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AUTEUR-E-S - Index I

2 - Constantin Pricop

DIRECTION CRITIQUE (XXX)



 Direction critique (XXX)


 En ce qui concerne les remarques sur le comportement grégaire, le manque d'indépendance d'esprit sur lequel j'ai insisté à plusieurs reprises, on peut répondre, bien sûr, qu'il existe aussi des points de vue propres, défendus par des personnes qui évaluent la réalité de manière pénétrante... De tels points de vue ont toujours existé et existeront toujours. C'est seulement qu'il n'est pas possible de faire circuler des points de vue indépendants face à des majorités écrasantes qui ne s'écartent jamais de la mentalité commune et sans une culture de l'acceptation des opinions divergentes, du dialogue et de la confrontation honnête. Les processus intellectuels sont indubitablement déterminés par la coutume sociale que nous connaissons, par les regroupements en groupes et en cliques, par les associations, qui sont toujours plus importantes que l'individu. Soyons clairs, il ne s'agit pas de solidarité - la dissociation de Rădulescu-Motru entre solidarité et esprit de troupeau est toujours d'actualité. Là où les gens ne pensent pas par eux-mêmes, il ne peut y avoir d'autre forme d'agrégation collective. D'un autre côté, pour fermer le cercle, là où il n'y a pas d'autre façon de penser, il ne faut pas s'attendre à d'autres modes de socialisation...

*

L'incapacité de vivre avec soi-même, le besoin permanent de penser en chœur avec d'autres pour exprimer une opinion, le besoin de faire partie d'un groupe, de le soutenir et de sentir son soutien à tout moment, est sans aucun doute lié à notre tempérament et est si fort qu'il devient une condition d'existence même là où l'activité principale devrait être... La capacité de penser avec ses propres forces... Combien de ceux qui prétendent être de vrais intellectuels mènent leur vie selon le principe de dignité personnelle établi par la carrière qu'ils ont décidé de suivre ? Combien ont la force d'ignorer la marginalisation, de se tenir à l'écart des clans, des groupes d'intérêt, des gangs ? Combien cessent tout simplement d'exister s'ils sont mis à l'écart des gangs et des complicités disqualifiantes ? Cette question s'applique à tous les niveaux de la société.   Elle est également valable pour ceux dont on dit qu'ils créent leur propre monde dans la solitude créative - les écrivains. Combien d'entre eux se retranchent dans l'austérité de l'écriture, et combien ont pour activité principale l'obtention d'avantages d'une nature ou d'une autre à partir de leur métier, la littérature... la littérature artistique, gagner... des concours dont les lauréats sont connus à l'avance ? Combien ne sont-ils pas hyperspécialisés dans les échanges d'intérêts et de faveurs ? Dans ces conditions, il est difficile de s'imposer à "celui qui pense seul", pour reprendre la formule d'un poète bien connu... Penser... en commun, ceux qui, au lieu de penser par eux-mêmes, pratiquent l'humble intégration aux deux ou trois idées du groupe, est actuellement prédominant. Aujourd'hui, dans le monde des créateurs littéraires, on peut compter sur les doigts d'une main ceux qui sont capables de suivre leur destin quelles que soient les conditions, qui n'ont pas besoin d'accessoires et qui en offrent à leur tour - tout cela parce qu'ils ne peuvent pas survivre autrement - non pas dans la vie quotidienne, à cause des privations de toutes sortes, mais dans la vie littéraire, qui a pris l'allure d'un marché aux puces... * Un autre aspect de la mentalité locale qui mérite d'être examiné concerne l'attitude "étrangers". Tout d'abord, il convient de clarifier la signification du terme "étranger". Un étranger peut être quelqu'un qui a des coutumes complètement différentes, une morale différente, une éducation différente, une vision du monde différente - en un mot, les étrangers sont des personnes avec lesquelles vous n'avez rien en commun. Les Européens et ceux qui ont adopté un mode de vie similaire à celui des Européens ne peuvent pas être de parfaits étrangers pour nous. Ils sont "différents", ils présentent une variante de ce que nous sommes (ou voudrions être), ils mettent en évidence des traits qui particularisent les uns ou les autres, mais ils ne peuvent pas être entièrement et totalement différents. La pensée rudimentaire, en revanche, rejette l'autre sur d'autres critères. Non pas parce qu'il devient un danger par les différences qu'il pourrait ou voudrait imposer, mais parce qu'il a une autre nationalité sur son passeport, parce qu'il parle une autre langue, parce qu'il vit entre d'autres frontières. Ils deviennent les dangereux étrangers contre lesquels nous devons... nous défendre... D'où toute une mythologie de l'étranger, une mythologie qui transcende les mérites personnels, les valeurs que nous prétendons au contraire respecter en faveur d'autres... "qualités" telles que celles mentionnées ci-dessus - nationalité, religion, langue maternelle. Ce n'est pas un mérite d'être né dans une certaine partie du monde, d'avoir une certaine carte d'identité ou une certaine langue parlée dans la famille. Mais nos nationalistes pensent le contraire. C'est une attitude facile à remarquer, surtout après l'entrée de la Roumanie dans l'UE et surtout après les suggestions de certains... penseurs (si on peut les appeler ainsi). Des platitudes telles que le fait que cette association d'États, l'Union européenne, revendique notre engagement à respecter les valeurs que les autres Européens respectent - et que, disons-le, nous prétendons aussi (Caragiale nous montre qu'il n'en a jamais été ainsi...) que nous respectons, que nous soyons associés à l'UE ou non. Il est facile de voir d'où viennent ces attitudes anti-européennes. C'est précisément de la nature purement déclarative des principes qui n'ont jamais été pleinement respectés, seulement imités, de la pseudo condition dans laquelle nous nous sommes trouvés et nous nous trouvons encore, comme l'a dit Matei Călinescu. Des pseudo-Européens qui sursautent lorsqu'on leur demande de respecter des valeurs et des principes qui, sur le continent, sont depuis longtemps devenus monnaie courante et font partie de la vie quotidienne. Mais ceux-ci, voyez-vous, restreignent nos libertés spécifiques :  le clientélisme, l'accaparement des postes publics par des groupes d'intérêt, le trafic d'influence, l'anarchie, le vol et tout le reste de cette catégorie (un personnage désormais célèbre, en dessous de tout niveau intellectuel, a affirmé, pour éclairer une fois de plus les Européens imbéciles, que cela faisait partie de... notre culture... ; et même si c'était le cas, l'aveu n'est pas venu comme une auto-incrimination mais, au contraire, comme une forme de paresse insolente). C'est l'anti-européanisme de ces dernières années. Le souverainisme est une révolte contre ceux qui n'acceptent pas que nous ayons nos voleurs, nos incompétents, nos faillis... *

La réaction contre les étrangers était explicable lorsque des hordes migratoires passaient l'une après l'autre sur ces terres, lorsque de grands empires dépeçaient des territoires et enlevaient des populations au pays. Mais il est naturel que les opinions évoluent avec le temps. Sinon, tous les slogans d'antan redeviennent d'actualité et nous accusent à nouveau de céder aux clichés. Les étrangers viennent nous dire ce qu'il faut faire. (C'est-à-dire qu'ils nous demandent d'avoir des lois condamnant la corruption, le vol, etc. (Mais qui a négocié la cession de ces richesses pour des clopinettes pour le pays en échange des énormes pots-de-vin cachés dans des banques étrangères par ceux-là mêmes qui revendiquent aujourd'hui la perte de... l'indépendance ? Qui est chargé aujourd'hui de récupérer les richesses cédées pour rien et les sommes reçues par les corrompus ?) Les étrangers coupent nos forêts (mais pourquoi les escrocs roumains qui font du commerce illégal de bois roumain ne finissent-ils pas en prison ? Pourquoi, sous tous les gouvernements, continuent-ils à "travailler" ?) Shamd. *

Dans l'esprit de certaines personnes "simples", tout ce qui vient de l'extérieur est perçu comme un danger, un ennemi, une entreprise perfide, et les étrangers, d'où qu'ils viennent, sont automatiquement considérés comme malveillants, avec des intentions cachées, agressifs, etc. Cette mentalité donne lieu à une inversion tout aussi dommageable : ceux qui vous sont associés d'une manière ou d'une autre, par la race, la langue, la nationalité, une communauté d'intérêts quelconque, etc. deviennent automatiquement meilleurs que n'importe quel "étranger", dans n'importe quelle situation, dans n'importe quelle circonstance... Le rejet de ceux "de l'extérieur" devient l'appât de ceux "de l'intérieur". Ce qui est triste, c'est que l'on retrouve cette façon de penser chez les écrivains, par exemple, où les nôtres ne sont jamais mis sur le même plan que les leurs. Il s'agit d'auteurs étrangers, nous ne pouvons pas les comparer aux auteurs roumains, nous ne les mettons pas sur le même plan ou sur un plan différent. Les nôtres sont meilleurs, parce qu'ils sont... les nôtres... Et ils écrivent en roumain... Est-ce qu'un prosateur anglais ou allemand peut faire cela ? Au lieu d'évaluer les individus, leurs performances, leurs qualités, la vie se transforme en une arène où s'affrontent les passeports, les langues, les religions, etc... D'un côté, il y a leurs supporters, de l'autre "les nôtres"... Même si les scènes aberrantes des matchs de football ne sont pas visibles, les mentalités sont les mêmes.   


 Constantin Pricop