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INDEX DES AUTEUR-E-S

21 - Calique

Note de novembre

DES TROUS


 


… Partout où s’efface la trace que la pensée a laissé en mourant…


HEUREUSEMENT, IL Y A DES TROUS .


En voici un, à l’angle de cette pensée, précisément .


  Il faut que je m’allonge sous l’eau, dans cette transparence, cette aveugle transparence où tous les reflets prennent vie, il faut qu’à fleur d’eau je sente le poids de cette masse délicate sur mon visage, cet effleurement d’aile quand elle le recouvre, juste d’une once, d’une mince nappe liquide, de cette ampleur souple, de ce ruissellement étale où je me dissous en douceur, équanime bénédiction, baptême secret qui m’ouvre le silence offert, autorise tous les aveux.


C’est là – un cran au-dessous de ce ciel agité d’émois, tuméfié, taraudé, meurtri, l’eau du silence, la plénitude, juste au-dessous des préoccupations, en-deçà de toute velléité – l’eau du silence comme un miroir où l’âme laisse flotter autour ses haillons, dépenaillés par le courant à peine perceptible de la vie,  effilochés de sentiments épars délivrés de leur tension, amarres rompues – et dans le miroir, où tout miroite pareillement, on peut tout voir – la nuit, le jour, la chevelure des craintes emmêlées, toutes les douleurs que l’esprit inscrit dans la chair, que la chair imprime à l’esprit, toutes ces curiosités suspendues, ces étrangetés ignorées, ces petites vérités sous cloche, incidences discrètes, minuscules évidences, précisions étincelantes, corrélations insoupçonnées, les moindres sursauts de la pensée – on peut voir aussi les trous …


D’infimes trous par où s’infiltre la lumière, et cette lumière, qui se suffit à elle-même, suscite la joie, cette lumière est une joie, même si la vue révèle aussi des ténèbres encavées, de lugubres cavités où sifflent des souvenirs rampants, aveugles et sourds – car le cœur, le cœur est à couvert, sous le couvert de cet imperméable manteau d’eau claire qui met l’âme en liesse et soulage la raison.


Et le miroir d’eau est un œil, un œil grand-ouvert et dénué de regard, où tout, indifféremment, se reflète – et cette absence de regard, d’intentionnalité, autorise tous les surgissements.


Donc, il y a des trous, et des interstices, et chaque interstice révèle un monde, chacun de ces trous dévoile une issue, ou plus justement, une entrée et une sortie qui permettent la pénétration de la lumière et simultanément l’aspiration des poussières résiduelles, créant une sorte de respiration libératrice qui désobstrue peut-être des pores bouchés par une accumulation de déchets, dans une région inconnue de soi  -- et peu importe alors la forme de la porte, même si l’on ne peut s’empêcher d’en considérer tous les aspects, les bosselures du bois, les dessins formés par les nœuds, les planches ça et là disjointes, les ferrures ouvragées, et peut-être des stries de griffes, ou des marques de coups, qui sait – enfin, ce n’est pas tant l’objet de la vision qui importe, ce qui importe c’est que la vue, où qu’elle se porte, dégagée du fardeau de la douloureuse sensibilité épidermique, la vue est libérée – et ainsi toute chose apparaît avec le relief qui lui est propre, tout est indifféremment magnifique, revêtu de splendeur parce que remis en perspective sur le vide sans fond, tout est mystérieusement sécrété par l’absolu, une mouche, une peine de cœur, le tic-tac de la pendule, ton rire, la béance du tiroir, les mots prononcés, le vent mêlé de pluie : et il se produit des concomitances inespérées entre les temps, souvenirs et présent comme absence et présence se télescopent.


Le sens est évident, il se diffuse, spontanément et sans objet, il est partout, il est, il n’y a que du sens, les choses sont en possession d’elles-mêmes d’une façon indescriptible qui échappe à la raison, mais non à l’entendement, les choses sont.


Tout est, irréductiblement, revêtu de cette splendeur, et tout vaut la peine d’être dit, la parole est fluide, c’est aussi de l’eau, qui coule de source.


Alors il faut que je m’allonge sous l’eau ; à peine recouverte, mais toute enveloppée de cet onguent palpable, délicieux, je ne crains rien, et même les coqs à l’âne seront de mèche avec cette étrange concordance de tout, et peut-être à la fin, l’insurpassable joie … se sera, dans la pensée, consumée comme un papier dont le centre aurait pris feu, un trou plus élargi, et une irruption accrue de cette incandescence qui n’a besoin de rien brûler.


Apprendre à devenir un peu comme le feu, un peu comme l’eau, et passer sans ambages du coq à l’âne et du gouffre aux étoiles, du rire aux larmes et des larmes à l’épluchure de légumes, nous sommes des êtres multiples, dépositaires d’échos dans un labyrinthe, il s’agit de s’abandonner pour ne pas se perdre.


Ne plus chercher ses mots, courant sur le papier au- devant de tout, mais se rendre libre d’aller partout, à la seule condition de ne pas fixer le cap, de se laisser dériver, porté par le sens … et trouver ainsi sa véritable destination.


 


Calique – 22 novembre 2022