Le dépôt
Le jeune Fondane (I)
B. Fundoianu est l'un des rares écrivains roumains à avoir eu une double carrière littéraire : certains de ses textes ont été écrits en roumain, d'autres en français. L'étude du rapport entre ses écrits en roumain et ceux en français devient donc indispensable pour une bonne compréhension de cette personnalité. Si, à première vue, le « passage » d'une langue à l'autre n'est qu'un changement de vêtement linguistique, l'« être » de l'écrivain restant le même (n'a-t-on pas dit de Panait Istrati qu'il est... un écrivain roumain dans un vêtement linguistique français ?), en réalité, ces transferts sont plus compliqués. Pour l'écrivain, la langue n'est pas, comme on le sait, un simple outil que l'on peut remplacer sans problème. Elle est la colonne vertébrale de l'ego de l'écrivain ; changer la langue dans laquelle l'écrivain s'exprime entraîne des changements significatifs, un remodelage de la personnalité créatrice. L'étude de la façon dont la personnalité créatrice se « multiplie » en apparaissant sous une nouvelle forme n'est bien sûr pas sans intérêt. L'examen des textes significatifs pour B. Fundoianu peut constituer un premier pas dans une telle recherche. Avant de devenir écrivain de langue française, B. Fundoianu travaille fébrilement en roumain comme critique littéraire, essayiste et gazetariste. Il émigre en France en 1923, à l'âge de 25 ans, après avoir publié Imagini și cărți din Franța in Romania en 1921, un livre qui a provoqué une réaction en raison des déclarations sur la littérature roumaine contenues dans la préface. Quelles sont les choses « scandaleuses » que l'auteur de 23 ans a dites dans la préface tant vantée ? Suivons l'enchaînement de ses arguments. Tout d'abord, Fundoianu réitère ses déclarations sur les relations entre les littératures roumaine et française. Plus précisément, il s'agit du caractère de pure imitation de la littérature française par la littérature roumaine. La « découverte » de cette dépendance, comme le souligne l'auteur lui-même, n'est pas de son fait. Elle avait été remise en question avec véhémence, par exemple, par l'une des figures de proue de l'époque : Nicolae Iorga. Dans son étude, Fundoianu ne contredit pas l'historien massif, mais radicalise seulement le sens de ses observations. Il ne s'agit pas d'influence, de symbiose, affirme le jeune critique, mais de parasitisme. « Je ne veux pas affirmer ici, ce qui est une vieille chose, que notre littérature vit avec celle de la France dans une agréable symbiose ; cela signifierait, si l'on respecte le sens du mot emprunté à la botanique, qu'elles vivent en commun, dans un mariage, et que l'une sert l'autre. L'histoire de la littérature est là pour nous dire que notre littérature n'a été que parasitisme. D. Iorga a admirablement remarqué combien nous étions français avec Logofat Conachi, lamartiniens avec Bolintineanu, hugolâtres avec Alecsandri. La liste est longue. Bălcescu n'a pas oublié Lamennais, pas plus que Costache Negruzzi n'a oublié Prosper Mérimée, Macedonski a commencé avec Musset et a fini avec Mallarmé. De 1900 à aujourd'hui, le paysage littéraire doit son orientation et sa substance à Baudelaire, Verlaine et Laforgue. » Rarement, cependant, la littérature roumaine s'est trouvée en mesure de se libérer de cette intimité trop étouffante. « Par deux fois, notre littérature a tenté d'échapper à ce coït trop excessif : une fois avec Filimon, qui a apporté le romantisme allemand dans son bagage littéraire, et la deuxième fois avec Eminescu, la figure représentative de toute l'idéologie des Conversations Littéraires. » Le fait qu'Eminescu se développe dans un milieu culturel autre que celui de la littérature roumaine lui semble douloureux, et la tentative d'Iorga de lutter contre l'influence française évidente est inutile. « Il est douloureux que notre seul écrivain brillant ait germé dans un autre arbre, qu'il ait grandi dans un autre cocon que celui dans lequel notre littérature s'est habituellement développée. Mais cela ne change rien à la réalité, et M. Iorga a commis un acte insensé en luttant contre l'influence de la culture française dans notre pays ». Pourquoi serait-ce insensé ? Parce qu'« une culture peut donner des orientations et des conseils, des matériaux et des stimulants, mais elle ne crée pas d'hommes de génie ». D'ailleurs - grâce à quel hasard chimique - Eminescu, qui appartenait à la littérature allemande, était un miracle - tout comme, d'ailleurs, le logopède Conachi, l'homme de l'autre race, était un maniaque ». Et, après avoir constaté que le génie d'Eminescu n'a pas changé l'ordre des influences, il proclame notre impossibilité d'assimilation, l'absence de talents remarquables, etc. « Notre culture compte donc un génie - mais il n'a pas poussé vers le Rhin le bateau de notre histoire littéraire, resté sur les rives de la civilisation française. Si notre littérature a été un parasitisme continuel, ce n'est pas la culture de la France qui est à blâmer, mais notre incapacité à assimiler - plus : le manque de talents remarquables capables de transformer une nutrition étrangère en quelque chose d'ordonné et de correct. l'absence de talents remarquables capables de transformer une nutrition étrangère en quelque chose d'ordonné et de correct ». Et l'auteur de se demander, de manière rhétorique, si nous n'avons pas ne manquons pas... l'âme, « une âme différente et personnelle », « puisque nous ne pouvons pas créer une littérature qui se tienne par elle-même sans aucune attache extérieure » ? Et il ajoute, sous peine d'être mal compris : « Qu'on ne dise pas que l'allusion ne condamne que les « symbolistes ». Comme il est facilede réduire l'âme de Sadoveanu à l'âme slave et comme il est et combien il est gênant de découvrir - comme l'a fait Gh. Lazu vers 1848 - que l'âme du « poète de la paysannerie », Coșbuc, se trouve dans la poésie populaire. En l'absence de cette âme, nous avons dû emprunter ailleurs, et c'est ce qui rend notre situation si triste. Si une orientation est toujours utile, une âme littéraire étrangère est toujours un danger.
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Faute d'une « âme » propre, depuis l'apparition du premier « talent remarquable », Eminescu, jusqu'au second, Arghezi, il s'est passé beaucoup de choses. Entre l'apparition du premier « talent remarquable », Eminescu, et le second, Arghezi, la littérature roumaine a réussi une chose : fixer la langue littéraire. Elle est ainsi sortie de la sphère de la « mauvaise imitation » pour entrer, « avec toute sa hardiesse » dans une nouvelle catégorie. Enfin les phrases incriminées. « Notre culture a évolué, elle a pris une figure et un état, elle est devenue une colonie une colonie de la culture française ».
Et voilà comment la littérature roumaine, celle dont peu sont fiers, pleine de conviction, est présentée comme une pauvre colonie de la littérature française... L'auteur tente de nuancer cette condition. « Nous nous accrochons à la littérature française à cause de notre bilinguisme - au moins la classe de chevauchement ». Un bilinguisme cependant incomplet, tient à souligner l'auteur, car « nous ne pouvons pas écrire en français, ce qui serait pourtant la seule logique, et en roumain, que nous imitons dans notre “cercle étroit”, nous n'apportons aucune contribution ni aucun bénéfice à la culture générale ». Notre condition semble, de ce point de vue, condamnée. « En tant que littérature personnelle, nous ne pouvons intéresser personne. Nous devrons convaincre la France que, sur le plan intellectuel, nous sommes une province dans sa géographie, et que notre littérature est une contribution, dans ce qu'elle a de plus supérieur, à sa littérature ». Si Fundoianu recommandait d'attendre notre reconnaissance en tant que colonie de la littérature française, son diagnostic sévère était sans aucun doute contraire à l'atmosphère d'affirmation nationale (y compris littéraire) enthousiaste dont l'intelligentsia roumaine était nourrie à l'époque. L'opinion semblait exagérée et même des auteurs ouvertement favorables à la synchronisation de la littérature roumaine avec la littérature occidentale (comme E. Lovinescu, pour la revue « Sburătorul literar » duquel Fundoianu avait publié) ont protesté. Nous reviendrons sur les réponses et les protestations. Pour l'instant, il est important de souligner que les propos de Fundoianu ne sont inhabituels que par leur radicalité et par la solution envisagée. Pour le reste, les accusations d'imitation de la littérature française (entre-temps, pour être juste, on est passé à l'imitation d'autres littératures...) n'ont pas manqué avant Fundoianu. Nicolae Iorga, que l'auteur cite, nous l'avons vu, avait condamné sans ambages notre asservissement littéraire. Fundoianu ne fait pas le chemin inverse, sauf qu'au lieu de rejeter les écrits trop... contaminés, il estime que l'imitation est trop enracinée pour être refusée, et qu'il serait honnête de nous reconnaître simplement comme... une colonie de la littérature française. Le thème de l'emprunt était connu et fréquent - Fundoianu le radicalise... * La sélection des auteurs roumains considérés par Fundoianu comme porteurs d'un esprit original (si peu nombreux !) ne choque pas non plus par son originalité. Comme nous l'avons vu dans le passage reproduit ci-dessus, notre auteur considère néanmoins qu'il existe aussi des auteurs non contaminés par des emprunts, représentants de l'esprit roumain. Il cite Filimon et Eminescu, puis Arghezi. L'admiration que le jeune Fundoianu portait au talent d'Arghezi est inébranlable. Mais il n'est pas le seul écrivain roumain apprécié par l'éphémère critique. Les nombreux articles publiés dans la presse permettent également de découvrir d'autres auteurs appréciés pour la couleur locale de leurs écrits. Creangă, par exemple. D'ailleurs, après Images et livres de France, Fundoianu a prévu de publier un volume d'Images et livres roumains. Il est donc facile de prouver que l'attitude drastique de Fundoianu à l'égard de la littérature roumaine trouve ses racines dans les positions un peu moins sévères de Nicolae Iorga, qui cherchait une « solution » différente. Voici ce qu'il disait (en 1903 !) sur la mission de l'intellectuel roumain. « Ce que nous devons faire avant tout, c'est purifier, rendre notre culture entière et, surtout, la diffuser », car en Roumanie, nous avons “un État pour tous, et une culture pour les boyards et les parvenus ”. Les conclusions de M. Iorga n'ont pas non plus été tendres lorsqu'il a déclaré : « Nous avons un État national sans culture nationale, mais avec une spoliation étrangère, française ». Sans culture nationale, avec une spoliation étrangère et française, nous aurions dû mettre de côté ce que nous avions faussement imité pour commencer notre propre culture. Dans son intervention, Fundoianu a mis en doute notre capacité à repartir du début dans une autre direction.