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Aloysius Bertrand (1807–1841) : L’Inventeur du Poème en Prose
Né le 20 avril 1807 à Ceva, dans le Piémont italien, d’un père officier napoléonien et d’une mère italienne, Aloysius Bertrand (de son vrai nom Louis Jacques Napoléon Bertrand) passe son enfance et sa jeunesse à Dijon. Il y étudie au collège royal et se passionne très tôt pour la littérature, la peinture et la gravure, notamment l’œuvre de Rembrandt et de Callot, qui inspirera profondément son style.
À 21 ans, la mort de son père le contraint à devenir le chef de famille. Malgré des débuts difficiles, il se lie d’amitié avec Victor Hugo et Sainte-Beuve, qui reconnaissent son talent. En 1833, il s’installe à Paris, où il collabore à des journaux et tente de faire publier Gaspard de la Nuit, un recueil de poèmes en prose qu’il a commencé dès 1828. Malade, pauvre, et incompris de son vivant, il meurt de la tuberculose le 29 avril 1841, à seulement 34 ans. Gaspard de la Nuit ne sera publié qu’en 1842, grâce à l’intervention de ses amis, notamment David d’Angers et Sainte-Beuve.
Ce recueil, sous-titré Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, est aujourd’hui considéré comme l’acte de naissance du poème en prose moderne. Bertrand y mêle onirisme, fantastique, médiévalisme et satire sociale, créant un univers où se croisent gnomes, pendus, maçons, et figures mystérieuses. Son influence sera immense : Baudelaire, dans Le Spleen de Paris, lui rendra hommage, et les surréalistes (Breton, Magritte) le célébreront comme un précurseur. Ravel, quant à lui, mettra en musique trois de ses poèmes (Ondine, Le Gibet, Scarbo), créant ainsi un chef-d’œuvre du répertoire pianistiqueen.wikipedia.org+3.
Cinq Textes Intégraux
1. Ondine
*« Écoute ! — Écoute ! — C’est moi, c’est Ondine qui frôle de ces gouttes d’eau les losanges sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune ; et voici, en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple à son balcon la belle nuit étoilée et le beau lac endormi.
— Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l’air.
— Écoute ! — Écoute ! — Mon père bat l’eau coassante avec une branche d’aulne en verte saie, et mes sœurs caressent de leurs bras d’écume les fraîches îles de nénuphars, de mousse ou de glaïeuls.
— Ma mère froisse un flux de robes de satin vert et rose, et mes frères poursuivent des écrevisses d’or dans les cavernes de cristal des sources.
— Et maintenant, comme moi, tu vas te taire, et me laisser murmurer ma chanson.
— Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son anneau à mon doigt pour être l’époux d’une Ondine, et de visiter avec elle son palais pour être le roi des lacs.
— Et comme je lui répondais que j’aimais une mortelle, boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s’évanouit en giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus. »*blog.ac-versailles.fr+2
2. Scarbo
*« Oh ! que de fois je l’ai entendu et vu, Scarbo, lorsqu’à minuit la lune brille dans le ciel comme un écu d’argent sur une bannière d’azur semée d’abeilles d’or !
Oh ! que de fois j’ai entendu bourdonner son rire dans l’ombre de mon alcôve, et grincer son ongle sur la soie des courtines de mon lit !
Oh ! que de fois je l’ai vu descendre du plafond, pirater sur mon lit, sauter sur le plancher, puis traverser la chambre en roulant comme un baril !
Peu s’en faut aussi que je ne l’aie senti frôler mon oreille de son aile de chauve-souris, en me disant : « Veux-tu que nous allions ensemble visiter la belle endormie qui dort là-haut, dans la chambre voisine de la tienne, et qui n’attend que toi pour s’éveiller ? » »*fr.wikipedia.org+1
3. Le Gibet
« Que vois-je remuer autour de ce gibet ? — Faust. Ah ! ce que j’entends, serait-ce la bise nocturne qui glapit, ou le pendu qui pousse un soupir sur la fourche patibulaire ? Serait-ce quelque grillon qui chante tapi dans la mousse et le lierre stérile dont par pitié se chausse le bois ? Serait-ce la cloche qui tinte à minuit dans le clocher voisin, ou le hibou qui rit, perché sur le faîte du toit ? Serait-ce un chien qui hurle au loin, ou le vent qui pleure dans les branches ? — Faust. Ah ! ce que j’entends, serait-ce l’âme du pendu qui s’envole vers le ciel, ou son dernier soupir qui s’exhale dans la nuit ? » fr.m.wikisource.org+2
4. Un rêve
« Il était nuit. Ce furent d’abord, — ainsi j’ai vu, ainsi je raconte, — une abbaye aux murailles lézardées par la lune, — une forêt percée de sentiers tortueux, — et le Morimont grouillant de capes et de chapeaux. Ce furent ensuite, — ainsi j’ai vu, ainsi je raconte, — un cloître où des moines en robe de bure chuchotaient des patenôtres, — une église où des pénitents noirs allumaient des cierges, — et moi, que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue. Mais moi, la barre du bourreau s’était, au premier coup, brisée comme un verre, les torches des pénitents noirs s’étaient éteintes sous des torrents de pluie, la foule s’était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides, — et je poursuivais d’autres songes vers le réveil. » fr.wikisource.org+2
5. Le Maçon
*« Le maçon Abraham Knupfer chante, la truelle à la main, dans les airs échafaudé, — si haut que, lisant les vers gothiques du bourdon, il nivelle de ses pieds et l’église aux trente arcs-boutants, et la ville aux trente églises.
— Le maître Maçon. — Regardez ces bastions, ces contreforts ; on les dirait construits pour l’éternité. » *poemes.co+2
Pour aller plus loin
- Œuvres clés : Gaspard de la Nuit (1842, posthume).
- Thèmes : Le rêve, la nuit, le fantastique, le médiéval, la mort, l’artisanat poétique.
- Style : Prose rythmée, images visuelles, mélange de réalisme et de surnaturel.
- Héritage : Baudelaire, Mallarmé, les surréalistes, Ravel.
Un mot pour finir : Bertrand écrivait « La gloire ne sait point ma demeure ignorée, / Et je chante tout seul ma chanson éplorée, / Qui n’a de charme que pour moi. » Pourtant, son œuvre, comme une lune oubliée, éclaire encore nos nuits.