La
page
blanche

La revue n° 42 poètes du monde

poètes du monde

J.M.G. Le Clezio

 La poésie, les romans, les nouvelles sont de singulières antiquités qui ne trompent plus personne, ou presque. Des poèmes, des récits, pour quoi faire ? L’écriture, il  ne reste plus que l’écriture, l’écriture seule, qui tâtonne avec ses mots, qui cherche et décrit, avec minutie,
avec profondeur, qui s’agrippe, qui travaille la réalité sans complaisance. C’est difficile de faire de l’art en voulant faire de la science. J’aimerais bien avoir en quelque sorte un ou deux siècles de plus pour savoir.                                     

J.M.G. Le Clezio



Hors de mon crâne et de mes yeux
montaient les lentes processions d’hommes
fous et leurs bannières claquaient au vent
comme des coups de poing,
portant écrit sur la toile déchirée
« COLÈRE »

Ils marchaient en rangs serrés, lourds,
puissants comme des taureaux, et la sueur
coulait sur leurs fronts.
Ils étaient laids, mais douloureux.
La ville entière avait fui devant eux,
quittant brutalement maisons et échoppes,
abandonnant en silence tout ce qui aurait pu les encombrer.

C’était toujours la nuit et ils marchaient
sans s’interrompre, tournant et tournant
dans les ruelles vides.
Les bannières blanches claquaient sur leurs
têtes, portant écrit
« COLÈRE »
et ils semblaient d’épais vaisseaux en ruines
écroulés dans d’épouvantables
efforts de naufrages !

Ils mirent la nuit entière à mourir
et malgré la force de leurs poitrails noueux
ils tombaient les uns après les autres,
la face dans les ruisseaux,
les mains enfin desserrées.
Leurs yeux bêtes continuaient à fixer
une espèce de jour problématique, un
peu honteux, qui éclairait doucement
le velours noir des égouts.
Voilà
voilà pourquoi ils sont morts
ils sont morts pour vous.


J.M.G. Le Clezio
Introduction et poème dans « La Fièvre » - Gallimard