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INDEX DES AUTEUR-E-S

21 - Calique

Débriefing

Debriefing



L’intelligence est morte ce matin à 6h32 (mais tout avait commencé il y a très longtemps), dans les décombres de l’esprit en ruines, sur une chaîne de télévision comme tant d’autres.



Monsieur Epiquebenêt est à la pointe de l’utilisation de son cerveau.

Il opère avec les mots une forme d’économie de gestion unanimement appréciée de son entourage, et des retournements de sens qui ravissent un auditoire friand de ces déjections raffinées. L’auditoire est trié sur le volet. En moyenne un à deux dangereux utopistes, aux intérêts, si possible, divergents, ou un extrémiste et un fac-similé, pour quatre personnes raisonnables, aux vues compatibles.


Monsieur Epiquebenêt ne profère pas de mensonge, il se situe au-delà, surplombant le réel, et s’il en invoque l’envers, c’est toujours à bon escient, mû par une sorte de scrupule, emporté par un débordement de zèle qui lui étreint la rate et le hisse, pantelant, aux cîmes de la rhétorique. Ses circonvolutions sont si étudiées, ses parades si bien huilées que nulle contradiction ne saurait en venir à bout. Si la moindre scorie menaçait d’apparaître, Madame de la Roue du Paon prendrait le relais avec une vigueur toute neuve, vite relayée par le chorus des intervenants du plateau, noyant dans un brouhaha d’éclats salutaires les arguments les plus hérétiques.


Madame de la Roue du Paon n’est donc pas en reste, et son rutilant sourire, outre qu’il atteste d’une dentition irréprochable et d’un joyeux tempérament de prédateur,, est le garant de l’indubitable discernement et de la bienpensance consommée qui vont avec, tout comme  la savante perversité de ses remarques, judicieusement distillées, ou les rugueux pouffements de sa voix de gorge, si opportunément dédiés.


Prétendre à la véracité serait réellement faire preuve d’une puérile inconscience, voire d’une arrogance sans bornes, proche du cynisme.

De fait, toute vérité mal énoncée peut-être évincée, et toute opinion, revêtue de bienséance :  il n’est donc que des allégations, celles qu’il est opportun de proférer.


Forts de ce réalisme, et avec une bonne volonté jamais démentie, Monsieur Epiquebenêt et Madame De la Roue du Paon sculptent, cisèlent, fourbissent, policent de resplendissants consensus: limpides de clarté,  parfaitements adaptés à leurs contextes, finement ajustés à la psychologie des masses. Monsieur Epiquebenêt et Madame De la Roue du Paon ne sont plus des enfants et ne mordent pas la main qui les nourrit. Ce sont de vrais pédagogues. Ils ne ménagent pas leurs efforts pour évangéliser ces consciences fragiles, ignorantes, si peu perméables, en fin de compte, à ce qui a été pensé pour eux .


Voilà comment l’intelligence est morte, une fois de plus, ce matin, foulée aux escarpins, asphyxiée de simulacres, encavée dans cette symétrie obtuse, ligotée d’évidences fabriquées, de logiques magnifiquement déferlantes. Les maîtres de l’audimat l’ont assassinée de sang-froid, selon un rituel éprouvé, accompli avec tout le soin nécessaire, et un savoir-faire décuplé par l’habitude, qui s’autorise des amendements évolutifs.


Cependant, Monsieur Epiquebenêt et Madame de la Roue du Paon ne savent rien de leur état. Ils ignorent tout de leur propre condition de modèles réduits expérimentaux.


(Le problème, avec l’intelligence artificielle, c’est qu’elle n’est pas issue d’un vécu, mais totalement plaquée, de l’extérieur, au moyen d’un process mécanisé, et n’est donc pas – et c’est là sa vertu majeure – susceptible d’ouverture à une quelconque psyché.)


Miniatures contrefaites, ils ne savent pas qu’ils sont enfermés dans une toute petite boîte, dupliquée à des millions d’exemplaires tous semblables de par le monde, artificiellement éclairée par deux filtres polarisant la lumière électrique, désespérément coincés entre un miroir et une dalle de verre, tributaires d’une danse d’électrons. Une petite boîte dont ils ne sortiront jamais, et que l’on peut éteindre d’un doigt, à tout moment, aux quatre coins du monde, effaçant toute trace de leurs beaux visages de vainqueurs, répétés à l’infini.


A plus forte raison ignorent-ils que l’intelligence est un Phénix qui renaît, toujours plus vigoureux, de ses propres cendres.