mal amorcée. (…)

 

C’est d’ailleurs avec les deux dernières sections, au premier étage, que l’exposition prend de l’ampleur, notamment avec de beaux ensembles de Jacques Monory, Peter Klasen, Gérard Fromanger, Hervé Télémaque… Mais au moment même où l’on se dit qu’on est dans le vif du sujet, tant du point de vue du fond que de la forme, c’est la fin du parcours, qui s’arrête, comme l’indique le titre, en 1972.

 

Une fin d’autant plus frustrante que l’aspect politique, constitutif du mouvement, est à peine effleuré et que cet arrêt en 1972 empêche la présence d’autres artistes arrivés plus tard dans le mouvement (Yvan Messac, par exemple), présents dans la deuxième exposition, organisée en 1977. Certes, on croise de bonnes œuvres d’artistes importants, mais au fond, la vraie exposition sur la figuration narrative reste à faire. »

 

Plus malicieux, Pierre Marcelle dans Libération applique à la manifestation les propos de Catherine Millet concernant la dissolution actuelle de l’engagement dans une bonne conscience.

 

« La bonne conscience perdure, se dira le visiteur frustré de découvrir les œuvres révoltées des Arroyo, Fromanger, Rancillac, Monory et tutti quanti recluses dans les lugubres galeries nationales du Grand Palais. Quel dessein organisa cet enfermement, quand l’Histoire autant que les vastes poumons de la Figuration narrative appelaient à l’évidence, la lumière de Beaubourg ou les rotondités du palais de Tokyo ? On n’ose imaginer que la RMN et le Centre Pompidou, organisateurs, aient voulu, en cet étouffement, contribuer à l’entreprise de liquidation d’un certain héritage. Ce serait trop mesquin. »

 

Les critiques du Figaro ne ménagent pas leurs efforts envers un mouvement toujours commenté dans leurs colonnes et rarement apprécié. La figuration narrative se rattrape au Grand Palais par « une explosion de couleurs », mais finalement mène au chaos.

 

« Ils ont en commun la rage d’exprimer les bouleversements du monde. De rompre avec les dérives formalistes de l’abstraction. D’être engagés dans leur siècle pour dénoncer les aliénations de la société contemporaine avec ses images du quotidien. Ensemble, ils ont fait les 400 coups, alimenté mille polémiques, défrayé la chronique par leurs actions révolutionnaires. (…)

Le visiteur ressort un peu sur sa faim de cette exposition cérébrale, déçu de ne pas voir certaines icônes de ses idoles. Mais cette exposition a le mérite de rendre hommage, avant qu’il ne soit trop tard, à des artistes qui ont inventé, à leur époque, une figuration apparemment compromise et qui continuent toujours avec la même fièvre. »
« L’orange est mis. Ça explose sur tous les murs. D’emblée, le parcours de cette exposition démarre par le chaos tant dans la couleur que dans les œuvres. Ce qui reflète bien l’état d’esprit des artistes qu’ils se nomment Erró, Arroyo, Rancillac, Klasen et bien d’autres. Mais chacun reste dans son coin, on peut même dire, avec ses propres obsessions, comme Erró et la bande dessinée. Ce qui les relie, c’est l’irrespect, la volonté de mettre bas les idoles, de composer un nouveau vocabulaire esthétique. (…) C’est le côté brouillon de cette figuration qui retient le plus le visiteur, l’esprit chien fou. Ça tire dans tous les coins sans vraiment savoir si le but est atteint. On en reste plus aux idées qu’à l’action. Le pop art et Martial Raysse, par exemple, iront beaucoup plus loin dans la critique de cette société de consommation repue des images qu’elle produit. »

 

Dans La Croix, Sabine Gignoux emploie des mots de plus en plus durs : « une cacophonie », puis en fin de compte une fabrique de perdants.
« Après avoir remisé aux oubliettes les bruyants coloriages de la figuration narrative, les musées français ont réagi, en 2005, à la mort du peintre Gilles Aillaud. Il devenait urgent de dresser le bilan de ce mouvement historique.

 

Malheureusement, la rétrospective du Grand Palais ressemble à une cacophonie, due en partie à l’accrochage qui s’ouvre sur fond de murs orangés criards et qui, surtout, doit composer avec une vingtaine d’artistes dans un espace réduit. A faire cohabiter de trop près des toiles fort différentes, on ne crée que des perdants, alors que les ensembles d’œuvres d’un même artiste s’avèrent d’emblée convaincants. »

En cuisine, les aliments sont blanchis, c’est-à-dire précuits afin d’être plus digestes. Sous un vernis scientifique, la figuration narrative a été savamment et officiellement blanchie à son tour au Grand Palais pour ne pas rayer le parquet des mots et des idées. Le mythe est une parole de dépolitisation selon Roland Barthes. Pour imposer une rhétorique et une vision particulières de la réalité, il convie plusieurs figures.

 

L’IDENTIFICATION : « Si l’autre se présente à sa vue, le petit-bourgeois s’aveugle, l’ignore et le nie, ou bien il le transforme en lui-même. Dans l’univers petit-bourgeois, tous les faits de confrontation sont des faits réverbérants, tout autre est réduit au même. (…) L’Autre devient pur objet, spectacle, guignol. » La figuration narrative ne peut être qu’exotique. Accrochées très serrées, les toiles sont noyées entre elles dans le vert pomme, le rose framboise ou le jaune citron des cimaises, les films des artistes se regardent par terre, au besoin nous marchons sur les téléviseurs.

 

LE CONSTAT : « Le fondement du constat bourgeois, c’est le bon sens, c’est-à-dire une vérité qui s’arrête sur l’ordre arbitraire de celui qui la parle. » Au fur et à mesure, certaines conclusions de Jean-Paul Ameline s’imposent comme des évidences. L’histoire de la figuration narrative est gravée dans le marbre de 1960 à 1972. Naturelles, les datations ne sont jamais remises en cause. 1960 fédère peu ou pas de peintres ni dans l’exposition ni dans le catalogue. Après une éphémère apothéose, tout se termine autoritairement et idéologiquement en 1972. On se demande par conséquent comment ces peintres traversent les années soixante-dix. Le conservateur et les critiques ont recours à tous les synonymes possibles : l’émiettement, l’essouflement, le délitement, la fin, la déchéance, la décadence… et la mort.

 

« L’exposition du Grand Palais déroule l’impressionnante bande dessinée des années 1960, avec des séquences, des zooms, des retours en arrière, des panoramiques, avec arrêts sur image de la société contemporaine. La Figuration narrative se dévoile ici comme le dernier grand mouvement pictural du XXe siècle. »
« A partir de ce moment, les artistes de la Figuration Narrative se démobilisent et le mouvement s’émiette. Malgré tout, elle restera le dernier grand mouvement pictural politiquement engagé de la fin du XXe siècle. »
« Les lendemains, (de Mai 68), déchantent. Et le mouvement, qui n’en a jamais été un, se délite. Mais il ne baisse pas la garde. Ils sont à quelques exceptions près (Gilles Aillaud), toujours vivants. Et actifs. Les papys flingueurs de la figuration narrative bandent encore. »
« Le début des années 1970 sera fatal à un mouvement dont l’effritement inévitable engendre l’obstination de certains. Energie du désespoir ? En tout cas, ironie du sort puisqu’en 1972 s’ouvre au Grand Palais la fameuse exposition 60/72 : douze ans d’art contemporain en France qui, voulue par Georges Pompidou, institutionnalise une partie de la Nouvelle Figuration, signant ainsi pour ses membres les plus radicaux la mort du mouvement. Tandis que Télémaque et Erró acceptent, d’autres comme Adami et Arroyo refusent. La division est fatale. La révolution s’essouffle. »

 

Les peintres semblent avoir définitivement quitté leurs ateliers pour la maison de retraite après les engagements « d’un temps de pur idéalisme » bien révolu. Au discours de la fin, s’est greffé celui de la non-constitution en groupe : « la figuration narrative n’a jamais été un mouvement institué comme tel, rassemblant un nombre défini d’artistes sur un texte programmatique même restreint ». Adoptée comme vérité absolue, l’affirmation aboutit au maquillage des actions et des engagements collectifs historiques, ici de gauche ou d’extrême gauche. N’étant plus identifiés à un mouvement, les membres de la figuration narrative ne sont plus que des loups solitaires, enfermés dans leurs ateliers comme la masse de leurs collègues. Désintégrés, ils ne se distinguent plus de ce qui avait fait leur force. C’est ce que nous baptiserions LE SYNDROME DE LA FOULE SOLITAIRE ET DE LA DISTINCTION.

 

UN MOT POUR UN AUTRE. Au même moment, les salles voisines du Grand Palais accueillent en grandes pompes l’exposition sur Marie-Antoinette, qui a grignoté une partie de la place attribuée à la figuration narrative. Pour éviter l’ennui à tout prix, sa biographie devient un opéra tragique en trois actes. « Femme plus actuelle qu’on ne croit », la reine guillotinée est tour à tour « tendance », « bling-bling », « écolo », bien évidemment « mère » et « amoureuse » et par-dessus tout « chanteuse », mais jamais 'sans-culotte' ou 'gueuse'. En deux mots, elle est « fière et moderne ». 'Moderne' ou 'révolutionnaire', qualificatifs qui ont échappé aux tenants 'essoufflés' de la figuration narrative. Marie-Antoinette a pour une fois obtenu tous les suffrages. Il y a quelques décennies, Guy Debord s’insurgeait déjà du retour triomphal du cadavre dans Potlatch.
« MAI 1955, LA PRESSE REPUBLICAINE S’ATTENDRIT SUR LE REPUGNANT CADAVRE DE MARIE-ANTOINETTE
'L’indulgence est pour les conspirateurs, et la rigueur est pour le peuple. On semble ne compter pour rien le sang de 200 000 patriotes répandu et oublié.
Saint-Just, Rapport du 8 ventôse, an II' »

 

L’exhibition est « une ballade étourdissante et riche d’histoires ». Le mot 'histoire' est au pluriel. Au rebus, l’Histoire n’est plus cette discipline barbante et inopérante du XXe siècle, mais devient un lot de petites histoires, raconté sur la destinée royale et adroitement mis en spectacle par le scénographe, nouveau penseur de l’événement. La notion subit un travestissement pour devenir un vaste parc d’attraction de la monarchie française. Le procédé est identique pour le mouvement pictural des années 60. Alors qu’elle faisait l’objet d’âpres combats et discussions, l’Histoire est niée au profit de narrations, peintes par ces conteurs de l’âge du plastique et du vinyle.

 

LA VACCINE : « figure très générale, qui consiste à confesser le mal accidentel d’une institution de classe pour mieux en masquer le mal principiel. On immunise l’imaginaire collectif par une petite inoculation de mal reconnu ; on le défend ainsi contre le risque d’une subversion généralisée. (…) La bourgeoisie n’hésite plus à reconnaître quelques subversions localisables. » Contre la rage, le discours devient unique. Il est répété que ces peintres n’étaient pas si politisés ni à la tête des cortèges en porteurs d’oriflammes rouges… De la création historique des affiches de Mai 68, par exemple, il ne subsiste que le portrait de Daniel Cohn-Bendit, signé par Rancillac, bafouant les règles de l’Atelier Populaire et rabaissant l’opposition au régime et la grève à une icône étudiante souriante.

 

« Nous avons consacré une salle à la figuration politique, mais les artistes représentés n’ont pas été tous pour autant des soixante-huitards acharnés. (…)
Il faut entendre ce mot (politique) au sens large : entre Cueco, Voss, Erro, Télémaque, Rancillac, vingt figurations sont possibles ! Certains envisagent l’histoire comme une façon critique de faire de la peinture, d’autres comme une vision distanciée du monde. Je crois que l’on avait une vision trop figée de cette peinture, hyperpolitisée du point de vue de son discours, alors qu’en réalité elle propose des discours très différents. »

Il faut donc comprendre la maudite politique - marque de fabrique de la figuration narrative - dans un sens si large qu’il s’en trouve dénué ou dévitalisé. En cette année anniversaire de Mai 68, il n’y a pas de risque qu’elle entre dans l’arène du Grand Palais comme le sourire édenté du Chat de Chester qui faisait tourner les têtes du pays d’Alice au Pays des Merveilles.

 

LE NINISME : « J’appelle ainsi cette figure mythologique qui consiste à poser deux contraires et à balancer l’un par l’autre de façon à les rejeter tout deux. (…) Il y a ici aussi une conduite magique : on renvoie dos à dos ce qu’il était gênant de choisir ; on fuit le réel intolérable en le réduisant à deux contraires qui s’équilibrent dans la mesure seulement où ils sont formels, allégés de leur poids spécifique. » Une impasse historique concerne la guerre d’Algérie, jamais mentionnée à l’exception des peintres qui l’abordent dans leurs entretiens. Dans celui accordé à Beaux-arts magazine, Jean-Paul Ameline déclare :

 

« - Comment expliquez-vous leur impasse quasi totale sur la guerre d’Algérie ? Tous s’enflamment pour le Vietnam !
- La guerre d’Algérie a pris fin en 1962, quand ils avaient tout juste vingt ans. Le réalisme socialiste était alors l’épouvantail de toute une génération. Le temps que les choses se décantent, il s’est passé une dizaine d’années avant qu’on ose faire un tableau sur un thème politique sans avoir peur de scandaliser ou de passer pour un réactionnaire stalinien. Les livres qui paraissent sur l’Algérie étaient censurés, et c’est pour cela que Roberto Matta a peint en 1960 La Question, du nom du livre, censuré, d’Henri Alleg contre la torture. Les mouvements de solidarité avec l’Algérie en pleine guerre sont venus surtout des surréalistes qui ont organisé des meetings, défendu le réseau Jeanson, tout en se méfiant de la peinture politique. A l’époque, on ne pouvait pas évoquer celle-ci sans éveiller des soupçons de 'réalisme socialiste'. »

 

Gardons en mémoire qu’Ameline parle de peintres nés dans les années vingt et trente. En 1962, ils sont encore jeunes, mais on pourrait affirmer, sans trop se tromper, qu’ils ont fêté leurs vingt ans au début du conflit colonial. L’argument du jeunisme est peu tenable. Pour ce qui est de « l’épouvantail » ou « des soupçons » réalistes socialistes, chers à Ameline, ils ont aisément résisté à la tentation en évitant l’option dès le début de leurs carrières. De plus, pour ce qui est de la peur du scandale, soit il s’agit d’un contresens, d’un aveuglement ou d’un autre mouvement artistique. Par une distorsion chronologique étrange, il aurait fallu attendre 1972 pour une toile politique ; soit à peu près la date de la déchéance de la figuration narrative que l’on a osé qualifier de 'révolutionnaire'. Mais le moins drôle réside dans le déni historique de la guerre d’Algérie : complètement ignorée, car censurée ou réduite à l’activité des surréalistes. Cette pensée Ni-Ni va totalement à contre-courant des ouvrages historiques et des recherches récentes. Bizarrement, et contrairement aux citoyens français, ces artistes, définis comme très politisés, n’auraient pas lu les journaux - Témoignage chrétien, Le Monde, France-Soir, Paris-Match, Le Figaro, France observateur, Arts, Elle, Le Canard enchaîné, Les Lettres françaises… - ni vu de photographies, de caricatures ou aperçu d’affiches, ni entendu de Gaulle, ni été en contact avec des intellectuels, des militants ou eu un appelé dans leurs familles, ni entendu parler de putsch ou de torture, ni vu la République française voler en éclats. 

LA TAUTOLOGIE :
« La tautologie est un évanouissement à point venu, une aphasie salutaire, elle est une mort, ou si l’on veut une comédie, la 'représentation' indignée des droits du réel contre le langage. Magique, elle ne peut, bien entendu, que s’abriter derrière un argument d’autorité : (…) 'c’est comme ça, parce que c’est comme ça', ou mieux encore : 'parce que, un point c’est tout' : acte de magie honteuse, qui fait le mouvement verbal du rationnel mais l’abandonne aussitôt, et croit en être quitte avec la causalité parce qu’elle en a proféré le mot introducteur. La tautologie atteste une profonde méfiance à l’égard du langage : on le rejette parce qu’il vous manque. Or tout refus du langage est une mort. La tautologie fonde un monde mort, un monde immobile. »

En 2005, Jacques Rancière ajoute :

 

« Ce que consensus veut dire en effet, ce n’est pas l’accord des gens entre eux, mais l’accord du sens avec le sens : l’accord entre un régime sensible de représentation des choses et un mode d’interprétation de leur sens. (…) Le consensus dit qu’il n’y a qu’une réalité dont il faut épuiser les signes, qu’un seul espace, quitte à y retracer les frontières, qu’un seul temps, quitte à en multiplier les figures. En conséquence de quoi, il ne nous demande que de consentir. (…)
consensus veut dire que les données et les solutions des problèmes sont telles que tout le monde doit constater qu’il n’y a rien à discuter et que les gouvernements peuvent anticiper cette constatation qui, allant de soi, n’a même plus besoin d’être faite. »

 

Les deux commissaires ont coupé court à toutes les controverses facheuses et gommé de la photographie finale les peintres rebelles comme les ouvriers l’ont été de celle de Mai 68. Les engagements passés ne paient pas ou mènent au chaos. Les rétrospectives passées renouaient avec le sens et s’interrogeaient sur une dette possible. A présent, elles ressemblent à une mise en bière simple, une mise à distance exotique du temps où l’on croyait à l’histoire.

 

L’ART RAFFINE DE L’EUPHEMISME ET DE LA PERIPHRASE : un chat ne s’appelle plus un chat. Si l’on en juge par les précautions prises pour dire la messe, les peintres de la figuration narrative qui avaient choisi de rendre le réel problématique irritent toujours. Le sourire du Chat du Comté de Chester erre. Le spectre effrayant a ri de toutes ses dents. L’histoire et l’engagement ne sont pas solubles dans les eaux noires de l’idéologie dominante.

 

 

Céline Delas


 Roland BARTHES, Mythologies, Paris, 1957, p.239.
 Daphné TESSON, « Le Réel dans toutes ses couleurs », Le Quotidien du médecin, n°8356, 18 avril 2008, p.21.
 Jean-Pierre FRIMBOIS, « Erró », Art actuel, n°56, mai-juin 2008, p.25.
 Philippe DAGEN, « 'Figuration narrative', la révolution à l’étouffé », Le Monde, n°19672, 24 avril 2008, p.25.
 Judith BENHAMOU-HUET, « La Figuration narrative en vrac », Les Echos, n°20155, 18 avril 2008, p.12 ; « Sous les pavés, les enchères… », Idem, p.8.
 Henri-François DEBAILLEUX, « L’Esquisse d’un mouvement », Libération, n°8390, 26/27 avril 2008, p.31.
 Pierre MARCELLE, « Tripatouillons un peu les morts », Libération, n°8389, 25 avril 2008, p.33.
 Béatrice de ROCHEBOUET, « Les Allumés de la couleur dynamitent le Grand Palais. La joyeuse bande des artificiers de la couleur », Le Figaro, n°19815, 15 avril 2008, p.29.
 Jean-Louis PINTE, « La Figuration narrative. Détruire, disent-ils », Figaroscope, 23/29 avril 2008, p.31.
 Sabine GIGNOUX, « Les Bruyants bavardages de la figuration narrative », La Croix, n°38030, 15 avril 2008, p.20.
 Brigitte des ISLES, « Figuration narrative, Paris 1960-1972 », Arts actualités magazine, n°162, mai 2008, p.41.
 Sandrine FREEMAN, « La Figuration narrative : un art engagé », Gestion de fortune, n°183, juin 2008, p.65.
 François JULIEN, « Des Pinceaux en guise d’armes », VSD, 23/29 avril 2008, p.61.
 Colin LEMOINE, « La Figuration narrative enfin racontée… », L’œil, n°602, mai 2008, pp.45-46.
 Judith BENHAMOU-HUET, « La Révolution en images », op. cit., p.144.
 Guy DEBORD, Potlatch, n°20, 30 mai 1955, in, Potlatch, 1954-1957, Paris, éd.Folio, 1996, p.151.
 Séverine CUZIN-SCHULTE, Itzhak GOLDBERG, « Paris, 1960-1972 : le renouveau figuratif », entretien avec Bénédicte AJAC, Jean-Paul AMELINE, Beaux-arts hors-série La Figuration narrative au Grand Palais, avril 2008, pp.5 ; 9.
 Jacques RANCIERE, Chroniques des temps consensuels, Paris, 2005, p.8 ; 9 ; 11.