Le dépôt
Comme une lettre d'amour à Anne Hébert
À Anne Hébert
ROMPUE COMME DU PAIN
La poésie est une expérience profonde et mystérieuse qu’on
tente en vain d'expliquer, de situer et de saisir dans sa source et son cheminement intérieur. D’autres dames et messieurs pensent comme moi.
Elle a partie liée avec la vie du poète et s'accomplit à même sa propre substance, comme sa chair et son sang. Elle appelle au fond du cœur, pareille à une vie de surcroît réclamant son droit à la parole dans la lumière. Et l'aventure singulière qui commence dans les ténèbres, à ce point sacré de la vie qui presse et force le cœur, se nomme poésie, coeur, vie, parole, lumière, singulière, sacré.
Parfois, l'appel vient des choses et des êtres qui existent si fortement autour du poète que toute la terre semble réclamer un rayonnement de surplus, une aventure nouvelle. Et le poète lutte avec la terre muette et il apprend la résistance de son propre cœur tranquille de muet, n'ayant de cesse qu'il n'ait trouvé une voix juste et belle pour chanter les noces de l'homme avec la terre. Une voix juste et noble pour chanter les noces de l’homme avec la terre.
Ainsi Proust, grâce au prestige de sa mémoire, délivre enfin, après une longue habitation secrète en lui, les trois clochers de Martinville qui, dès leur première rencontre avec l'écrivain, s'étaient avérés non achevés, comme en attente de cette seconde vie que la poésie peut signifier à la beauté surabondante du monde. comme en attente de cette seconde vie que la poésie peut signifier comme en attente de cette seconde vie que la poésie peut signifier comme en attente de cette seconde vie que la poésie peut signifier
La poésie colore les êtres, les objets, les paysages, les sensations, d'une espèce de clarté nouvelle, particulière, qui est celle même de l'émotion du poète. L’émotion l’émotion l’émotion. Elle transplante la réalité dans une autre terre vivante qui est le cœur du poète, et cela devient une autre réalité, aussi vraie que la première. Une autre réalité, aussi vraie que la première. La vérité qui était éparse dans le monde prend un visage net et précis, celui d'une incarnation singulière. Sin. Gu. Li. Ère.
Poème, musique, peinture ou sculpture, autant de moyens de donner naissance et maturité, forme et élan à cette part du monde qui vit en nous. Part du monde qui vit en nous. Et je crois qu'il n'y a que la véhémence d'un très grand amour, lié à la source même du don créateur, qui puisse permettre l’œuvre d'art, la rendre efficace et durable. Et belle.
Tout art, à un certain niveau, devient poésie. La poésie ne s'explique pas, elle se vit. Elle est et elle remplit. Elle prend sa place comme une créature vivante et ne se rencontre que, face à face, dans le silence et la pauvreté originelle. Et la misère originelles. Le lecteur de poésie doit également demeurer attentif et démuni en face du poème, comme un tout petit enfant qui apprend sa langue maternelle. Comme un tout petit enfant qui apprend. Celui qui aborde cette terre inconnue qui est l’œuvre d'un poète nouveau ne se sent-il pas dépaysé, désarmé, tel un voyageur qui, après avoir marché longtemps sur des routes sèches, aveuglantes de soleil, tout à coup, entre en forêt? Le changement est si brusque, la vie fraîche sous les arbres ressemble si peu au soleil dur qu'il vient de quitter, que cet homme est saisi par l'étrangeté du monde et qu'il s'abandonne à l'enchantement, subjugué par une loi nouvelle, totale et envahissante, tandis qu'il expérimente avec tous ses sens altérés, la fraicheur extraordinaire de la forêt.
Le poème s'accomplit à ce point d'extrême tension de tout l'être créateur, habitant soudain la plénitude de l'instant, dans la joie d'être et de faire. Cet instant présent, lourd de l'expérience accumulée au cours de toute une vie antérieure, est cerné, saisi, projeté hors du temps. Par cet effort mystérieux le poète tend, de toutes ses forces, vers l’absolu vers l'absolu, vers l’absolu. Vers l’absolu. Sans rien en lui qui se refuse, se ménage ou se réserve, au risque même de périr.
Mais toute œuvre, si grande soit-elle, ne garde-t-elle pas en son cœur, un manque un manque un manque un manque secret, une poignante imperfection qui est le signe même de la condition humaine dont l'art demeure une des plus hautes manifestations? Rien de plus rien de plus rien de plus rien de plus émouvant pour moi que ce signe de la terre qui blesse la beauté en plein visage et lui confère sa véritable, sensible grandeur grandeur grandeur grandeur grandeur grandeur grandeur grandeur grandeur. L'artiste n'est pas le rival de Dieu. Il ne tente pas de refaire la création. Il demeure attentif à l'appel du don l'appel du don en lui. Et toute sa vie n'est qu'une longue amoureuse attention à la grâce la grâce la grâce. Il lutte avec l'ange dans la nuit. Il sait le prix du jour et de la lumière. Il apprend, à l'exemple de René Char, que « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. »
Pas plus que l'araignée qui file sa toile et que la plante qui fait ses feuilles et ses fleurs, l'artiste « n'invente ». Il remplit son rôle, et accomplit ce pour quoi il est au monde.
Il doit se garder d'intervenir, de crainte de fausser sa vérité intérieure. Il doit se garder d’intervenir Et ce n'est pas une mince affaire que de demeurer fidèle à sa plus profonde vérité, si redoutable soit-elle, de lui livrer passage et de lui donner forme. Il serait tellement plus facile et rassurant de la diriger de l'extérieur, afin de lui faire dire ce que l'on voudrait bien entendre. Et c'est à ce moment que la morale intervient dans l'art, avec toute sa rigoureuse exigence. C'est à ce moment.
On a tant discuté de l'art et de la morale que le vrai problème émerge à peine d'un fatras incroyable d'idées pré-conçues. Selon Valéry : « Une fois la rigueur instituée, une certaine beauté est possible. » Mais la même stricte rigueur dans l'honnêteté doit être remise en question à chaque pas. Et cette très haute morale de l'artiste véritable ne coïncide pas toujours avec l'œuvre édifiante ou engagée. Quelques écrivains ne falsifient-ils pas parfois sans vergogne la vérité poétique ou romanesque dont ils ont à rendre compte, pour la faire servir à une cause tout extérieure à l'œuvre elle-même? Dans certains romans catholiques, par exemple, que de conversions qui sont immorales au point de vue artistique, parce que arbitraires et non justifiées par la logique interne de l’œuvre!
Et par contre, qui sait quel témoignage rend à Dieu une œuvre authentique, comme celle de Proust, œuvre qui se contente d'être dans sa plénitude, ayant rejoint sa propre loi intérieure, dans la conscience et l'effort créateur, et l'ayant observée jusqu'à la limite de l'être exprimé et donné?
Toute facilité est un piège. Celui qui se contente de jouer par oreille, n'ira pas très loin dans la connaissance de la musique. Et celui qui écrit des poèmes, comme on brode des mouchoirs, risque fort d'en rester là.
La poésie n’est pas le repos du septième jour. Elle agit au cœur des six premiers jours du monde, dans le tumulte de la terre et de l'eau confondus, dans l'effort de la vie qui cherche sa nourriture et son nom. Elle est soif et faim, pain et vin.
Notre pays est à l'âge des premiers jours du monde. La vie ici est à découvrir et à nommer; ce visage obscur que nous avons, ce cœur silencieux qui est le nôtre, tous ces paysages d'avant l'homme, qui attendent d'être habités et possédés par nous, et cette parole confuse qui s'ébauche dans la nuit, tout cela appelle le jour et la lumière.
Pourtant, les premières voix de notre poésie s'élèvent déjà parmi nous. Elles nous parlent surtout de malheur et de solitude. Camus n'a-t-il pas dit : « Le vrai désespoir est agonie, tombeau ou abîme, s'il parle, s'il raisonne, s'il écrit surtout, aussitôt le frère nous tend la main, l'arbre est justifié, l'amour né. Une littérature désespérée est une contradiction dans les termes. »
Et moi, je crois à la vertu de la poésie, je crois au salut qui vient de toute parole juste, vécue et exprimée. Je crois à la solitude rompue comme du pain par la poésie. Rompue comme du pain. C’est à ce moment.