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AUTEUR-E-S - Index I

2 - Constantin Pricop

DIRECTION CRITIQUE ( )

Direction critique ( )


 Nous avons examiné le mouvement littéraire de notre époque, mais dans l'état actuel des choses en Roumanie, une discussion réaliste sur n'importe quel secteur de la vie sociale ne peut ignorer l'évolution de l'ensemble de la communauté. Une tendance morale commune peut être observée à tous les niveaux de la société. Elle est le résultat du mélange d'influences culturelles hétérogènes, agissant de manière synchronisée, sans possibilité de synthèse viable. Sans doute peut-on trouver de tels états de fait dans d'autres sociétés - mais ce qui manque dans ce cas, c'est l'existence de groupes, plus ou moins importants, qui s'orientent selon d'autres convictions morales. Ces groupes insularisés privilégieraient une culture distincte, et leur sort signifierait soit l'assimilation à la majorité, soit, au contraire, l'imposition d'une nouvelle direction d'évolution.   Dans notre pays, bien que le désir de se distinguer soit partout remarqué, l'uniformité prévaut partout. L'essence de ce paradoxe apparaîtra bientôt. *

Il ne fait aucun doute que les différences de statut économique entre les individus sont de plus en plus marquées. Alors que le niveau de vie de certains est de plus en plus bas, d'autres vivent dans une immense richesse. Mais les riches roumains d'aujourd'hui, qui ont amassé leur fortune par des moyens douteux, ne sont pas différents, dans leur esprit, du commun des mahalagiii. Il est difficile de trouver aujourd'hui des exemples de personnes riches qui ont amassé leur fortune grâce à une spécialisation dans un domaine lucratif, grâce à un travail surhumain, grâce à une créativité inégalée dans leur domaine, etc. Je ne sais même pas si, dans l'état actuel de la Roumanie, il serait possible de s'enrichir de la sorte par des moyens strictement légaux. Il est donc devenu normal de découvrir de nouveaux cas de corruption, d'abus, de trafic d'influence, de falsification, etc. - dans une partie de la vie collective et dans une autre, tout comme un manteau usé et pourri ne cesse de se déchirer ici et là, quelle que soit la rapidité avec laquelle on colmate les brèches. Dans ces conditions, la classe supérieure (matériellement supérieure, car les "élites", comme on les appellerait dans une société normale, sont les riches post-communistes à la barbe post-communiste) a en fait tous les traits des pauvres qui veulent paraître plus formidables qu'ils ne le sont. Même s'ils ont beaucoup d'argent, les riches Roumains d'aujourd'hui ne l'utilisent pas à des fins que des hommes d'affaires de calibre dans d'autres parties du monde utiliseraient, ils ne créent pas de mécanismes économiques et financiers plus efficaces, plus productifs, ils n'investissent pas dans l'économie nationale (ceux qui le font sont peu nombreux), ils ne créent pas de fondations mémorables qui portent leur nom, ils ne lancent pas d'actions caritatives... Ce que font nos riches, c'est, à une autre échelle bien sûr, ce que ferait n'importe quel malheureux habitant d'un bidonville. Ils profitent de leur situation économique pour... se faire plaisir. Ce mot d'origine turque souligne un trait de caractère hérité de l'époque où le pays était turc... Celui qui possède plus que les autres ne s'enrichit pas intérieurement, il ne devient pas un autre - il ne fait qu'amplifier ses prétentions et ses caprices d'humble. Il reste un individu dont la satisfaction suprême est de se montrer, de se montrer, de montrer au bidonville combien il est grand, combien il a réussi à "s'en sortir". Et cela se voit dans ses moindres gestes. Si l'homme riche en transition construit une maison, il ne s'intéressera pas à une construction de bon goût (le goût est aussi une forme de modestie), exprimant quelque chose de spécifique, une personnalité projetée dans un certain espace, mais il paiera pour quelque chose de plus grand, de plus long, de plus large, de plus haut, de plus massif que ce que les autres ont. Pour rien au monde, il n'accepterait un bâtiment raffiné, subtil, avec des caractéristiques spécifiques - il opterait pour quelque chose de grand, d'opulent. Ses aspirations ne sont pas le raffinement, le goût (il ne le perçoit même pas !) mais le besoin de laisser les autres sans voix, le besoin de montrer qui il est... le patron... S'il a les moyens de passer ses vacances où il veut, il ne choisira pas un endroit où il se sent vraiment bien (mais les personnages de ce genre ne se sentent bien que là où les publicités pompeuses leur disent à quel point ils se sentent... bien !), où il découvre une oasis de paix et de tranquillité, mais il ira là où l'on dit que c'est le plus cher - dans les stations aux noms les plus pompeux et les plus coûteux ! La bouche du monde est le seul outil d'orientation de nos concitoyens. Il ira donc forcément sur la Côte d'Azur, aux Bahamas, ou ailleurs - pourvu que ce soit un endroit dont on parle, qui est à la mode, qui est désiré par tous ceux qui sont de la même trempe, qui ont la même structure d'âme - et qui ont les moyens de s'y rendre... Et jusqu'aux prochaines vacances du même genre, il ne manquera pas d'évoquer, en passant ou à brûle-pourpoint, les noms ronflants des stations où il a fondu son argent.

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Qu'est-ce que tout cela montre ? Une culture de personnages extravertis, intéressés par le spectacle social en l'absence de vie intérieure, de préoccupations spirituelles. Des tempéraments de comédiens, intéressés par l'effet de leurs mouvements sur le public. La vie intérieure n'est pas un obstacle. Il n'y a pas de place ici pour l'âme ou les complications intellectuelles. Qui perd son temps avec cela ? L'accent est mis sur la performance immédiate, sur ce que les autres voient, sur l'impression que les autres doivent faire - et les autres construisent leurs impressions selon les mêmes critères. D'où les conclusions des sociologues qui ont tenté de comprendre ce type de société. D'où l'aspect grégaire dont parle Rădulescu-Motru, d'où le manque de dramatisme de ceux qui transigent tout, selon Mihail Ralea, d'où la dissociation de la forme et du contenu de Maiorescu, de son pseudo-land, de Matei Călinescu et ainsi de suite.

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Tout cela est-il sans rapport avec le monde littéraire ? Les valeurs littéraires se révèlent au fil du temps et font l'objet d'une sélection de plus en plus impitoyable au fil des années. Ce qui est honoré aujourd'hui n'intéressera peut-être plus personne demain. Cela supposerait une certaine modestie, une ambition intérieure orientée vers la construction, l'évolution, un chemin vers la profondeur, etc. Une attitude qui suppose la sobriété, la problématisation, etc. Il veut être rapidement reconnu comme un grand écrivain, un écrivain brillant de valeur mondiale, voire cosmique... Il veut être... canonique... Il trouve rapidement certains de ses pairs, parmi lesquels des soi-disant critiques qui confirmeront subtilement ses aspirations. Des groupes d'intérêts bien articulés se créent, garantissant des avantages mutuels. Ces avantages sont à première vue bénins, la satisfaction d'égos naïfs. Mais seulement à première vue, car aujourd'hui personne ne se contente de parler - il y a plusieurs groupes, chacun avec... ses propres orateurs. Il faut des incitations matérielles, des avantages d'une nature ou d'une autre. Ils proviennent de l'argent public - rarement de sponsors privés, naïfs ou intéressés. C'est ainsi que les rouages, les jeux de pouvoir et ce domaine de notre vie sociale deviennent visibles. *

L'écrivain, comme tout artiste, est censé être un fervent chercheur d'originalité, de mode d'expression personnel, de singularisation profonde et authentique. Rien de commun, donc, avec le fandom des autres catégories de notre société, de ceux qui aspirent à être "plus moisis". Le désir de singularité des parvenus n'est en réalité qu'une aspiration encore plus forte à l'intégration dans le troupeau, où il ne s'agit pas d'être singulier par rapport aux autres, mais de s'intégrer plus complètement au groupe, d'en être le centre, le principal représentant.  La tendance générale au grégarisme, associée au désir de gagner des positions au sein du groupe, favorise l'imitation. Ceux qui veulent être en tête du peloton suivent les modèles de ceux qui sont en vogue à ce moment-là. Ils veulent être différents, mais différents... selon le modèle gagnant ! Il ne s'agit pas d'innovation, de recherche personnelle... Il s'agit plutôt de prendre des risques, d'essayer de trouver sa propre voie, ce qui ne garantit pas le succès. Poursuivre son propre agenda, c'est prendre des risques et avoir trop peu de chances de remporter des honneurs rapides. Il s'agit là encore d'un comportement généralisé. Ce qui réussit actuellement est rapidement identifié et rapidement imité avec enthousiasme. Si vous regardez autour de vous, vous découvrirez une véritable jubilation de l'imitation. Se déguiser, fréquenter certains bars, partir en vacances. De la fréquentation des centres de remise en forme, de l'adoption de régimes, de l'achat de certaines marques de voitures à des modèles littéraires. Il est vrai que dans le cas de ces derniers, l'inertie est plus grande, ils sont suivis, mais après s'être installés durablement dans d'autres lieux, ou même après avoir été à l'origine des idées en question, ils ont commencé à décliner. On pourrait penser que le phénomène est inévitable dans les domaines de la poésie et de la prose, où une fois que les leaders d'opinion du monde donnent le ton, toute la littérature mondiale commence à faire chorus avec eux. Ce sont ces courants artistiques que le monde entier des vulgarisateurs des impulsions venant des grandes littératures imite, après les avoir imposées. Y compris nous. Nous n'avons que très rarement suivi les littératures imitées. Dans une certaine mesure, pendant la période d'avant-garde de la première moitié du siècle dernier. Mais cette soif inextinguible d'imitation s'affirme aussi là où l'on s'y attend le moins. Dans le domaine de la théorie. Nos lettres portent des vagues d'imitation de tendances théoriques réussies dans les débats internationaux. Il est méritoire, sans doute, de se tenir au courant de tout ce qui se passe dans le monde. Il serait encore plus méritoire d'avoir ses propres points de vue dans ces domaines. Mais il est décevant de se rendre compte que l'on est toujours dans la catégorie des "faiseurs", que l'on ne peut jamais être que la caisse de résonance des penseurs. Ailleurs. Et de présenter comme de grandes victoires ces exercices d'imitation qui, tout au plus, modifient ici ou là une nuance de l'image copiée. Il y a eu la vague structuraliste. La vague postmoderniste est passée. L'imitation se pratique désormais après une lecture lointaine... Une fois celle-ci passée, la prochaine mode apparaîtra, et la nôtre sera sans doute la prochaine mode que notre peuple aura à cœur d'imiter. Que reste-t-il de tout cela ? Le bijou de déjà-vu devenu permanent, érigé en panneau repeint sur lequel on peut écrire à nouveau, originalité, puissance créatrice, pensée créatrice, indépendance d'esprit. En d'autres termes, exactement ce qui manque.


Constantin Pricop