Le dépôt
Grilse
Entre ses doigts circule le temps perdu. Ils sont là. Il est là. Le jour se lève entre ses bras. La montagne appelle. Dans sa bouche, un goût de porphyre et de métal.
Elle est étendue de toute sa beauté endormie. Le froid se mêle aux ombres. Un cercle invisible délimite l’espace. Pour un instant, la nuit est vaincue. Sa chevelure dorée court sur ses épaules, auréole son visage reposé. La lune fuit. Une fenêtre s’ouvre sur le monde. Le temps s’étend jusqu’à l’horizon mourant. Une chaleur couve près de son corps furtif. Les murs se rapprochent, oppressent son esprit assoiffé. Une voix résonne dans le ciel lisse. Une odeur d’herbes salées embaume ses mains. La ville gémit par-delà la lumière. Une présence se retire. Là-bas, un chemin serpente à travers les brumes matinales. Il combat ses regrets foisonnants, comme une nuée d’insectes. À côté de lui, le sommeil l’a emportée vers un autre lieu. Il voit le sommet étinceler. Un silence nourrit ses appréhensions qui l’attaquent de toutes parts. Sur toute la surface de sa peau, elle aspire à la vie, seule. Ça écorche ses yeux.
Le soleil monte en grade. Une force l’empêche de résister au départ. Elle est là qui ne le regarde pas. Par la fenêtre, un paysage émerge de la terre. Une ampoule scintille d’une explosion continue au-dessus de lui. Le vent produit une musique dodécaphonique. Son corps tremble de savoir quand il doit partir. Une incertitude gît. Toutes les portes sont fermées. Elle ne se réveillera pas tant que toutes choses n’auront pas eu lieu. Un vide naît déjà autour de la maison. La vitre transparente déforme la réalité exposée. Il sait. Tout sera différent lorsqu’il reviendra. Dans la chambre, c’est tout l’univers qui s’étend. La montagne appelle. Elle a beau remuer dans son sommeil, rien ne le retiendra. Les jours ne seront plus les mêmes sans elle. Sa main secoue ses cheveux en bataille. L’air ne parvient pas à entrer. Les heures passent doucement malgré l’imminence du moment. Le soleil se dirige vers l’apex tant convoité.
Ses mains ne savent plus se retenir. Un désir chaud exacerbe son mutisme. Les lignes de vie forment des boucles sans entrelacements. Il peut entendre l’écho de son nom crié au loin. Comme des cours d’eau, son sang afflue à son cœur. Elle dort et ses yeux clos sont comme des pépites d’or. Des reflets pailletés inondent la pièce en tourbillonnant. Au bout de son regard, une silhouette sombre accomplit des signaux de bonne fortune. La ville se relève d’une lourde nuit. Entre tous les points, la distance s’accumule en trombe. La roue tourne. Le feu ne brûle plus. Sa respiration légère marque une absence d’angoisse. Personne ne sait ce qui va se passer. Il ne tient plus en place. Ses doigts s’entortillent de nervosité. Il y a toujours un œil dans son dos. Le soleil monte la garde. Un vent apporte un changement. Un passage obligé. Bientôt, ses pieds fouleront une autre terre, unique et garante de tant de richesses. Au nord, les neiges deviennent un tapis moelleux. Pourtant, elle ne se doute de rien, vautrée dans cette marre de draps enroulés.
Une illumination dessine des cercles devant ses yeux fermés. Une traversée complexe est sur le point de commencer. Un courant d’air sec chasse les mauvaises pensées. Des aiguilles glaciales transpercent sa peau vulnérable. Au-delà de sa vision, se matérialise une épopée. Pendant qu’elle sourit, inconsciente, une privation guette au jour le jour. Un chagrin rôde dans les interstices des murs de la chambre des maîtres. Pour un temps, son esprit va remonter le cours de ses aspirations. Il ira rejoindre la pointe zénithale du monde. L’air doux qui entoure la maison laisse des traces invisibles de récriminations. À l’intérieur, une solitude pèse. Du fond de la terre jusqu’aux confins de l’univers, une parcelle de soleil atteint des vitesses vertigineuses. Il n’y a plus aucune raison qui tienne. Une guerre faite à ses nerfs stimule une passion ensevelie. Elle ne sait pas encore qu’elle est endormie. Ses paupières se sont abaissées sur une vérité éclatante. Partout il voit comme dans un miroir. Une ambition exalte son pouls. Il ressent cette chaleur qui lui monte aux joues. Le vrai visage du monde s’offrira bien à lui.
La mort exerce une tension. Un fil unit les dimensions de l’adversité. La montagne appelle. La fenêtre s’entrouvre. Un frisson parcourt son échine, souffle sur ses vertèbres disjointes. Il est temps que les murs tombent, que l’espace s’étende. Se libérer des cloisonnements inutiles. L’indice global du spectre se tend vers une ouverture foncière. Derrière, elle se prélasse sur le côté droit, baillant cette énergie restante. C’est l’heure. Il n’est pas nécessaire de rien emporter. Ce sont ses bras chargés de vide qui annoncent le début du pèlerinage. La coutume veut que la route sillonne, jalonne, échelonne. Sur le qui-vive la position assise. D’autres étapes sont à venir. Il se pose des questions.
Le plancher froid du matin crée la danse. Le poing dans une main en guise de détermination. Sans économie de moyens. Une dernière écoute à la respiration régulière, mélodieuse. L’angle de son visage incliné sur l’oreiller. Une surcharge d’émotions apparaît aussitôt. Comment dire sans mots ce qu’il pense tout bas dans son for intérieur verrouillé. Ce revirement est surmontable. Après le premier geste, tout coule de source. Il faut répondre à cet appel, cet appel de la montagne. Plus haut, il n’y a plus de chambre, plus de murs, plus personne d’autre. L’aller-retour à pied le conduira partout. Au lever du jour, la lumière guidera les pas. L’attente sera longue, les journées incalculables. Bienvenue à tous. C’est un rendez-vous. Les oiseaux s’impatientent déjà.
Grilse a sauté par la fenêtre. D’un coup de vent il s’est enfui. Il a tout laissé derrière lui.
Le matin est arrivé comme un bulldozer. Il a ramassé la nuit et l’a poussé plus loin. Ce qui lui a ouvert le chemin.
Il est parti sans se retourner. Il ne voulait pas la voir endormie dans la chambre. Il ne voulait pas voir la maison se découper contre le jour.
Il est parti en y laissant son ombre. Une émanation de son esprit est restée auprès d’elle. Le souvenir de son corps est demeuré empreint dans l’air.
À son réveil, elle ne saura pas pourquoi. Elle verra la fenêtre ouverte. Elle verra au loin la ville étendue sous le soleil du matin.
Grilse fraye dans les rues. Il marche dans un monde en éveil. Il se dirige vers la ville.
Le béton et l’acier dessinent l’horizon. Les angles et les formes rectilignes hachurent sa vision. Pourtant, il fonce.
Il se sent tout fin seul dans cette froideur moderne. Sous ses pieds, la terre a été conquise. L’homme y a érigé sa domination.
Devant lui, la ville est comme une mâchoire prête à l’avaler. À le broyer. Pourtant, il doit la traverser, passer au travers, à contre-courant.
Au-delà de la ville, la montagne l’appelle. Et il ne peut pas résister. Quelque chose de plus fort que lui le mène par le bout du nez.
C’est comme suivre une odeur alléchante. C’est comme se laisser porter par les vents. C’est comme être sur la piste d’un trésor.
La maison est loin derrière Grilse. Il entre dans la ville dure. Son pas est plus pressé.
Il devrait y avoir beaucoup de gens. Mais il ne voit personne. Les rues sont désertes.
Un silence pique entre les immeubles et les bâtiments gris. Une brise métallique souffle sur les espaces vacants. Le soleil illumine les surfaces planes et mortes.
Son pas se précipite pour en finir. Il n’est que l’ombre de lui-même dans ce décor hostile. Un ciel de plomb pèse sur ses épaules flanchées.
Une multitude d’autoroutes s’entrecroisent au centre, comme autant de lacérations infligées à la terre. Des artères prêtes à se remplir du sang des hommes. Un réseau de perdition.
Mais Grilse suit son chemin. Grilse avance à toute épreuve. Grilse se faufile hors de portée.
Derrière les vitres des buildings, il n’y a personne. Grilse aperçoit seulement les reflets du ciel d’un bleu cobalt tacheté de nuages qui se dissipent tranquillement.
La ville lui est offerte. Mais il n’en veut pas. Il se rend à l’appel de cette montagne qui s’érige derrière elle.
Il traverse l’œil, l’épicentre. Petit à petit, les constructions autour rapetissent et se raréfient. Des échantillons de nature réapparaissent ça et là.
Devant lui, les murs s’écartent et laissent leurs places aux arbres verdoyants. Les couleurs vives se substituent aux cloisons ternes. Des mouvements imprègnent les composants de ce nouveau décor végétal.
Bientôt, il ne retrouve plus de traces de civilisation. Le grondement lointain de la ville a cessé. Partout autour le calme des feuillages a remplacé le tohu-bohu industriel.
Les oiseaux piaillent. Les petits animaux accourent. Grilse déambule.
Il entre dans une forêt. La lumière disparaît sous un couvert de branchages. Des ombrages vivent et remuent ici et là.
Une paix règne. L’air stagne. Des parfums flottent.
Grilse se laisse engouffrer par cette nature chatoyante. À chaque pas, il s’enfonce dans ce royaume primordial. Même s’il a quitté la maison, il a l’impression de revenir chez lui.
Tout, autour de lui, lui rappelle sa nature. Il n’a pas oublié. Quelque chose en lui se souvient.
Les quatre éléments tournent autour de lui. Un encerclement l’unit avec le monde. Une dimension de plus s’ajoute à sa vision.
Le temps et l’espace se fondent l’un dans l’autre. La terre et le ciel se rejoignent en un même lieu. Une boucle se forme dans son esprit. Il est de retour aux sources.
Son corps avance et traverse l’espace, tandis que son esprit transcende le temps. La matière s’évapore. Tout n’a plus autant d’importance.
Sous ses pieds le sol monte. Il gravit l’inclination et s’élève. Grilse est en pleine ascension.
À mesure que la dénivellation s’accentue, il déploie la force de ses jambes. Son souffle est mis à rude épreuve. La chaleur de son corps se répand à travers la forêt dense.
Des ombres furtives se cachent derrière les troncs des arbres. Des esprits volages secouent les feuilles dans leurs poursuites ludiques. Des manifestations obscures animent les zones percluses.
Sous ses pieds le sol se dresse davantage. Bientôt, la pente devient abrupte. Grilse doit aussi marcher avec les mains.
Haut au-dessus de lui, pointe le sommet aigu. La faîte se perd dans la masse blanche des nuages informes. On dirait un sein au mamelon érectile.
Les plantes et les herbes sont devenues pierres et roches. Ses mains s’accrochent aux aspérités dures et coupantes. Grilse s’élève maintenant grâce à la force de ses bras.
Il se hisse, se hausse, glisse, pose les pieds et les mains dans les anfractuosités. Le vent s’est levé. Il approche du soleil.
Le soleil l’éblouit. Le vent l’éblouit. Sa force l’éblouit.
Il s’est éloigné de la maison réconfortante. Il s’éloigne maintenant de la terre accueillante. En toute gravité.
Sa force combat une autre force. Son désir s’oppose à d’autres désirs. Tout ce qui se trouve devant lui vaut tout ce qui se trouve derrière.
Chaque battement de son cœur n’est pas vain. Chaque effort déployé par son corps nourrit son esprit. Chaque dépense l’investit d’une élévation.
Tout près d’y arriver, son corps frémit. Près de la cime, son esprit réagit. Juste avant l’arrivée, tout son être retentit.
Il touche presqu’au ciel. Il frôle tout près du soleil. Il n’est pas loin de l’autre monde.
Ses mains brûlent du feu qui ne se voit pas. Ses pieds s’allègent d’une charge qui s’accumule en lui. Sa tête s’auréole d’une nuit aveuglante.
Dans les brumes des hauteurs, ses yeux percent les mystères enfouis en lui. Ses mains jonglent avec de nouveaux pouvoirs. Tout son corps se subtilise.
Grilse est encore Grilse. Grilse devient deux Grilse. Grilse et Grilse font trois Grilse.
Une forme de lumière s’est accaparé son ombre. Un courant d’air céleste a dispersé ses inimitiés. Une musique lointaine a rejoint ses doléances secrètes.
Revêtu de couleurs, Grilse se distingue des fantômes. Pour avoir trouvé le chemin, il ne sera pas contraint à l’errance. Il a atteint le lieu d’espérance.
*
Le voilà à l’apogée de sa grandeur d’âme, à la source de son être.
*
De l’autre côté de la montagne, tout redescend. Du sommet, Grilse peut voir le monde, en bas, étalé sous ses pieds. Il peut voir, au loin, jusqu’au bout de son regard.
Devant lui, le chemin parcouru et ce qu’il lui reste à parcourir, à l’infini. À nouveau, il se trouve au bord du départ. Un nouveau point de chute apparaît.
Il doit partir maintenant. Il aimerait arriver maintenant. Il sait où aller maintenant.
Elle l’attend. Elle ne l’a pas oublié. Elle gît encore dans son nid de sommeil.
Ce n’est pas un rêve si tout est ainsi. Ce n’est pas une aberration du réel. Ce voyage n’a rien d’une fantaisie de son esprit.
Ici, comme ailleurs, il est seul. Du haut de ce pic, il ressent toute la vacuité de l’espace. Une seule chose peut le combler.
Son cœur bat de toute sa force. Sur le point de retourner au commencement de tout, son sang bout. Une chaleur monte à son désir de revenir.
Il a franchi la montagne. Il descend l’autre versant. Il se laisse glisser le long du flanc.
La gravité fait son œuvre. C’est l’épreuve qui le ramène sur la terre. Ni lui ni rien ne sera plus pareil.
Pourtant, rien n’a changé. Rien ne change. Tout ne fait que recommencer.
Elle sera là, les yeux fermés, étendue sur le côté. Elle n’aura pas bougé. Autour d’elle, son parfum embaumera encore la pièce.
L’escarpement s’atténue lentement sous lui. Une nature de plantes et d’arbres reprend ses droits. Une ombre réapparaît tranquillement au-dessus de sa tête chargée de sa quête.
La terre s’aplanit jusqu’à devenir droite devant lui. Il foule l’humus gras sous le couvert des feuillages. Le chemin s’ouvre à bras ouverts.
Après la plénitude des hauteurs, il retrouve le calme forestier. Une sérénité envahit l’espace et l’être tout entier de Grilse. Son périple est porteur.
Il fonce tantôt tête basse, tantôt tête haute. Il n’a plus qu’un objectif, qu’une idée fixe. Elle.
La route est longue. Le temps s’étire devant et derrière lui. La fin qui n’est qu’un début est proche.
La forêt paraît interminable. Elle semble pousser en hauteur au même titre qu’elle s’étend. Il n’en est toujours qu’au début, sans fin.
La terre ne se dérobe pas. Le ciel ne s’effondre pas. Ses pas ne se défont pas.
Alors que sa vue perce le fouillis végétale qui se clairsème, s’élèvent dans le bleu du ciel quelques constructions humaines. Des bâtiments sortent de la terre ici et là. Les angles et les surfaces acérés trahissent la présence d’hommes.
Un rapport de force contraint le paysage. La nature cède involontairement devant la nature humaine. Les arbres font place aux murs.
Le sol se durcit sous ses pieds. La route sinue. Le vert des plantes tourne au gris des roches.
Le foisonnement de la vie s’estompe devant le rouleau compresseur de la ville. Les machines ont pris le relais des animaux. Tout a été déconstruit pour être reconstruit de mains d’hommes.
Grilse retrouve la ville telle quelle. Îlot de modernité au milieu de nulle part. L’air enfumé de smog flotte au-dessus du labyrinthe de buildings.
Grilse traverse le désert de bitume et d’acier. Personne ne se cache derrière les angles durs. Personne ne foule la terre pavée.
Les édifices cassent les vents déferlants. La lumière orangée se frappe contre les parois plates. Une odeur de gaz danse dans l’air.
Grilse accélère. Grilse fend le cœur de la ville en deux. Il est comme au centre d’une immense pierre.
Le froid succède à la chaleur du soleil. C’est un territoire de glace. Il n’y a personne partout où ses yeux voient.
La maison n’est plus très loin. Elle n’est plus très loin. Son retour va bientôt s’accomplir.
Il peut sentir son désir remonter des profondeurs. Une envie d’aimer à nouveau émerge de son cœur chaud. Il va fendre le roc qui l’emprisonne.
Derrière lui il laisse la ville hostile. Il arrive enfin devant la maison. La porte close cèle son trésor.
La boucle va se boucler. Il va revenir entre les bras réconfortants de son amour. Il ne rêve que de la prendre à bras le corps.
La porte s’ouvre sans encombrements. À l’intérieur, il reconnaît le silence qui y régnait lorsqu’il est parti. Une odeur douce se suspend aux meubles.
Il enfile les pièces et se dirige dans la chambre. Sur le lit défait, il n’y a qu’une empreinte pleine de son absence. Les relents d’une tiédeur demeurent.
Grilse fait face au vide. Son cœur se retourne en tous sens. Son regard paniqué zèbre l’espace abandonné.
Le temps a fait un bond. Un segment de sa vie a disparu. Son retour a effacé son rêve.
La fenêtre est fermée. La nuit va revenir bientôt exercer son pouvoir. Elle n’est pas là. Les ombres semblent se moquer. Le silence se poursuit. La maison occupe le même endroit. La chambre vide de sa présence l’étouffe. Il n’y a plus d’oiseaux dehors pour pépier à tue-tête. La ville ronfle au loin. Les nuages hésitent à se prélasser. Il se souvient du parfum de sa chair. Le lit expose encore les traces de sommeil. La porte s’est refermée sur ce constat navrant. Il a vu le monde pendant ce voyage. Il est de retour. Le soleil se retire sous sa couverture terrestre. La maison ne l’attendait pas. Il n’y a plus rien à débusquer ici. Le souvenir de la montagne jaillit au grand jour. Toute cette distance qui sépare les uns et les autres. Elle est si belle, les yeux fermés. Elle a dû dormir jusqu’à la disparition. Dans les angles des murs et les recoins inaccessibles, il ne reste plus que des vestiges d’une présence adulée. Un goût acide tapisse sa bouche. Le vent se cache parmi ses pensées. Tout est au plus bas. Ses pas sont tout au plus. Une immobilité régit la pièce. Un gouffre se creuse sous la maison vacante. Le chemin reste à faire. Elle aimait tant rouler son corps parfumé dans les draps frais. C’est comme se faire chanter une chanson que l’on aime. La montagne n’appelle plus. Le soleil, baigné de ciel, déclare forfait. Il est impossible d’ouvrir la fenêtre. Un murmure passe en vitesse. Il peut encore apercevoir la ville fixe qui s’apprête à se durcir. Dehors il n’y a plus rien qui existe. Autour du lit, ses pieds nus ont laissé des traces sur le plancher.
Un souvenir heureux cogne aux portes de son âme. Le vent du changement a bouleversé l’ordre des choses. La maison tremble. Autour de lui, il y a trop d’espace. L’étoile du soir joue à cache-cache. Le retour tant attendu n’est plus que ruines. La chaude lumière tombe en perdition. La ville crie victoire. Dans l’embrasure, le néant a emporté le dessin d’une silhouette. Les arbres se couchent. C’est assez pour enfouir son visage dans ses paumes ouvertes. Assis sur le bord du lit, il souhaite retrouver cette ancienne présence dans son dos. L’oreiller est encore habité par ces tribulations. Un courant d’air court d’une pièce à l’autre. Un oiseau se sauve. Elle aurait dû attendre son retour. L’endroit n’est plus le même. Le temps n’est plus le même. Il n’est plus le même. Personne d’autre n’a entendu la montagne appeler. Le soleil s’apprête à quitter pour faire le tour du monde. La ville n’a pas bougé. Un désir de changement continue de hanter les esprits. Le vent traverse la forêt qui prolifère. Son cœur esseulé bat pour elle. La chambre livide est chargée de poussière. Un écho de sa voix résonne dans les limbes de son passé. Personne n’a croisé son chemin depuis qu’il est parti. Tant de choses demeurent invisibles. Le temps est une succession de jours et de nuits, de lumière et d’obscurité, de veille et de sommeil, de départs et d’arrivées. Un calme incroyable monopolise l’intérieur de la maison. Des doutes s’étiolent et pullulent en transcendant les pensées les plus intimes. Si seulement elle avait pu avoir les yeux ouverts avant de partir. Ses pas martèlent le plancher. Au-dessus de sa tête, le ciel tourbillonne. Sa main a laissé un calque de ses doigts sur la poignée de la porte de la chambre. Tout ce qui reste d’elle ici n’est pas palpable.
Après l’apogée, le voilà au niveau le plus bas. La nature reprend toujours ses droits. Il tourne sur lui-même. Des cataractes d’amour se déversent de ses pores. Les fleurs émanent leur parfum aux abords des stationnements. Le souvenir de sa peau hante ses doigts. Ses élans émotifs défoncent les portes closes. Un silence opaque recouvre les splendeurs perdues. Nues, les routes zigzaguent et s’efforcent de relier une mosaïque de mondes. Les disparitions sont toujours sources d’échecs. Les planètes poursuivent leur manège. Il est au centre de sa vie. Des relents d’espoir mettent ses sens aux aguets. Il n’y a plus personne en ce monde à part lui. Une autre montagne a appelé d’autres gens ailleurs. Elle est partie à travers la forêt. Les résidus de son départ s’éparpillent à travers la maison. Tout son voyage pour des miettes. Il ne reste plus rien à se mettre sous la dent. Il gravite autour de son passé qui ne reviendra pas. Elle ne reviendra pas, ses yeux ouverts sur lui comme des bouches assoiffées. Des vestiges invisibles comme des fioritures. Elle était là, nue, les courbes de son corps formant des S chaleureux. Ses cheveux lui rappellent les vagues de chaleur de l’été. Aucun son ne remplace ce mutisme désormais. Toutes les lumières du crépuscule faiblissent en même temps. Des mains imperceptibles façonnent l’air de gestes amoureux.
Une envie de retourner à la montagne l’accapare. Des oiseaux désorientés ne savent plus où battre de l’aile. Sous la maison, dans la terre, la vie rampe. Toute une panoplie d’étoiles se préparent à tout illuminer. Il peut voir son corps qui autrefois occupait son champ de vision. Ses narines frétillent, à la recherche de quelques molécules familières. Des ombres inconnues glissent sur le plancher, sous ses pieds. À travers la fenêtre, les contours de la ville dessinent une main géante. Une chandelle morte trône sur la petite table à côté du lit. Tous les espoirs sont encore permis. Dans les replis des draps se décompose sa mémoire. Une brise tiède chante tout autour de la maison. Il marche de pièce en pièce, constatant le vide de chacune d’elle. Chaque fois, c’est comme un miroir brisé en mille morceaux. Tout le poids de la solitude fait fléchir ses épaules. Une brume qui lui rappelle sa présence l’enferme dans le silence. Des rires imaginaires retentissent de nulle part. Une envie de se coucher pour de bon le transporte ailleurs. Il n’y a plus de place pour lui ici. À tous moments, il espère la voir jaillir d’un interstice ou d’une brèche temporelle. Une partie de lui-même a été perdue en route par ce qu’il a reçu. Le mal occupe maintenant une autre place. Il avait tout à gagner avant son départ. Les lieux ont été lavés de tous soupçons. Il se retrouve bredouille avec lui-même. La nuit va couver sa métamorphose. Il est l’heure de fermer les yeux sur sa vie.
Entre ses doigts circule le temps perdu. Ils sont toujours là. Il est là. Le jour se couche entre ses bras. La montagne s’est tu. Dans sa bouche, un goût de porphyre et de métal.
Simon A. Langevin, Limoilou, le 8 décembre 2022.