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blanche

La revue n° 45 atelier de traduction

atelier de traduction

Anne Sexton

Anne Sexton (1928-1974) est une écrivaine et poète américaine. Elle incarne la figure moderne du poète confessionnaliste. Sexton a ouvert la voie pour les femmes poètes, et contribué à lever le voile sur les problèmes spécifiquement féminins : notamment l’avortement, les menstruations, la masturbation féminine et l’adultère, bien avant que ces sujets soient tolérés, acceptés ou banalisés. Elle a bousculé et repoussé les frontières de la poésie. Sexton n’avait jamais été traduite en français. Plusieurs poèmes sont maintenant disponibles en ligne sur http://anne-sexton.blogspot.com/. D’autres poèmes seront ajoutés au fil du temps...

Michel Corne




The Ballad of the Lonely Masturbator

The end of the affair is always death.
She’s my workshop. Slippery eye,
out of the tribe of myself my breath
finds you gone. I horrify
those who stand by. I am fed.
At night, alone, I marry the bed.

Finger to finger, now she’s mine.
She’s not too far. She’s my encounter.
I beat her like a bell. I recline
in the bower where you used to mount her.
You borrowed me on the flowered spread.
At night, alone, I marry the bed.

Take for instance this night, my love,
that every single couple puts together
with a joint overturning, beneath, above,
the abundant two on sponge and feather,
kneeling and pushing, head to head.
At night alone, I marry the bed.

I break out of my body this way,
an annoying miracle. Could I
put the dream market on display?
I am spread out. I crucify.
My little plum is what you said.
At night, alone, I marry the bed.

Then my black-eyed rival came.
The lady of water, rising on the beach,
a piano at her fingertips, shame
on her lips and a flute’s speech.
And I was the knock-kneed broom instead.
At night, alone, I marry the bed.

She took you the way a woman takes
a bargain dress off the rack
and I broke the way a stone breaks.
I give back your books and fishing tack.
Today’s paper says that you are wed.
At night, alone, I marry the bed.

The boys and girls are one tonight.
They unbutton blouses. They unzip flies.
They take off shoes. They turn off the light.
The glimmering creatures are full of lies.
They are eating each other. They are overfed.
At night, alone, I marry the bed.



La ballade de la masturbatrice solitaire

La fin de la liaison, c’est toujours la mort.
Il est mon atelier. Oeil glissant,
de la tribu de moi-même mon souffle
te trouve parti. Je fais horreur
à ceux qui se tiennent là. Je suis nourrie.
La nuit, seule, je me marie avec le lit.

Doigt à doigt, maintenant il est à moi.
Il n’est pas trop loin. Il est ma rencontre.
Je le bats comme une cloche. Je m’allonge
sous la tonnelle où tu avais l’habitude de le monter.
Tu m’empruntais sur le tapis de fleurs.
La nuit, seule, je me marie avec le lit.

Prends par exemple cette nuit, mon amour,
que chacun des couples compose
dans un retournement conjoint, dessous, dessus,
à deux avec abondance sur l’éponge et la plume,
s’agenouillant et poussant, tête contre tête.
La nuit, seule, je me marie avec le lit.

J’éclate hors de mon corps de cette façon,
un miracle agaçant. Pourrais-je
mettre le marché du rêve à l’affiche ?
Je suis étalée. Je crucifie.
Ma petite pomme, c’est ce que tu disais.
La nuit, seule, je me marie avec le lit.

Alors ma rivale aux yeux noirs arriva.
La dame de l’eau, se levant sur la plage,
un piano au bout des doigts, la honte
sur les lèvres et le discours de la flûte.
Et j’étais le balai cagneux à la place.
La nuit, seule, je me marie avec le lit.

Elle t’a pris comme une femme prend
une robe bon marché du présentoir
et je me suis brisée comme une pierre se brise.
Je rends tes livres et ton attirail de pêche.
Le journal du jour dit que vous êtes mariés.
La nuit, seule, je me marie avec le lit.

Les garçons et les filles ne font qu’un, ce soir.
Ils déboutonnent les corsages. Ils ouvrent les braguettes.
Ils retirent les chaussures. Ils éteignent la lumière.
Les créatures luisantes sont pleines de mensonges.
Ils se mangent les uns les autres. Ils sont trop nourris.
La nuit, seule, je me marie avec le lit.





Her Kind

I have gone out, a possessed witch,
haunting the black air, braver at night;
dreaming evil, I have done my hitch
over the plain houses, light by light:
lonely thing, twelve-fingered, out of mind.
A woman like that is not a woman, quite.
I have been her kind.

I have found the warm caves in the woods,
filled them with skillets, carvings, shelves,
closets, silks, innumerable goods;
fixed the suppers for the worms and the elves:
whining, rearranging the disaligned.
A woman like that is misunderstood.
I have been her kind.

I have ridden in your cart, driver,
waved my nude arms at villages going by,
learning the last bright routes, survivor
where your flames still bite my thigh
and my ribs crack where your wheels wind.
A woman like that is not ashamed to die.
I have been her kind.




Son genre

Je suis sortie, sorcière possédée,
hantant l’air noir, plus courageuse la nuit ;
rêvant le mal, j’ai fait mon chemin
par-dessus les maisons ordinaires, lumière après lumière:
pauvre chose solitaire, avec mes douze doigts, oubliée.
Une femme comme ça n’est pas une femme, vraiment.
J’ai été de son genre.

J’ai trouvé les grottes chaleureuses dans les bois,
je les ai remplies de poêles, de figurines, d’étagères,
de placards, de soieries, d’innombrables biens ;
j’ai préparé le souper pour les vers et les elfes :
pleurnichant, en réarrangeant les mal alignés.
Une femme comme ça est mal comprise.
J’ai été de son genre.

Je suis montée dans ton chariot, conducteur,
j’ai fait signe avec mes bras nus aux villages qui défilaient,
découvrant les dernières routes étincelantes, survivante
là où tes flammes mordent encore ma cuisse
et mes côtes craquent où tes roues s’entortillent.
Une femme comme ça n’a pas honte de mourir.
J’ai été de son genre.





The Truth the Dead Know

For my mother, born March 1902, died March 1959
and my father, born February 1900, died June 1959


Gone, I say and walk from church,
refusing the stiff procession to the grave,
letting the dead ride alone in the hearse.
It is June. I am tired of being brave.

We drive to the Cape. I cultivate
myself where the sun gutters from the sky,
where the sea swings in like an iron gate
and we touch. In another country people die.

My darling, the wind falls in like stones
from the whitehearted water and when we touch
we enter touch entirely. No one’s alone.
Men kill for this, or for as much.

And what of the dead? They lie without shoes
in their stone boats. They are more like stone
than the sea would be if it stopped. They refuse
to be blessed, throat, eye and knucklebone.




La vérité que les morts connaissent

Pour ma mère, née en mars 1902, décédée en mars 1959
et mon père, né en février 1900, décédé en juin 1959


Partis, je dis et m’éloigne de l’église,
refusant la procession rigide vers la tombe,
laissant le défunt voyager seul dans le corbillard.
C’est le mois de juin. Je suis fatiguée d’être courageuse.

Nous roulons vers Cap Cod. Je me revigore
là où le soleil ruisselle du ciel,
où la mer oscille comme un portail en fer
et nous nous touchons. Dans un autre pays, des gens meurent.

Mon chéri, le vent s’abat comme des pierres
venant de l’écume blanche de l’eau et quand nous nous touchons
nous entrons entièrement en communion. Personne n’est seul.
Les hommes tuent pour cela, ou pour autant.

Et qu’en est-il des morts ? Ils sont allongés sans leurs chaussures
dans leurs embarcations de pierre. Ils sont plus comme de la pierre
que la mer le serait si elle s’arrêtait. Ils refusent
d’être bénis, gorge, oeil et articulation.



Traduction de Michel Corne. La vérité que les morts connaissent, 04/2011
Source et notes explicatives anne-sexton.blogspot.com/2011/04/la-verite-que-les-morts-connaissent.html

Texte original d’Anne Sexton. The Truth the Dead Know, All My Pretty Ones, 1962