Le dépôt
Club Ouroboros
I. Au matin, la nuit
Marcel Quine se réveille. Toute la nuit fut pour lui un désastre. Les restes de son sommeil agité marquent son visage fondu. Les yeux bouffis par les images auxquelles il ne peut donner un sens, il racle sa barbe ébouriffée en baillant. Son haleine exhale des relents d’alcool de la veille. Il a du mal à reprendre ses esprits. A-t-il été prisonnier d’une tempête pendant toute cette nuit tumultueuse?
Marcel Quine s’assoit sur le bord de son lit. Ses pieds nus entrent en contact avec le plancher froid. Ce froid lui parcourt l’échine, remonte le long de son ossature. Est-ce la réalité qui lui glace le sang ou bien les bribes d’un souvenir nébuleux? Que lui arrive-t-il depuis peu? On dirait que la nuit lui en veut. Le cycle s’est rompu…
Marcel Quine se lève et sort de la chambre. Il se dirige dans le couloir, vers la salle de bain. Là, le miroir lui renvoie une image glauque de lui-même. Aurait-il mieux fait de se priver de la lumière? Il asperge son visage d’une eau glaciale; cligne des yeux plusieurs fois. Ensuite, avec ses mains asséchées, il replace ses cheveux approximativement, suivant leurs courbures naturelles.
Marcel Quine entre dans la cuisine. Il se prépare un petit déjeuner qu’il ingurgite la tête vide. Les aliments ne goûtent rien. Son esprit brouillon ne parvient pas à disséminer cette impression étrange que la nuit a laissé en lui. Pendant qu’il mange, le regard flou, son estomac se plombe. Le temps se distorsionne. Par automatisme, il dispose de son assiette et des ustensiles dans le lavabo.
Marcel Quine est de retour dans la chambre. Machinalement. Sans porter attention, il s’habille comme à l’ordinaire. Il enfile un jeans et une chemise sans motif, blanche. Ses chaussures sont au pied du lit. Est-ce lui qui les avait laissées là? Pour un rien, il doute constamment. La nuit a créé des zones d’ombres à travers lesquelles il tente de se retrouver. Tout en lui est-il intact?
Marcel Quine franchit le seuil de la porte. Dehors, la lumière du matin l’agresse. L’obscurité l’a affaibli. Ses pupilles, longuement dilatées, se sont rapetissées violemment. Est-ce bien cette maison qu’il habite? Derrière lui, des ombres s’évanouissent. L’air frais caresse sa peau tendue. Les sons de la ville tournent autour de lui comme un manège. Il ne se sent pas seul. Il y a quelque chose d’invisible.
Marcel Quine marche dans la rue. Sa main se jette dans sa barbe pour dissiper ses appréhensions. Il se gratte les joues; ses ongles produisent un son rêche dans ses poils durs. Tout n’est pas net. Au-dessus de lui, un œil fait pleuvoir son regard indiscernable. Est-ce la nuit qui se poursuit? Est-il vraiment en état d’éveil? Pourtant, il marche parmi les hommes. La vie suit son cours.
Marcel Quine arrive chez lui. Il est revenu à la maison. Il est de retour. Par quel sort ses pas l’ont ramené ici? Une boucle l’a conduit au point de départ, sans qu’il ne s’en rende compte. À travers les angles des rues, il a suivi et dessiné la courbure d’un cercle. Pourquoi n’a-t-il rien vu avant d’arriver ici? Qui ou quoi l’a guidé?
Marcel Quine cherche d’une main son menton sous sa barbe. Il ne comprend pas la situation. Il était là; il est ici. Il regarde autour de lui. Il y est encore. Il fait un tour sur lui-même, dans un sens, puis dans l’autre. Mais il ne comprend toujours pas. La tête lui tourne. Un vertige le guette, comme si la nuit allait se jeter sur lui, là, en plein jour, et l’engloutir. Surtout, ne pas fermer les yeux.
Marcel Quine se noie dans cette aura de mystère. Il est confus. Le temps et l’espace se distordent. Quel jour est-il? Est-ce une nouvelle journée ou l’éternel retour du même temps et du même espace? Il est prisonnier de son univers qui n’a plus aucun début et qui n’aura jamais de fin. Il est au centre d’un cercle qui le maintient isolé. Le jour et la nuit tournent autour de lui et se confondent.
Marcel Quine est étourdi. Il entre chez lui et il lui semble qu’il fait nuit. Il se couche. Puis il se lève. Quel jour est-il? Est-ce le même jour? Est-ce la nuit? Le soleil existe-t-il toujours? Il n’y a pas de lumière, pourtant, il voit parfaitement. Quelqu’un se trouve avec lui. Une présence se terre quelque part. Il ne peut pas la voir, mais il sait qu’elle est là. Qui est-ce? Un nom apparaît dans son esprit. Ascari. C’est Ascari! Qui est Ascari? Que veut-il?
Marcel Quine n’est plus seul. Il a quatre mains, deux têtes, quatre yeux, deux cœurs, quatre jambes… Dans son esprit, c’est le jour; dans son esprit, c’est la nuit. Il fait jour noir; il fait nuit blanche. Il danse. Il dort et veille à la fois. Il vit et songe à la fois. Il voit l’aube qui arrive et déjà le soir qui tombe. Et lorsqu’il part, il est déjà revenu. C’est toujours le même départ.
Marcel Quine n’entend plus sa voix. Il parle sans plus émettre un seul son. Il discute sans voir personne, et sans sa voix, quelqu’un lui répond. Il marche et tourne en rond, mais il demeure couché. Ses chaussures sont au pied du lit. Pourtant, il est loin. Il n’est plus ici. Il est de l’autre côté de la nuit. Avec Ascari. Est-ce qu’il lui parle?
Marcel Quine dort. Il porte un jeans et une chemise sans motif, blanche. Sa main circule dans sa barbe, y chasse le silence. Il entend une voix qu’il ne reconnaît pas. La nuit est là. Il danse dans la salle de bain. Il est revenu au point de départ. Un cercle est dessiné dans le miroir. Tout ce temps, il est demeuré dans la maison? C’est l’éternel retour. Tout se passe comme en plein jour.
Marcel Quine se lève. Il n’est pas en état d’éveil. Il franchit le seuil de la porte; cligne des yeux plusieurs fois. La tête lui tourne. Quelqu’un lui parle à travers la nuit, mais il ne voit personne. Il marche dans la rue. Il traverse probablement la ville de part en part. La vie suit son cours. L’air frais caresse sa peau tendue. Est-ce la fin du jour?
Marcel Quine est revenu. Il était là; il est ici. Il a marché parmi les hommes. Parti sans se lever, il est maintenant dans sa chambre. Au matin, est venu la nuit, courir sur ses yeux. Puis il a vu cette image glauque de lui-même. Avant de partir. Avant de s’habiller comme à l’ordinaire. Avant de se préparer un petit déjeuner.
Marcel Quine sort de la chambre. Il se dirige dans le couloir, vers la salle de bain. La lumière est éteinte. Dans le miroir, il y a son reflet dans un cercle. Il fait jour. Une voix l’interpelle, mais il ne voit rien. Une eau glaciale coule dans le lavabo. Il asperge son visage glauque. Son image s’éteint dans le miroir. La voix disparaît. Il voudrait se coucher. De retour dans la chambre, les sons de la ville tournent autour de lui comme un manège.
Marcel Quine mange sans appétit. Les aliments ne goûtent rien. Son corps a-t-il faim? Son esprit n’est pas revenu de la ville. Il suit le cercle. Une longue promenade à travers les rues le mène au point de départ qu’est son corps. Dans son lit. Ses chaussures sont restées au pied du lit. Les a-t-il oubliées? Est-il revenu pour les chercher?
II. La nuit, le jour
À son réveil, elle est là, couchée à ses côtés. Il fait encore noir. La chaleur de son corps se diffuse, rayonne, l’atteint. Il sent son odeur moite et entend sa respiration régulière envahir la pièce. Parfois, elle bouge, étire une jambe, tourne la tête, remue. La nuit pèse sur elle. Bientôt, le jour va poindre, va entrer par les interstices de la fenêtre. La lumière va éclairer le visage d’Ariane Foster.
Elle se retourne vers lui et sa peau se frotte contre la sienne. C’est une douceur qui se compare au satin. Les ténèbres sont duveteuses. La nuit se meurt. Tout revient, reprend sa place. Dans l’invisibilité ambiante, elle étend sa présence. Il émane d’elle un parfum qui le rend fou. Il est fou de cette entité près de lui, d’Ariane Foster.
Ils sont liés. Ils ont dormi ensemble. Il respire son haleine. Les yeux fermés, il l’aperçoit, belle. Le jour va la réveiller, la faire revivre. Le jour va apporter un sourire à ses lèvres. La lumière va éblouir sa beauté, se refléter dans le lustre de son visage béat. L’éclat du soleil va la faire rayonner de tous ses feux. À la porte du sommeil, voilà qu’arrive dans toute sa splendeur Ariane Foster.
Une odeur de fleur d’oranger court sous les draps. Des rires d’oiseaux fusent telle une musique matinale. La nuit est bien morte. Un souffle chaud se mêle à un autre souffle chaud. Les envies se croisent et se rejoignent. Les muscles se tendent. L’air se charge d’une humidité saline. Les corps reprennent vie. Au-delà de la nuit, il aime cette Ariane Foster.
Pendant un instant, plus rien n’existe. Il n’y a plus qu’elle, et lui. À deux, ils n’en font plus qu’un. Il est en elle. Elle est en lui. Leur union confirme le monde. Il n’y a plus de rêve. Leur cœur bat à l’unisson. Ils battent la chamade. Elle lui sourit. Il la désigne du regard. Il ne voit qu’elle à travers les brumes du désir. La maison se gonfle. Le ciel s’ouvre au-dessus. Il n’y a que la terre pour supporter leur amour. Et cela se voit dans les yeux d’Ariane Foster.
Les draps sont repoussés jusqu’au pied du lit. Des vêtements jonchent le sol. Une puissance les encercle. Au centre du matelas, elle se cabre. Ses seins saillissent. Sa croupe rebondit. Ses cuisses ouvertes glissent le long de son corps; il les palpe pour se retenir. Ils sont comme des serpents entremêlés, leur corps ondulés cherchant à se dévorer l’un l’autre. Virevolte dans les airs la chevelure noire d’Ariane Foster.
Un point de lumière apparaît. Une figure inconnue s’immisce. Il y a une étrange présence. L’air devient froid. Ils ne sont plus seuls. Leur étreinte s’amenuise. Qui est là? Pourquoi la lumière du soleil n’entre plus dans la chambre? La chevelure noire occupe tout l’espace. A disparu l’odeur parfumée de la moiteur d’Ariane Foster.
Le ciel s’ouvre au-dessus. Un nuage noir passe. La maison se vide. Il ne la voit plus à travers les brumes ténébreuses. Est-ce la fin ou le début d’un rêve? Ses mains palpent un désert. Une absence occupe l’espace entre ses mains. Qui est là? Où est-elle? À qui sont tous les vêtements éparpillés dans la chambre, sinon à Ariane Foster?
Son rythme circadien s’accélère ou ralentit? Un silence tonne. Soudainement, l’espace s’est agrandi. Son cœur bat la chamade. Son regard est empli d’une ténèbre qui lui voile la réalité. Et il n’est pas seul. Un tiers se manifeste dans l’ombre. Mais ce n’est pas elle. Où est-elle passée? Une douce tempête l’a emportée il ne sait où. Sinon est-ce lui qui est mort sous le joug de la beauté d’Ariane Foster?
Il n’y avait plus qu’elle, et maintenant, il n’y a plus que lui. Qui lui? Qui est-il? Ascari? La nuit est bien vivante. Elle vit par elle-même. Elle vit sans lui. Pourtant, des esprits fondeurs dansent en elle. Elle est un royaume qui ferme les yeux. À la porte du sommeil, la voilà qui arrive dans toute sa splendeur. En son sein, l’image duveteuse du visage d’Ariane Foster.
Ses muscles sont tendus. Une froideur lui parcourt l’échine. Une lointaine odeur de fleur d’oranger ravive son souvenir. Dans ses mains, l’empreinte de sa peau. Mais il ne voit rien. Il n’y a qu’un immense espace vide. Le temps s’est enroulé sur lui-même. La maison n’est plus au même endroit. Dehors, il en est qu’au début de son émoi. Au loin, la silhouette du corps chaud d’Ariane Foster.
Il l’aperçoit, belle. Il respire son haleine. Est-ce que le jour va revenir? La lumière va-t-elle rapporter ce sourire à ses lèvres? Pourra-t-il à nouveau palper ses seins maculés d’une sueur saline? Avant la nuit? Durant le jour? Il doit chasser le monstre. Avant de se conforter dans cette tranquillité patiente, vaincre l’obscurité. La dégager de cette emprise; se sortir du piège. Un tiers l’empêche d’être avec Ariane Foster.
Il appelle. Le jour va la réveiller, le réveiller. Il est pris, pieds et mains liés, dans les mailles du filet de la nuit. Une main noire a abaissé ses paupières. Entre les murs de la maison, il est prisonnier de l’espace et du temps. Un encerclement délimite son pouvoir. Pourtant, il n’est pas mort. La vie suit son cours. Parmi les hommes, il rêve d’Ariane Foster.
Lentement, tout revient, reprend sa place. Ils ont dormi ensemble. Il n’est pas seul. Dans sa chambre, la nuit se meurt. Le jour va bientôt renaître des cendres laissées par les flammes de la nuit. Une nuit de feu. L’odeur moite d’un corps ravive son désir. Elle se retourne vers lui et sa peau se frotte contre la sienne. Ce n’est plus du rêve, voilà Ariane Foster.
Le nuage se dissipe. La noirceur s’estompe. La maison respire. C’est l’œil de la tempête. Des vêtements sont éparpillés autour du lit. Sous les draps, son parfum court. Une présence émane malgré le silence de plomb. Il est revenu. Elle est là. Le soleil va revenir hanter le réel. Dans le sillon de sa courbure, le monde verra réapparaître Ariane Foster.
La lumière va éclairer son visage. Bientôt, le jour va poindre, va entrer par les interstices de la fenêtre. La nuit pèse sur elle. Parfois, elle bouge, étire une jambe, tourne la tête, remue. Il sent son odeur moite et entend sa respiration régulière envahir la pièce. La chaleur de son corps se diffuse, rayonne, l’atteint. Il fait encore noir. À son réveil, elle est là, couchée à ses côtés, cette Ariane Foster.
III. Après la nuit, le matin
Marcel Quine observe les racoins de la chambre. Il décèle une reptation dans les zones d’ombres. Son cœur bat la chamade. La nuit se terre dans les replis du jour. Ariane Foster cache son corps nu.
Assis sur le bord du lit, ses pieds entrent en contact avec le plancher froid. À ses côtés, elle ramène le drap sur sa poitrine. La lumière pénètre par les interstices de la fenêtre.
Confinée dans ses retranchements, une présence rampe au niveau du sol. Le jour est passé à l’offensive. Marcel Quine relève ses pieds tandis qu’Ariane Foster secoue sa chevelure noire.
Le souffle de sa respiration est chaud. Des ombres naissent sous les vêtements éparpillés sur le plancher. Au pied du lit, des chaussures ont été laissées là. Côte à côte. Pourtant, la nuit est partie.
Ariane Foster cligne des yeux plusieurs fois. Son regard bleu ressemble à un rayon de soleil. Ses seins se dressent sous le drap. Entre ses cuisses, une moiteur secrète embaume ses lèvres.
Dehors, des oiseaux interprètent une hymne matinale. Le jour bat son plein et l’obscurité n’a d’autres choix que de se réfugier dans les racoins de la chambre. Assis sur le bord du lit, Marcel Quine n’ose pas se lever.
Une froideur lui parcourt l’échine. À ses côtés, Ariane Foster repousse le drap au pied du lit. Sa beauté éclate au grand jour. Le poli de ses dents luit sous le soleil qui pénètre par les interstices de la fenêtre.
Cette nudité détend Marcel Quine. Ses mains se remplissent de la chair duveteuse. Les ombres frémissent dans leur trou. Un œil scrute, fouille. Qui est là? Sont-ils vraiment seuls?
Du doigt, il hérisse sa peau. Un frisson court à la surface chaude de son épiderme. Elle ferme les yeux. Elle éteint son regard bleu. Un parfum exhale, envahit la pièce. Un goût de miel badigeonne ses lèvres.
Les rumeurs du matin emplissent leur solitude menacée. Les cajoleries s’atténuent. Les caresses s’estompent. Ariane Foster se redresse sur son séant. Marcel Quine se lève enfin.
Il sort de la chambre et marche dans le couloir. Ses pas résonnent au loin. Le plancher vibre et secoue les profondeurs. Les bruits se perdent là-haut dans le ciel sans nuage.
Tout de suite après, elle le suit de près. Ses pieds nus emboitent son pas. Le bois du plancher est frais. Tandis qu’il a gagné la salle de bain, elle bifurque vers la cuisine. Elle peut entendre l’eau glouglouter dans le lavabo.
Avec ses mains, Marcel Quine recueille l’eau qu’il répand sur son visage. L’eau glaciale efface les traces du sommeil. Le miroir lui renvoie une image glauque de lui-même. Un cercle y est dessiné.
Ariane Foster prépare un petit déjeuner. L’odeur du café envahit la pièce. Mais elle ne goûte rien. Elle mange sans appétit. La nuit a créé un trou béant dans son ventre. Quelque part dans les coins sombres, salive une présence.
Qui est-ce qui rôde avec les courants d’air? À qui appartiennent les yeux qui voient tout? Des bruits de pas retentissent dans le silence du matin. Est-ce que les rideaux s’agitent aux fenêtres?
De retour dans la chambre, Marcel Quine s’habille comme à l’ordinaire. Il enfile un jeans et une chemise sans motif, blanche. Ses chaussures sont au pied du lit. Est-ce lui qui les avait laissées là? Pour un rien, il doute constamment.
L’eau coule dans le lavabo. Ariane Foster asperge son visage d’une eau glaciale; cligne des yeux plusieurs fois. Le miroir reflète sa beauté imparable. Sa longue chevelure noire recouvre ses épaules.
Dans la cuisine, Marcel Quine avale son petit déjeuner. Machinalement. Il sirote un café. L’eau coule dans le lavabo de la salle de bain. Par automatisme, il dispose de son assiette et des ustensiles dans le lavabo.
Des bruits de pas retentissent dans le silence du matin. Dans la chambre, pieds nus, Ariane Foster s’habille. Ses vêtements sont éparpillés autour du lit. Elle enfile cette robe en se la passant par-dessus la tête. Y avait-il une présence dans les replis de ce tissu?
Marcel Quine se dirige dans le couloir. Devant la chambre, il voit Ariane Foster vêtue d’une robe. Est-il le seul à la voir? Ariane Foster s’approche de lui, le tissu léger de sa robe battant ses cuisses parfumées.
Leurs yeux échangent des regards qui s’entremêlent. Elle est pieds nus, tandis qu’il porte ses chaussures. D’un geste de la main, elle lance sa chevelure noire derrière son dos et sourit.
Ensemble, ils franchissent le seuil de la porte. Dehors, le soleil explose de lumière. Une chaleur frappe leur peau. Derrière eux, des ombres s’évanouissent. Quelque chose les talonne. À part l’amour, qu’y a-t-il d’invisible?
Ensemble, sans se retourner, ils marchent dans la rue. Ils s’éloignent de la maison. Est-ce bien leur maison? Cette maison semble respirer. Elle est pleine de leur départ. Ils l’ont quittée sans se retourner.
Ariane Foster plonge sa main dans la barbe de Marcel Quine. Elle attire son visage contre le sien. Le poli de ses dents luit sous le soleil. Leurs lèvres humides s’entremêlent. Un goût de miel les badigeonne.
Main dans la main, sur le chemin, ils ne voient rien. Partout où la lumière ne peut pas pénétrer, s’ouvrent des yeux. À qui sont ces yeux qu’ils ne sauraient voir? Peuvent-ils se sentir seuls à deux?
Après une déportation, la maison se trouve devant eux. Ils sont revenus au point de départ. À travers les angles des rues, ils ont suivi et dessiné la courbure d’un cercle. Marcel Quine se gratte la barbe.
Ariane Foster ne comprend pas. Qu’est-il arrivé? Ils sont partis; ils sont revenus. Ont-ils pu interrompre leur sommeil? Peuvent-ils ne plus pouvoir se réveiller? Le temps et l’espace s’entrecroisent, s’entremêlent.
Devant eux, la maison rigole. La porte n’est jamais fermée. Elle s’ouvre comme une gueule prête à les avaler. Un courant d’air entre et sort. La maison respire. La maison se gonfle.
À l’intérieur, Marcel Quine est de retour dans la chambre. Il place ses chaussures au pied du lit. Ariane Foster suit le couloir jusqu’à la salle de bain. Le miroir lui renvoie l’image de sa beauté imparable.
Des bruits de pas résonnent sur le plancher. On peut les entendre dehors. Ainsi que l’eau qui coule dans le lavabo. La lumière est éteinte. Il fait jour. Leur longue promenade à travers les rues les ont menés au point de départ qu’est leur corps.
Dans les zones d’ombres, ils ne sont pas sûrs de ce qui s’y trouve. Comme des étoiles, des yeux scintillent. Quelqu’un se cache d’eux. Il y a un tiers dans la maison.
Ariane Foster est de retour dans la chambre. Elle jette ses vêtements sur le sol. Elle les éparpille autour du lit. Son corps nu dégage une odeur de fleur d’oranger. Elle secoue sa longue chevelure noire.
Marcel Quine est dans la cuisine. Sans ses chaussures, il mange des aliments qu’il ne goûte pas. Quelqu’un l’observe. Des pas résonnent sur le plancher. Des pieds nus. Dehors, les oiseaux sont partis.
La porte s’est fermée. À l’intérieur, un courant d’air passe d’une pièce à l’autre, l’envahit. On dirait une présence qui cherche quelque chose. Ariane Foster court toute nue dans le couloir.
Ils peuvent entendre des voix, enlacés l’un à l’autre. Pourtant, il n’y a personne. Les lumières sont éteintes. Le jour sévit dehors. Mais la nuit n’est jamais bien loin. Peut-être se terre-t-elle à l’intérieur, dans les racoins de la maison.
IV. Une nuit d’Ascari
Dans la chambre, Ariane Foster est endormie. Elle est couchée toute nue dans son lit. Ses vêtements sont éparpillés sur le plancher. Des bruits de pas résonnent. Il y a quelqu’un dans la maison. Les zones d’ombres cachent une présence. C’est Ascari.
Ascari transporte la nuit sur son dos. Il voile les yeux et se terre dans les cheveux. Il défie le matin, évite la lumière. Il traverse l’espace comme un courant d’air. Le temps n’a pas de prise sur lui.
Il plane comme une ombre. Il plane dans la chambre, autour du lit. Il souffle sur le corps nu d’Ariane Foster. Il court sur sa peau frissonnante. Il se mêle à ses cheveux noirs; entre dans sa bouche aux lèvres luisantes; s’insère entre ses cuisses chaudes; s’enroule autour de ses seins frémissants; enlace ses pieds nus.
Ascari joue et virevolte dans les airs. Il soulève les draps, les repousse au pied du lit. En plein cœur de la nuit, le corps nu d’Ariane Foster est baigné par l’obscurité. Elle dort et son corps respire tendrement. Elle parfume cette nuit d’une odeur de fleur d’oranger. À ses côtés, Marcel Quine est assis sur le bord du lit.
Ses pieds sont à plat sur le plancher froid. Il tourne le dos à Ariane Foster. Il ne se doute pas de la présence d’Ascari. Ascari a déposé sa tête sur les hanches d’Ariane Foster, à l’insu de Marcel Quine. Qu’est-ce que la nuit peut bien cacher d’autre? Marcel Quine ressent un froid dans son dos.
Ascari joint son pouce avec son index pour en faire un cercle. Il place son œil au centre pour regarder Marcel Quine. Celui-ci, les cheveux ébouriffés, gratte sa barbe en baillant. Ascari est dans sa barbe. Ascari est dans ses cheveux ébouriffés. Ascari est dans la nuit et la nuit repose sur Marcel Quine.
Ariane Foster ne se rend compte de rien. Elle est à la salle de bain. Elle dort profondément. L’eau coule dans le lavabo. Ascari est dans le miroir. Il y a un cercle dans le miroir. Son regard bleu pénètre le cercle. Est-ce que Marcel Quine dort? Elle entend des pas qui résonnent sur le plancher. Des pieds nus. C’est elle qui marche dans le couloir. Elle revient au point de départ.
Dans la chambre, Marcel Quine est couché sous les draps. Ascari est sous le lit. Il remue avec les autres ombres. Le matin est encore loin. Quelqu’un est dans la cuisine. Une odeur de café embaume la pièce.
Comme une fumée noire, Ascari se répand dans toute la maison. Il traverse l’espace comme un courant d’air. La maison se gonfle à son passage, respire. Ariane Foster n’est pas dans la cuisine, n’est plus dans la salle de bain. Pourtant, l’eau coule dans le lavabo. Une eau glaciale.
Dans la chambre, Marcel Quine est couché sous les draps. À ses côtés, le corps nu d’Ariane Foster frémit. Quelque chose parcourt sa peau duveteuse. Une moiteur entre ses cuisses embaume l’air de la pièce. Des ombres s’agitent. Ascari transporte la nuit sur son dos.
Dehors, les oiseaux ne chantent plus. Le ciel s’ouvre au-dessus de la maison. Un cercle apparaît. Un œil déverse son regard qui transperce les esprits. C’est Ascari. Il est dehors et il est en-dedans. Il est dans et hors du monde. Il est à la fois dans la nuit et dans le jour. Son œil luit et peut tout voir, sans être vu. Qui peut savoir?
Ariane Foster repousse les draps au pied du lit. Les chaussures de Marcel Quine sont au pied du lit. Son corps nu subit les assauts de la nuit. Une main invisible effleure son épiderme parfumé, caresse sa longue chevelure noire. À ses côtés, il n’y a plus personne.
Dans la salle de bain, Marcel Quine replace ses cheveux approximativement, suivant leurs courbures naturelles. Ascari est dans ses cheveux. Ascari est dans le miroir. Il est comme une eau glaciale, limpide, invisible. Marcel Quine aurait mieux fait de se priver de la lumière. Il entend des voix qui tournent autour de lui comme un manège. Il est étourdi.
Dehors sévit la nuit d’Ascari. À l’intérieur, le jour n’existe plus. La nuit est partout. L’œil de la nuit voit tout. La nuit s’enroule sur elle-même. La nuit a gobé la maison. La nuit a avalé le jour. Ariane Foster voudrait en sortir. Marcel Quine voudrait en sortir. Mais ils ne savent pas.
Ils sont les prisonniers de l’éternel retour. Tout est voué à recommencer. Ascari les a encerclés. Ascari a fait choir la nuit. Un voile noir est tombé sur le monde. Le ciel s’est ouvert et la nuit est apparue. Au-dessus de la maison, a plané l’ombre et elle a tout emporté.
Ariane Foster et Marcel Quine se sont retrouvés prisonniers de la maison. Ils ont voulu sortir et sont revenus. Dans les racoins sombres, ils n’ont rien vu. Dans le miroir, ils ne se sont jamais rendu compte de rien. Ils n’ont pas vu qu’ils n’étaient plus seuls.
Or Ascari est toujours là. Partout autour d’eux, il est là. Il est dans leurs cheveux. Il est dans leurs yeux. Mais ils ne le voient pas. Ascari est comme le vent. Il passe comme un courant d’air, comme une fumée noire dans l’obscurité. Sa présence invisible est en toutes choses. Il entre dans le sommeil pour ne plus en sortir.
Marcel Quine et Ariane Foster ne savent plus s’ils dorment ou s’ils veillent. Personne ne leur a rien dit. Personne n’est avec eux. Ils sentent quelque chose qui n’existe pas. Ils ne voient pas ce qui existe. Et plus ils veulent sortir, plus ils sont prisonniers. Ils sont enfermés dans leur esprit. Avec Ascari.
Simon A Langevin, Limoilou, 31 octobre 2022.