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INDEX DES AUTEUR-E-S

7 - Simon A Langevin

L'Omphalopsyque



« Étant dans ta cellule, ferme ta porte et t'assieds en un coin: élève ton esprit au-dessus de toutes les choses vaines et passagères! ensuite, appuie ta barbe sur ta poitrine; tourne les yeux avec toute ta pensée au milieu de ton ventre, c'est-à-dire au nombril. Retiens encore ta respiration, même par le nez; cherche dans ta poitrine la place du cœur où habitent pour l'ordinaire toutes les puissances de l'âme. D'abord tu n'y trouveras que des ténèbres épaisses et difficiles à dissiper mais si tu persévères dans cette pratique nuit et jour tu trouveras, merveille surprenante! une joie sans interruption. Car sitôt que l'esprit a trouvé la place du cœur, il voit ce qu'il n'avait jamais vu. Il voit l'air qui est dans le cœur, et il se voit lui-même lumineux et plein de discernement. »  


Siméon de Xérocerque







Tandis que les ténèbres roulent sur la ville, je me cache et je me retire comme une marmotte dans son trou, jusqu’au lendemain, jusqu’au moment du retour de la lumière de cet astre solaire qui éclaire pour nous. Je manque de courage pour affronter ces heures nuptiales; j’ai perdu l’habitude de me revêtir de ce manteau de noirceur, car c’est plutôt le sommeil qu’il contient qui m’attrape comme un lièvre et me couche en son sein chaud, à l’horizontal, mes yeux se refermant pour lors sur le monde en une sorte de confiance aveugle. Aussitôt que je sens ce brouillard noir, qui existe par défaut, par l’absence de lumière, m’envelopper et me bercer somme toute tendrement, je m’alourdis graduellement de son poids, de tout ce qu’il comporte et qui s’y associe par nature, en général toutes ces forces du mal qui doivent formellement être et se tenir quelque part, condensées et concentrées. Je n’ai certainement pas peur de me livrer entre ces bras de la nuit, de m’abandonner tout entier à ce joug silencieux, parce que l’espoir qui caractérise cet instant renvoie à cette certitude indiscutable que le soleil reviendra demain matin, que le matin existe encore pour les siècles des siècles.



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Aller au-delà de la houle qui me brasse sans cesse d’un bord à l’autre, qui me pousse dans une direction, puis vers son opposé, tout de suite après, ce qui amène une confusion, de l’indécision. Parfois, je me sens avec le vent dans le dos, sinon je l’ai de plein fouet dans la figure et à partir de cet instant-là, je peine à avancer, à m’aventurer. Tout devient plus escarpé, pour rien. Il y a des échelons à gravir, des marches à monter, qu’il n’y aura plus à monter puisque l’on ne devrait pas repasser deux fois au même endroit durant une escalade. On ne devrait pas revenir sur ses pas. Ce serait tourner en rond dans le sens vertical, faire du surplace, à qui mieux mieux pour finalement une résultante moins que nulle. Progresser, oui, vers les hauteurs qui n’en finissent jamais; pourquoi alors se laisser glisser dans les méandres de ce que l’on a déjà connu et éprouvé? Pourquoi toujours se sentir sur la mer houleuse avec ces agitations démesurées, ses creux abyssaux qui se créent comme des trous sur son onde du reste miroitante comme un métal poli. Vivre dans l’amplitude inattendue, chaque jour, chaque heure, bercé d’illusions à crever à tout prix afin de se débarrasser des chaînes qui rattachent les chevilles au monde en une mainmise sur ses sens et sa conscience ainsi brouillés comme des œufs au petit déjeuner. Je suis écœuré de me faire tirailler d’un côté et de l’autre, d’avoir toujours, soit : à me laisser porter par le courant, ou bien à nager à contre-courant. Il ne peut pas y avoir de stabilité; il faut constamment se faire brasser la cage par des hauts et des bas, des oui et des non, à propos de tout et de rien. C’est traverser toutes les contraintes et les contraires d’un seul coup, tenter de se départir de toutes les contrariétés qui s’imposent à chaque pas vers une élévation au-dessus de soi, dans l’atteinte d’une chose supérieure et méconnue, mais tout de même pressentie à sa juste valeur première. Car le plus important, dans ces cas-là, c’est de connaître sans véritablement savoir, répondre à ses intuitions sans avoir peur de consulter et de prendre à parti ce qu’elles savent et comment elles ont pu obtenir sans la foi des certitudes qui se révèlent vraiment réelles à partir du moment que l’on fait confiance aveuglément en cette chose, sachant au fond ce qui nous anime et pourquoi. Se servir de ses antennes. Ensuite, les variations temporaires qui bercent les autres d’illusions et de sommeil nous semblent moins insurmontables à affronter, quoiqu’elles ne puissent pas disparaître complètement afin de nous laisser le champ libre à tout dépassement de soi sans acquérir son lot d’expériences et de connaissances appropriées aux étapes futures. J’ai mon modus operandi qui m’empêche de m’effondrer sur moi-même. Car je suis creux; je me sens vide comme une cruche dans laquelle il n’y a rien à part de l’air, un remugle tout au plus.



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Je me sens pressé par le temps, sans doute de me remplir de quelque chose. Est-ce à faire au plus coupant? Toujours est-il que je n’aime pas avoir des choses à faire et de les laisser traîner en longueur, même si elles paraissent et sont en réalité pénibles à exécuter. Éviter de remettre les choses au lendemain, dans l’éventualité qu’il n’y ait plus de lendemain. Surtout lorsqu’elles consistent à me faire « être ». Je ne veux pas avoir à cumuler les devoirs; il vaut mieux liquider toutes les tâches qui s’accrochent et s’imposent à moi à bras-le-corps. L’encroûtement mène à l’embourbement, à l’immobilité qui, elle, ne conduit nulle part, sauf vers la mort. Petit à petit, l’enracinement annule toute action délibérée en signe de combat contre cet extérieur qui est le soutènement de ce théâtre qu’est l’existence à ciel ouvert. Et dans ce cadre-là, il vaut mieux être plein que creux afin de pouvoir s’ancrer solidement à cette réalité qui tout autour détermine autant ma volonté d’agir que ce monde-ci qui me confronte par l’entremise de la matière encombrante. Pour sûr, il y en a qui en jouissent de cette matière, qui s’en réjouissent, qui s’en régalent, qui s’en fortifient. Ils s’en forment un blindage afin de protéger ce creux fragile en eux qui s’agrandit lentement au cœur de leurs entrailles, sinon dans les entrailles de leur cœur.



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Qui peut parvenir à son but les mains nues? Qui peut dominer le monde avec ses mains nues? Sans violence? Car il n’y aura jamais d’excuses à toute blessure infligée à n’importe quel corps abritant la vie. Chaque corps est un véhicule transportant un esprit transcendant; il renferme et protège en le contenant et en le maintenant en état d’être. Et cette biologie, quelle qu’elle soit, peu importe comment elle se présente à nous, - sous une de ses millions de formes, - n’a de valeur que si elle demeure intégralement intacte, immaculée. Toute agression, tout viol d’un corps étranger est une rupture à bien des égards, un enlèvement de quelque chose de crucial, de primordial, de vital, qui ne pourra jamais être réappropriée. Saboter quelqu’un et le priver pour toujours de cette étincelle de vie, voilà le mal. Mutiler, écorcher, couper, scier, désosser, saigner, dégraisser, manger, trouer, piquer, torturer, peler, démembrer, casser, fracasser, extraire, crever, écouler, vider, évider, dévider, frapper, rosser, éviscérer, écœurer, meurtrir, trucider, dévorer, assassiner, crocheter, brûler, percer, transpercer, dépecer, arracher, tirer, étirer, retirer, rapiécer, morceler, hacher, trimer, fracturer, battre, attendrir, délicatiser, défoncer, trancher, estropier, contusionner, blesser, léser, déchirer, écarteler, séparer, ôter, amputer, altérer, taillader, débiter, rôtir, sont là tous des verbes contre le corps. Moi je ne suis qu’un hésychaste, voire un omphalopsyque.



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Les yeux se ferment dare-dare alors qu’ils sont si difficiles à rouvrir. À la croisée des chemins, on s’envoie la main à qui mieux mieux à travers les vitres. Dans les contes de fées, j’ai toujours un faible pour la méchante. Les promenades sous le soleil, sur les bords de la rivière Saint-Charles, l’été, quand il y a plein de canards, de cormorans et de hérons qui pataugent et qui pêchent dans l’eau boueuse qui ne me donne pas le goût de m’y plonger, même si je crève de chaleur. J’ai surpris une fille sur la rue et elle m’a regardé stupéfaite avec ses yeux comme des billes noires; puis après, elle était là, mais en même temps, elle n’était pas là du tout, stoïque, et j’ai réalisé sur le coup que je pourrais aller la rejoindre dans cet « ailleurs » où elle devait bien se trouver. Beau dommage. Depuis, je vis un mélange de hauts et de bas, au rythme imposé par les autres autour qui peuplent mon quotidien. La plupart du temps, ça va, mais parfois, on dirait que rien ne va plus. On n’a pas le choix de se laisser influencer par l’extérieur, de vivre au rythme imposé par les autres autour qui peuplent notre quotidien.



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C’est l’amoncellement de négatif qui à la longue oblige à la chute, couronne ma tête d’une aura noire qui m’empêche ensuite de pouvoir y voir plus clair. Du coup, tout s’assombrit comme à l’approche d’un orage et ma vision du monde s’obscurcit, mon espérance s’enlise dans les stagnations des choses humaines. Tout finit par me peser et je réalise alors que j’ai aussi ce fardeau à porter sur mes épaules jusqu’à la fin indéterminée de mes jours.



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Il y a toujours d’agréables surprises pour ceux qui prennent part à la course de la vie et qui n’abandonnent jamais. Beaucoup le veulent, sans le savoir, sans jamais y avoir songé par eux-mêmes, mais ils se doutent toutefois inconsciemment qu’antérieurement ils ont connu quelque chose qui y ressemblait, sans y faire trop ouvertement mention. De toute manière, que ce soit en bas, en haut, à gauche ou à droite, la vie ici ne se résume pas juste à cela. En se levant le matin, en mettant le pied sur le plancher froid, les yeux encore collés ensemble par le sommeil, on ne sait pas trop encore quel bord toutes les choses vont prendre, par où va se diriger les évènements du jour, de quel côté tout va aller se fondre avec le néant situé au-delà de notre apparence et de notre matérialité trompeuses. Le plus souvent qu’autrement, tout semble se jouer à pile ou face, à roche, papier, ciseaux. Or l’important, c’est de se tenir debout malgré tout, au moins durant le pire, sinon, c’est continuellement un défi de tous les temps de vouloir se relever et d’ajouter un pas à la suite de l’autre, précédent, et ainsi de suite; n’est-ce pas cela qu’il y a de plus naturel en soi que de vouloir suivre sa voie, que de vouloir donner suite à son évolution personnelle dans le bien général?



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Les grands esprits se rencontrent. Un partage est appelé jusqu’à l’échange des fluides vitaux, des vitamines et des forces fraîches, du feu ravageur qui permet une meilleure recrudescence par la suite des fruits du travail et de la terre qui bat la chamade une fois cultivée par l’amour. Qu’y a-t-il à perdre de plus précieux que la vie? La conscience ou la raison? Je ne le demande pas vraiment. Pendant que les ondes Martenot parcourent actuellement l’air ambiant qui m’entoure, le fil de mes pensées prend d’autres tournants et se dirige ailleurs. Je tisse des réflexions en cours comme une araignée fabrique sa toile circulaire. Le danger est de se prendre dans son propre piège, ce qu’il faut évidemment éviter à tout prix. Toujours si possible ne faire que des lignes droites. Sans entrecoupements. Le hic, c’est de ne pas se contredire à toutes les deux ou trois phrases - comme je le fais dans cette logorrhée, - de là l’importance de demeurer dans sa seule et unique vérité, - vérité avec un v majuscule probablement, - et de laisser la construction navale à d’autres plus doués, experts en la matière, mais aussi sujet à sombrer et à disparaître à un moment donné. Comme si voguant sur lesdites ondes Martenot on se retrouvait renfloués, chavirés cul par-dessus tête, et entraînés jusqu’au fond sédimenté, d’où il est d’autant plus difficile de se sortir que l’on a justement touché le fond, un vrai fond de vase fangeuse. S’enfonçant sans cesse. Heureusement, tant et aussi longtemps que l’on résiste à l’envie de se mettre la tête dans le sable, il y a toujours une petite lumière à l’autre bout du tunnel, peut-être faible et mince lueur d’un minuscule point de la grosseur de la pointe d’une aiguille, mais lueur quand même, d’espoir et d’espérance. Malgré tout ce qui peut se produire mathématiquement, il faut garder les yeux fermés sur tous ces embranchements incommensurables, incalculables; on doit mener sa barque à bon port sans la moindre houle ni la moindre amplitude trop sévère. En pataugeant trop fort sur place on risque de provoquer des remous qui reviendront par la suite nous secouer en retour d’autant plus fortement que l’on aura décidé de frapper à cette surface sensible de nos mains rageuses. L’onde de choc revient toujours au galop au moment le moins attendu.



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C’est insidieux parfois comment on se laisse mener en bateau par n’importe quelle vogue, mode, singerie pure et simple. On tombe vite dans le panneau, on s’enfarge gauchement dans les racines du sentier pédestre. Mais qui veut se faire manipuler comme une mouche ou un papillon entre de gros doigts rugueux et surdimensionnés. Comme un pou qu’on tape. Quelque chose de vivant et de petit sur lequel on marche et à un moment « couic », un insecte est mort sous notre pas de géant, un pas de trop peut-être pour l’humanité toute entière. De « trop ». Je dirais même plus: de trop. Car il y a encore tant de choses à dire. Ça me coupe l’herbe. Moi qui dès le début n’avais même jamais envisagé qu’un jour. Il y a tellement d’autres façons de le comprendre et de l’expérimenter, que je n’aurais pas cru possibles. Des demi-vérités toujours; il n’y a que cela des demi-vérités partout et toujours, des fausses notes en staccato et des histoires à dormir. On ne peut pas vivre seulement de quelques fractions d’une chose, seulement d’eau. Enfin, je ne saisis pas tout moi-même, mais une chose est sûre. Tant que je serai là, il y aura assez de places entre les chaises et les places assises.



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Je ne suis pas une once de bruit, de bruit blanc, comme d’autres. Parce que plus on est vide à l’intérieur, plus on est conçu de rien ou bien d’une pile de choses puérils et frivoles; plus on fait du bruit, on malmène les objets, on brise, on crie, on se perd en perdant le contrôle sur soi, sur ce que l’on projette, balance autour, éparpille. Et ce n’est pas le trop-plein qui se déverse ainsi au-dehors, mais un trop-vide, une bulle d’air qui remplit à elle seule tout l’espace disponible, qui ne laisse plus de place pour d’autres potentialités, qui en expansion tasse hors de soi tout ce qui est soi en des sons infernaux de plusieurs variantes. La dissonance humaine exprime bien sur quoi justement elle repose de toute sa pesanteur transparente. Il n’est plus question de musique ici, aussi bizarre et expérimentale puisse-t-elle être. Ce n’est qu’un accaparement sans but. Le vide du silence ou bien le silence du vide occupe au grand dam l’espace vital, installe sans raison - et c’est le cas de le dire - sa toute-puissance tout comme un barrage de castor bloque l’accès à l’eau par exemple, dans un autre intérêt, singulier. Il y a tout de même bien une raison pour tout je suppose. C’est à se méprendre sur le sens de « raison ». C’est à en perdre cette raison entre guillemets.



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À court et à moyen terme, pour moi comme pour les autres, l’objectif premier est de pouvoir passer à travers les jours jour après jour, nuit après nuit, de se donner la force de vouloir foncer tête première coûte que coûte. La seule et unique solution n’est pas dans la fuite ou l’évitement, mais bien dans le courage à deux mains; une surcharge d’énergie inépuisable, un roulement efficace et de longue durée. Chaque journée « abattue », rangée derrière soi, si je puis dire, par l’ouvrage et le labeur silencieux, est une bagarre de plus de remportée en soi; mais il y a la guerre, le trophée de la guerre qui, à juste titre, n’est pas gagné d’avance, parole de sagesse. Chaque victoire quotidienne procure la force nécessaire à la victoire du lendemain, et ainsi de suite, de fil en aiguille; c’est la meilleure façon de se rendre jusqu’à la grande bataille finale et décisive de la vie, à la médaille d’or. Mais avant de pouvoir seulement y toucher, y voir son revers, les combats ne sont pas toujours faciles et les plaies et les blessures innombrables ne sont certainement pas de tout repos à encaisser et à endurer. Tout se gagne à la dure, à la sueur de son front et de bien d’autres parties anatomiques ici innommées; la moindre miette, le moindre millimètre, doit se mériter. Il y a tant d'efforts à fournir. C’est le moindre que je puisse dire.


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Dans mon intention de déambuler parmi les choses et les êtres qui forment le décor des lieux où je me trouve depuis toujours, ils sentent bien ce ludisme goguenard et cette ostentation jaculatoire caractéristiques du bonheur intrinsèque, cet abandon à la seule satisfaction d’être en particulier sans eux, multiples embuscades et déviances. Tout ce qui me ferait du bien, c’est de me transporter mollement d’une place à l’autre en jouissant le plus possible et de plus de choses futiles et stupides possibles aussi. Profiter des riens, se contenter de petites choses niaiseuses et banales comme avoir une brise d’air frais dans le visage, de pouvoir admirer les papillons qui volètent à ras le sol, de ressentir la chaleur bienfaitrice du soleil qui n’hésite plus à taper à certaines heures de tout son éclat sur les peaux mises à nu par sections, entre autres sur les membres totalement dégarnis de textiles et de tissus aussi doux et légers sont-ils. C’est cet effet qui me pousse dehors, ces effets secondaires qui rendent le tout si attractif et qui implante à la fois cette idée de oisiveté dans les esprits même les mieux faits. L’influence de la température y est pour beaucoup dans l’attitude à adopter journalièrement, au fil du temps qui s’installe avec ses humeurs propres et y demeure avec son cortège de réactions bénéfiques. La chaleur, entre autres, intensifie le mouvement, l’ardeur, les idées de grandeur et l’illusion de vouloir dormir parmi la végétation et les animaux de la forêt. Prendre de longue marche dans les bois; prendre son temps pas à pas afin de contempler la paix environnante qui s’y repose; humer le temps qui y fait son œuvre à une lenteur désarmante et d’y respirer les parfums de la mort en décomposition mêlés à ceux de la vie encore verte. Partout grouillent et s’affairent de petits êtres sommaires et presque invisibles tous voués à leurs tâches innées et à leurs instincts qui ne trompent pas. Sous le bleu inondant tout le ciel, je me laisserais aller au rythme des insectes et des oiseaux qui se promènent allègrement, attendant que la fatigue me quitte d’elle-même, que cette langueur qui traîne derrière moi en longueur disparaisse lentement de façon évanescente. La nature devrait tout de même s’accommoder de moi, tolérer mon aparté. Elle est le meilleur endroit où y rechercher la paix, mais elle n’accepte pas aussi facilement de l’accorder à tout le monde de façon aveugle, je présume.



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À propos, j’aurais certainement deux mots à dire, mais lesquels? Je n’ai que l’embarras du choix, il me semble, car des mots, il y en a partout, plein ma bouche surtout, les yeux et les oreilles. Seulement, c’est de les assembler afin de déclarer quelque chose qui compte, de jeter dans le monde du sens, du signifié qui se tient en nous, qui se terre, et qui nous dévoile par dehors, fait en sorte que l’on puisse sortir de soi afin de rentrer dans les autres, de se partager du moins avec ceux qui le veulent bien et avec le bien. Qu’ils attendent donc ceux à qui j’ai deux mots à leur dire. Si ce n’était juste de moi, j’en aurais au moins pour un petit livre, un opuscule. Comme en ce moment. Je déclare, je parle, je radote, je répète, j’articule, j’émets, je déblatère, je déraisonne, j’oraisonne, je débite, je transmets, j’élucubre, j’ajoute, je crie, je marmonne, je récite, je dis, redis, médis, je vocifère aussi, comme un serpent qui crache toute la sialorrhée de son existence en un sifflement pas rassurant. Bref, à la longue, est-ce que tous ces alignements de mots valent quelque chose? Le contenu de leurs caractères se révèle-t-il également pour tous et chacun? Sont-ce là des questions pertinentes? Ou bien l’oracle logomachique d’un fou? Un délire de fou? Aurais-je bientôt fini de poser toutes ces questions assommantes? Et bien les réponses en sont chronologiquement : oui, non, oui, non, oui, non. Oui j’aime jouer avec eux, parce qu’aussi, je me crois souvent joué par eux. C’est un jeu qui se joue à deux. Il faut être deux afin de danser le tango. Quand on est deux, ça va deux fois mieux. Tout est mots. On peut les permuter à l’infini, et il y aura toujours du sens



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Il vient un stade où tout fourche, se divise, se scinde, comme une branche d’arbre qui n’en finit plus de se séparer et de rapetisser par le fait même à chaque point subdivisionnaire. Et dans tout ce fouillis qui sait comment s’y retrouver, se frayer un chemin même sans sombrer tout de suite ou encore en arracher pendant longtemps. Tout comme tout peut aussi se rompre et se casser sec. Il faut savoir y voir drôlement clair à travers ce fatras inextricable qu’est la vie au sens large, en comptant toute la multitude des êtres dissemblables qui s’y trouvent et qui folâtrent ensemble sur la même planète, du même système solaire, de la même galaxie, du même univers après tout. Et moi le premier, je m’accorde un sursis afin de ne pas avancer, croître, et je ne peux être que la seule cause à mon égarement, à mon amaurose, puisqu’il n’y a personne ici à qui demander son chemin; chacun chemine selon le trajet qu’il porte en lui comme une mappemonde précise de sa destinée, seulement il faut savoir lire et décoder les signes et les langages afin de bien pouvoir s’orienter. On n’a jamais assez d’outils et de recours sous la main en cas de situation incontrôlable. Il faut apprendre à évoluer en toute puissance et maîtrise de soi si l’on souhaite ardemment monter les marches qui mènent assurément petit à petit au premier « être » primordial et créateur de tout le créer, la raison de tout, paternel de l’existant. Et pour cela, il vaut mieux garder la forme, et garder la forme, c’est interdire à l’eau noire de pouvoir entrer, c’est s’imperméabiliser contre les obscurités du monde extérieur qui cherchent à couvrir les multiples sources de lumière qui agissent dans et pour l’ensemble de l’univers. Je le ressens quand je ferme les yeux et me laisse engloutir en voyage dans ce biotope autour duquel forcément je me constitue non pas par moi-même mais bien par une entité supérieure à tout, père et mère à la fois? Même je peux entendre cette voix, écouter cette présence qui guide et conseille prophylactiquement, m’entretenir avec elle dans une immobilité et un silence parfaits.



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Oui je m’explique avec des solécismes. Comme je peux. Tout va bien. Tout semble bien aller en tous cas jusqu’à maintenant; je continue à espérer que le reste se terminera bien aussi. Je me sens tellement plus heureux quand il y a peu ou presque pas d’amplitude entre l’euphorie et la dépression. Parfois cela se produit dans la même journée; le vent tourne de bord et au lieu de se renmieuter, ça s’empironne. On passe de la partie amusante au bout difficile, du fruit frais à la déconfiture, et ce, en un rien de temps. C’est comme virer son capot de bord sur un dix cennes. Changement de cap à cent quatre-vingt degrés. On ne sait jamais au juste quand s’y en attendre et puis, paf! tout d’un coup, tout tourne au pire. Tout ce qui flottait au-dessus de la surface descend maintenant irrémédiablement en-dessous; le positif devient désormais négatif; ce qui était blanc et léger a été transformé brusquement, par on ne sait trop quel malheur, en quelque chose d’un noir lourd et envahissant, presque vertigineux. Mais je suis comme un trilobite protégé par son tégument segmenté, bien à l’abri des exécrables conditions et des menaces et de probablement bien d’autres catastrophes aussi. Me plaindre serait une aberration. J’avance à pas lents mais sûrs. J’ai tout le temps à cette vitesse de m’orienter dans la bonne voie, dans la seule direction qui s’impose à l’esprit qui rêve de s’envoler d’ici, qui tient aussi à ne surtout pas partir d’ici en vain, c’est-à-dire, d’en rapporter ce qu’il y a de plus précieux, ce pour quoi nous sommes d’ailleurs ici et je fais allusion justement à cette innommable préciosité qu’est le… mais le monde dans son entier sait de toute façon à quoi je fais référence. C’est que je n’ai jamais eu au fond le courage de le dire à voix haute, quand tout le monde était autour et qu’il était justement là, prêt à écouter; or, je ne suis pas certain, en fait; je suis très loin de penser qu’il pourrait être même un jour prêt véritablement à entendre ce que j’aurais à déclarer à son sujet et au mien également, sans discrimination ni favoritisme, s’il en fut, car je pense que ses oreilles exploseraient sans doute comme si il y avait eu de la dynamite à l’intérieur, une décharge quelconque d’un coup sec qui d’une seconde à l’autre sans signe précurseur aurait fait tout revoler en mille millions d’éclats superbes, en perte et en dommage, puisque la vie n’est pas destruction mais création dans ce monde et que les rébarbatifs qui gâchent tout sont ceux qui ne peuvent tolérer de m’écouter plus avant, d’écouter l’opposition de ce qu’ils sont de l’autre côté du miroir, dans l’autre sens, à contre-courant, inversement ils se crampent dans leur position fautive dès l’instant précis où elle s’enclenche pour de bon en eux pour ne plus jamais en démordre de leur vivant par la suite, cependant, après, il est justement trop tard parce que mort on ne va plus très loin et encore moins très haut, parce que la mort limite et punit tout à la fois celui ou celle qui ne prend pas garde aux sérieux avertissements émis à leur intention et qu’ils s’amusent à ignorer ou bien encore pire qu’ils ignorent parce qu’ils s’amusent trop et en tout temps finalement puisqu’ils ne s’arrêtent jamais, en sont jamais assez rassasiés et j’irais même jusqu’à dire qu’ils ont basé leur existence sur ce principe éphémère et ludique du divertissement continuel et ininterrompu parce que s’ils venaient à s’interrompre un jour cela les mènerait à se voir et à se connaître tels qu’ils sont à ma vue et cela je sais par expérience qu’ils n’aimeraient pas cela du tout, au risque aussi de tout détruire autour d’eux en s’autodétruisant eux-mêmes sans l’aide de personne qui ne sont de toute façon pour eux que des miroirs qu’ils veulent à tout prix éviter au mieux afin ne pas se blesser, de se faire du tort, du mal, de se ronger les sangs, d’en venir à la conclusion après un certain temps que force est d’admettre leur nullité et leur faiblesse ridicule et risible bien qu’un doute effleure toujours l’esprit de leur vanité, de leur valeur nulle quand on n’a pas beaucoup d’estime de soi à nos yeux et qu’il vaut mieux de s’accommoder constamment de ce qu’il y a de plus médiocre parce que l’on ne vaut pas grand-chose, et que même d’essayer ça n’en vaut pas la peine ni même la chandelle alors ils abandonnent aux plus forts la poche comme on dit et on verra bien ce que ça donnera avec le temps j’imagine en tous cas je tente de m’imaginer leur manière de penser et de voir, de se voir, enfin bref, de comment ils se regardent face à face entre eux, entre ceux qui sont pareils, entre tous ceux qui se ressemblent sur ce point, entre tous ceux qui partagent cette même vision macabre de soi où tout effort et désir de perfection sont tout à fait inutiles.



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Le ciel est une mer. Une noirceur mouillée s’accroche désespérément aux arbres et aux immeubles, privant tout le reste de l’éclat, même réduit, du soleil. Le jour s’embrouille et une certaine vivacité s’écoule de soi, se gaspille en se répandant d’un effet nul et inutile par le fait même. Il n’y a rien comme la véritable action du soleil et de sa chaleur bienfaisante trop souvent prise pour acquis, dont nous nous en dispensons les droits aussi trop rapidement. Le vent est à cheval et galope vite, chauffe ses naseaux comme des cheminées de paquebot. Pour leur part les nuages se sont écartés et amincis, ont laissé à cette lumière orange un peu d’espace libre où elle puisse s’épanouir après une absence. Pour notre bien. Après l’eau, la chaleur. Je ne le sentais pas tout à fait, je veux dire, tout ça, la vie, l’enclenchement de ses éléments, cette fibre que je dois avoir chaque minute si je veux pouvoir passer ici une bonne existence qui ne me mènera pas en bout de ligne à rien. Ce n’est en fait seulement qu’une phrase abstruse pour dire que je ne me serais pas fait prier pour rester couché, bien emmitouflé dans mes draps chauds de la nuit, que ça ne me le disait pas du tout. De toute façon, il est maintenant trop tard pour en parler puisque ce segment de journée tant apprécié est terminé jusqu’à demain. Je ne suis pas encore un grabataire fini. Alors que je prends ici une partie du temps de ma vraie liberté afin de me commettre, d’en dire trop à ce sujet.



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Il n’y a pas grand-chose d’inutile du moment que l’on sait comment les prendre, comment les traiter et se servir de ces parcelles de significations qui flottent en morceaux ridiculement petits, voire microscopiques ou bien moléculaires, et dont il faut en recréer l’assemblage premier afin de bien connaître et de se rendre compte en fait que le temps passé, dispensé ici-bas, est un casse-tête dans le désordre du monde, une courtepointe d’atomes liés ensemble par le seul principe d’existence qui les forcent à interagir avec tout le reste qui entoure, qui contient, et qui détermine aussi d’une certaine façon ce que nous sommes nous dans ce puzzle universel, mosaïque harmonieuse quand les éléments justement s’harmonisent entre eux, se tissent main dans la main solidement en une chaîne unie, unificatrice, dans le but de donner lieu et libre cours à la fois au tout, à l’ensemble des parties en synthèse entre elles. Sinon, dans les cas contraires, il y a un écroulement qui survient, des éboulements qui apparaissent avec toutes les conséquences nuisibles liées à la destruction et à la souffrance, à la mort, bref, se morcelant de nouveau afin de retrouver cet état originel du chaos, des tourbillons aléatoires, de cette soupe primitive qui contient dans un récipient approprié tous les ingrédients désorganisés, encore non soudés entre eux par des mains habiles et invisibles d’une puissance nettement supérieure qui nous échappe par sa grandeur et sa provenance depuis l’absolu avec lequel il y a encore beaucoup de difficultés pour nous de rejoindre et de comprendre, d’organiser dans nos têtes sous forme d’idées claires et précises, du moins imaginables, car nous sommes inévitablement trop terre-à-terre, concrètement soumis aux contraintes matérielles, aux complications dues à la modernité de notre monde qui ne se soucie maintenant plus que d’une poignée de choses éphémères et presque farfelues, superfétatoires à côté de la divinité qui chapeaute tout le « connu » au-delà nos perceptions, ce que l’on n’a pas encore connu, ce qui n’est pas encore connu - ce qui est à venir - enfin. Il y a un cheminement en tant qu’être, puis un cheminement en tant que race humaine, et certainement y en a-t-il un à l’échelle de l’univers tout comme il y en a un pour les mouches et les éphémères, au point peut-être même où l’infinitésimal rejoint le plus grand ordre de grandeur en une boucle dans laquelle tout provient, agit et accomplit pour le bien et des raisons pour nous encore intraduisibles à la bassesse de notre échelle, étant confinés aux pieds de l’évolution vers un état inconcevable encore, vers une supériorité totale et complète sur la matière entre autres et à peu près tout le reste je présume, jusqu’au cœur surpuissant d’un dieu lui-même, en sa personne qui « doit » se manifester nécessairement en un « lieu » ou en un « état » sans doute grandissimement magnifique et suprême.



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Parfois, il y a à se demander, sincèrement, si il n’y a pas par hasard des êtres qui ne possèderaient pas un égoïsme démesurément colossal, en terme de surface, qu’ils en viendraient même à dépasser en grandeur le dieu lui-même de tout l’univers dans son entièreté, parce que, sinon, ce serait tant qu’à moi dommage et triste de battre ces sortes de records peu enviables. Je dirais, afin de les décrier au moins une fois, puisque à l’occasion cela me démange, me gratte, me titille, me pique, me renfrogne, me tracasse, me pèse, m’énerve, m’agace, me débite, me déçois, m’irrite, me contraint, m’exaspère, me retrousse, me révulse, me glace, m’empêche, me rejette, me repousse, me travaille, me ronge, me gruge, me suce, me draine, me vide, me démet, me soustrait, me divise, me morcelle, me démembre, me disjoint, me dégoute même, m’amoindrit, me diminue, me fracasse, m’entérine, m’éboule, m’effondre, m’effrite, m’effiloche, enfin, pour tout dire, me fait mal, me blesse, m’hachure, me strie, jusqu’au sang puis jusqu’à l’os, jusqu’au cœur d’un geste ultime et fatal.



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La volonté de fer de faire importe davantage que le « faire » tout court dans le sens que l’idée ou la pensée pour être plus juste à toujours précédé sa réalisation, a toujours auguré sa création dans l’espace concret qui s’est étalé petit à petit au cours des millions, des milliards d’années de hasardements, ce qui n’est pas rien quand on y songe un tant soit peu; il y aura fallu tout un plan afin de réunir en une seule et même création ces deux opposés complémentaires, puisque nous nous retrouvons depuis le long de cette bordure, point de rencontre allongé entre ces deux concepts dyadiques aussi, sorte en fin de compte de dualité complémentaire, qui engendre à la frontière de leur affrontement des étincelles de vie, des déclenchements de quelque chose de troisième, un enfantement même peut-être de représentants d’une force mais dans une autre forme, reflet de miroir où tout s’y retrouve inversé, comme deux parties que l’on assemble en tournant l’une sur l’autre et où est-ce qu’il y a cette surface de frottement entre les deux il y a aussi une excitation, un réchauffement des atomes qui ainsi donne lieu à une nouvelle et troisième partie. Et dans cette brèche, il y a toutes les possibilités d’un monde nouveau qui ne veut pas naître encore, qui n’est pas encore prêt d’aboutir à une maturité sociale ni même individuelle, car c’est bien là le plus difficile, cette application en fait de certaines valeurs communes, mais issues de où, de qui, de quoi, personne de s’entend encore là-dessus, comment grosso modo peuvent s’entendre sept milliards et quelques de personnes ensemble.



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Là, il y a la certitude de ne pas se faire enterrer par tous ces hurlements de peur et de meurtres qui viennent du fin fond du monde, dans ces bas-fonds inconcevables pour qui veut au contraire s’en sortir pour toujours, pour ne plus jamais courir le risque de devoir y retourner un jour. Il y a ceux qui finissent par tirer une leçon de ce qu’ils vivent et endurent du coup, qui manifestent un désir de grimper les degrés un par un vers le haut plutôt que de continuer à s’enfoncer inutilement dans l’enfer que l’homme a creusé en-dessous de lui afin d’y celer ses infâmes secrets. Voici une dichotomie que peut éviter l’homme juste et bon, d’abord envers lui-même, puis envers les autres, surtout, sans les oublier. Voilà ce qui me pesait de dire au vent, aux voitures qui passent, aux mouchent prises dans les moustiquaires, au chiendent qui pousse entre les craquelures des trottoirs et les bordures des rues. En vérité, ce sont de bonnes nouvelles pour tout le monde. Pour ceux qui sont comme moi, en tous cas. Car moi, je veux toujours toucher les étoiles, partir même vers elles; mon esprit ne semble pas véritablement bien ancré dans mon crâne, n’est pas bien contenu entre ces parois osseuses. J’ai l’impression de craquer comme un œuf et de m’écouler en travers un interstice de la coquille, et ainsi, de m’évader comme si la gravité n’avait plus aucun effet sur moi. Comme un gaz plus léger que l’air.



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Changer de forme et d’état, c’est un peu se clarifier, passer au travers un filtre qui a pour fonction de séparer le bon du mauvais, d’éliminer les différentes scories qui empêchent le procédé, qui nuisent au processus par lequel je réussirai à m’en sortir afin de réellement pouvoir m’accrocher définitivement à ses étoiles au-dessus de moi qui ne demandent finalement qu’à m’éclairer de l’intérieur. Tout paraît raté et infecte ici, avec raison, mais en s’élevant, on laisse tout ça loin derrière, enfoui en bas en faisant une croix dessus. Les mains me chauffent par l’espoir de bâtir mieux. Je pourrais affirmer même que mes mains me brûlent d’envie de distribuer ce qui manque, de redonner ce qu’il y a en trop, de partager s’il le faut les aptitudes à adopter. Bien que je ne possède pas le pouvoir de transformer, je peux à tout le moins montrer par où je me suis mis à marcher avec certitude vers le cœur des choses et les choses du cœur.



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Une aura se lève comme le vent à ce moment précis, informant du coup cette entrée en matière. Un voile se jette sur les yeux et en change profondément la vue d’ensemble, la vue aussi des détails précis, mais en revanche, quelle percée! Je vois tout à travers. Les yeux, partie intégrante du cerveau, qui se tournent vers l’intérieur, voient en-dedans comme en-dehors, percent toutes les matières visibles et invisibles. Plus rien échappe alors au balayage progressif de ce regard tourné sur lui-même, relié à l’ordinateur central qui s’affaire aux traitements de toutes ces données recueillies au fur et à mesure de l’investigation. Une auto-analyse est recommandée. Comme une caméra de surveillance braquée sur un stationnement désert en pleine nuit, il faut garder toute sa vigilance dans ce genre d’aventure en soi, car ici personne au grand jamais ne pourra venir offrir un coup de main; on agit de ce point en solitaire extrême, dans la solitude la plus parfaite, parce qu’on est vraiment décidé à mettre en pratique le « connais-toi toi-même » célèbre chez tous les êtres spirituels qui se respectent, chez tous ceux qui ont pu d’une manière ou d’une autre rejoindre le mitan de quelque chose.



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Je suis en cavale dans mon crâne, sans monture ni montée. Seul au beau milieu d’un grand champ plat. Tout nu, pas de bas. Et je hurle à la lune en plein jour, sous les nuages de midi. Je voudrais bien dialoguer avec quelqu’un, mais il n’y a personne, et de toute façon, je n’ai même pas de pistolet. Alors je regarde partout les tumultes. Les coups de vent comme des fusils, les ombres qui longent les murs dans la poussière des villes sales. Triste, je ne sais pas jouer de l’harmonica. Et les chevaux ne m’aiment pas beaucoup par les temps qui courent avec eux. Ce n’est pas une course à faire après tout. Il n’y a pas de duel en vue non plus puisqu’il n’y a pas âme qui vive ici, dans peut-être bien cette sorte de rêve éveillé auquel je m’adonne dans mes transports d’idiomes. Au lieu de convaincre quiconque d’embarquer, je me laisse guider moi-même vers des contrées inconnues dont je n’ai pas la frousse de visiter seul et non armé. Je ne pourrai sans doute pas aller bien loin ni me perdre, étant donné cette prudence qui me caractérise fort bien de ma personne. Je ne suis plus trop du genre téméraire pour être téméraire. On dit toujours prendre des risques « calculés », mais peut-on vraiment calculer le risque? Cela donne des scènes farfelues, des inventions superfétatoires aussi. Heureusement, le ridicule ne tue pas. Il s’agit plutôt comme d’une sorte de menace au-dessus de nos têtes, comme un entonnoir tourbillonnant sur lui-même d’une quasi fureur de vouloir tout noyer et arracher sur son passage. Surtout, les premiers signes font peur, quand la noirceur s’installe par degré, quand tout fonce de plus en plus jusqu’à atteindre presque le noir de l’encre de Chine ou de calmar. Puis les arcs électriques qui bariolent cette masse de haut en bas puis de bas en haut et fouettent d’une lumière vive et brève les vents affolés qui décrivent des cercles d’une rage pluvieuse. Surtout que je ne bois pas plus qu’un oiseau. Et malgré ce que tout le monde pourrait penser, je ne suis pas un misanthrope. J’ai de la misère à sortir de mon patelin, c’est vrai. Je reste ici pour m'occuper de mes fesses. J’aime Limoilou.


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Je ne suis au fond qu’un acétate projeté sur un mur blanc, d’un blanc plus très frais, cassé, « caca d’oie ». Il y a comme une lumière qui passe à travers moi en laissant sur le dit mur l’empreinte grossière de ma personne, intimement. Ombres chinoises, jeux de mains, carton-pâte, brocoli, eau de vaisselle. Pourquoi cette énumération subite? Je n’en sais rien; je crois comprendre que le démon vient de s’emparer des touches du clavier qu’il presse d’une allure fulgurante; je peux en témoigner, puisque je n’ai jamais écrit ainsi aussi vite de ma vie, vinaigrette, turbo, plat du jour et carte des vingt-un personnages algorithmiques. Poussières, coussins, ours aussi. Je ne sais plus quel est ce délire et quel est cet autre, qui se relaient, se suivent et se ressemblent. Je vais bientôt me perdre en chemin, je le sens que ça vient d’une minute à l’autre, d’une seconde à l’autre, d’un instant à l’autre, d’une mer à l’autre, d’un pôle à l’autre, d’une épaule à l’autre, d’un mensonge à l’autre, d’un saut à l’autre, d’une sœur à l’autre, d’un bord à l’autre et du bord à l’eau. À l’eau pour boire, évidemment. Bref, fief, chef, derechef, il n’y a plus rien à craindre, la déferlante a passé, le raz-de-marée a sévi, puis l’eau se retire lentement mais sûrement sous le bleu du ciel qui reprend aussitôt furtivement sa couleur paisible en même temps que la paix qui revient.



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Je m’étale comme une beurrée de beurre d’arachides crémeux sous le soleil, je me dévoile en cachette par des caractères noirs sur le blanc du désert en papier. Je ne sais jamais trop où tout cela peut me mener en fin du compte, mais j’y suis tout de même toujours au seuil, sur le bord de l’abîme de mon être qui s’enfonce semble-t-il dans l’espace et le temps inexplorés au cœur de mon corps dans lequel je me retrouve en toute conscience. À l’image de celui qui s’essuie la bouche après avoir mangé un banana split format géant en période de chaleur dite accablante, je me laisse sous forme de traces exposé en long et en large dans une certaine profondeur au fond de laquelle je ne me rendrai probablement jamais étant donné l’immensité du gouffre qui finalement me constitue in petto. C’est étrangement la seule manière que j’ai trouvée afin de ne pas me laisser avaler par en-dedans que d’écrire en codes secrets qui je fais, qu’est-ce qui m’est. De me dévoiler un peu ne peut pas me nuire, mais au contraire, m’aider à continuer de me définir de plus en plus précisément à mes propres yeux, en face de ma propre conscience ainsi de plus en plus développée et en connaissance de soi et de tous ces moyens disponibles, ces dons comme j’oserais les appeler d’une certaine manière puisque cela me semble vrai, palpable et concret, quoique subtil, fin et discret même pour moi. Il faut savoir lire et les lignes et entre les lignes aussi, là où il y a tout à comprendre, par où s’explique clairement les deux faces d’un même revers, d’une même médaille, c’est-à-dire que peu importe la direction prise ou à prendre



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JE pensais que TU disais qu’IL fallait que NOUS partions VOUS rejoindre là où ILS sont tous. - C’était écrit sur un bout de papier oublié; je l’y avais inscrit là en y pensant comme ça venait. Maintenant, plus de danger de perdre cette énonciation, cette phrase qui n’a pas trouvé jusqu’à présent sa place nulle part. Elle est ainsi prise hors d’un contexte qui n’a jamais existé et n’en trouvera probablement jamais. En attendant, je vais la garder ici, en sûreté, en prendre soin et la placer au besoin quelque part si je trouve quelque chose pour elle un de ces quatre. Elle est orpheline, elle n’appartient à aucun ouvrage quelconque. Peut-être n’en mérite-t-elle pas, au fond, vu l’exercice de style dont elle est affublée. Pauvre elle. Au moins je vais pouvoir jeter au recyclage le bout de papier qui l'a vue naître et contenue, ce qui sera déjà ça de gagné pour la société.



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Je rêve ou je me parle littéralement tout seul par écrit? Je pourrais sans doute aussi me poser des questions et je répondrais probablement sur le même ton. Comme : « Tu es sûr que ça va Simon? » « Oui, oui » que je me dirais comme un écho, avec la même voix que celle de la question. En lisant on ne peut pas se rendre compte du son de la voix que j’ai pris en faisant parler littéralement l’« auteur ». Ainsi, en cet instant, j’écris, je tape les lettres une après l’autre, mais à cet instant, maintenant, « je parle de vive voix, en articulant ma propre bouche et en projetant le son du fond de ma gorge. M’entendez-vous? » Hélas! Personne n’a entendu, personne ne m’entend réellement, ni dans sa tête, ni dans ses oreilles. Je ne suis pourtant pas muet. Tout cela seulement pour en venir à affirmer que je ne suis pas sourd non plus, que je parle tout seul comme les fous dans la rue, les déséquilibrés qui déambulent en hochant la tête et en marmonnant des sottises sans importance à part pour eux-mêmes, et encore... Qu’est-ce qu’ils peuvent bien se dire? Est-ce que cela vaudrait la peine de mettre toutes ces phrases énoncées dans la solitude par écrit? Moi je serais curieux de lire ça. C’est sûr qu’il n’y a que moi qui comprends ce que je suis en train de sous-tendre comme un filet de pêche ou un hamac, mais c’est parce que d’une certaine manière, ça fait du bien. Écrire fait de toute façon toujours du bien, peu importe les niaiseries que l’on s’amuse à proclamer. Et puis tant que ça sort pourquoi s’arrêter, regardez-moi comme je suis rendu loin; j’ai perdu le contrôle et je peux bien maintenant écrire pet, trou, bop, cul, hip, qu’est-ce que ça peut bien faire ou changer? Ici je suis libre comme une bouteille à la mer. Je suis libre comme l’air, malgré que je n’en ai pas l’air.



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Parfois il ne faut que si peu pour faire une histoire, pour créer un voyage hors des temps et des espaces connus, véritables. Juste à sortir dehors. Prendre l’air. Prendre l’air pas juste avec les mains, mais avec les poumons aussi, sans oublier d’en projeter une grande partie entre les deux oreilles afin de bien aérer l’esprit et les idées qu’il contient, plutôt qu’il réussit tout juste à contenir. J’aime qu’à toutes les cinq minutes, l’air d’une pièce ne soit plus le même. Qu’il y ait un rafraîchissement continu, un changement de masse d’air, une purification continuelle; j’ai horreur du renfermé, de l’odeur de renfermé, des remugles, des imprégnations d’odeurs irrespirables dans les choses environnantes. Ainsi, quand je sors dehors, n’est-ce pas l’idéal?



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Le soleil est là pour tous, sans exception. Alors je contemple ce que sera ce jour pour moi. Au mieux ce qu’il pourrait être, puisqu’il devra apporter quelque chose, soit de l’avancement, ou beaucoup de repos. Je me sens les yeux gonflés, les contours habités d’une légère enflure de fatigue anaglyptique. J’ai une tête de pervers avec tout cet ahan trop apparent dans mes traits. Avec le blanc de l’œil un peu plus rouge dans les coins et cette grosse trace noire qui se creuse en-dessous de chaque orbite, je ressemble sans nul doute davantage à un macchabée qu’à un mannequin d’envergure internationale. Les années me rentrent littéralement dans le corps une à une semble-t-il, et veulent me ressortir par le regard, ce qui m’affuble d’une affreuse allure d’alcoolique, sinon de fêtard, chose à laquelle je n’ai même pas le plaisir ni la force de m’adonner. De là on peut certainement tirer une autre preuve selon laquelle les apparences sont la plupart du temps définitivement sournoises. Apparences auxquelles il ne faut pas immédiatement ni innocemment se fier, mais plutôt se méfier. Car malgré tout, malgré les rougeurs et la fatigue occasionnées par cet excès de lumière et de chaleur, c’est au soleil que je dois mon état en voie de ressourcement. J’intègre et acquiers lentement ses attributs et sa force après quelques jours d’exposition.



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Trop de choses, trop de possessions rendent malvoyant, éborgné, amblyope, remplissent le regard de conjonctivites et de cataractes. Il faut pouvoir voir au-delà afin de ne pas s’abîmer les yeux, de ne pas se rendre tel qu’Œdipe, pris dans le cercle de son amour aveugle. Car oui le plus important est de regarder vers l’avant, mais toujours en maintenant de temps à autre un coup d’œil en arrière, sur les côtés aussi; les coups peuvent venir de partout, principalement de où est-ce que l’on s’y en attend le moins. Et le réservoir de son regard, c’est la conscience qui s’élargit à mesure que l’on voit, que la vision agrandit le champ de notre action, le pouvoir de notre rayonnement. Il faut avoir cette vision panoptique du monde en cours. Et s’il y a d’autres lumières rencontrées en chemin, elles peuvent s’additionner et ainsi renforcer et illuminer davantage une piste ou un lieu comme un catadioptre chatoyant.




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Au risque de m’obstiner avec Gorgias.



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Si les mots servent à circonscrire, à préciser, à délimiter, à identifier, à cerner, à définir, à caractériser, à étudier, je me demande si je suis en train de me déterminer ou bien de m’écouler sans consistance comme de l’eau ou toute autre sorte de liquide. Comme du sable fin aussi, ou de la fleur de sel, ou du sucre blanc raffiné. Sans consistance comme quelque chose d’insaisissable, sans teneur. Je me dissout en empruntant tous ces mots, je me décompose au lieu de composer; je me heurte à ma capacité de véritablement créer, d’organiser mon œuvre en fonction de ma propre existence. Enfin, d’utiliser mon pouvoir de fiction, d’inventer, de mélanger subtilement le vrai d’avec du faux, du rêvé. Il faut que ça sorte, - un peu n’importe comment il faut que je le spécifie, - pour que je puisse parvenir à mes fins, à la fin. Car au lieu de réfléchir et d’écrire ensuite, là, je me réfléchis par écrit, je saute une étape dans le processus. Ça va plus vite et je me foute pas mal de ce qui s’y retrouve parfois, à me surprendre moi-même. C’est lorsque je finis d’écrire que je me relis et que je me mets du coup à réfléchir sur ce que j’ai écrit consciemment ou inconsciemment. Parfois il y a de quoi surprendre, parfois il n’y a aucun rapport comme on dit. C’est drôle. C’est davantage comme un travail d’exploration, un laboratoire d’écriture; je n’invente absolument rien, seulement je crois saisir son utilité, son rôle, sa fonction dans toutes les circonstances qui impliquent l’écriture. Comme en ce moment, par exemple, je ne sais pas trop vers quoi je m’en vais avec ce propos improvisé sur l’écriture, mais à force de graviter autour de ce sujet-là, je vais assurément à un moment donné finir par avoir fait plusieurs fois le tour et commencer à y apporter une certaine lumière; il y a bien un point à atteindre où j’aurai probablement tout dit, sur lequel je me serai vidé, comme suivant une indigestion, un refoulement au niveau du métabolisme tout entier.





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En réalité, aucune matière n’est éternelle, pas même les étoiles. Alors nous? Qu’advient-il de nous? De moi? Que vais-je devenir à force d’usure, de lente désintégration? Toutes ces questions m’empêchent de ne pas m’en faire, ne m’évitent pas toutes ces tracasseries. 



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Je m’engouffre dans les catacombes de ma vie pour ainsi dire, sans prendre garde de m’étouffer ou non, de suffoquer à cause de toute cette noirceur qui guette, qui enrobe les choses d’une aura malsaine de mauvais sentiments. Le but est de traverser sans encombres, sans entraves, sans obstacles, les yeux fermés, sûr de soi. Comme un guerrier qui part en confiance en ses moyens, invincible. Combattre l’enfer au fer rouge. Épée contre épée. Métal sur métal. En légitime défense. J’explose comme un soleil en milliards de captations par mes sens aigus et aiguisés. Je ne rayonne pas pour me diffuser, mais plutôt pour capter des données sur mon environnement et les êtres qui le composent.



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C’est un don somme toute de la conscience qui s’élargit, prend de l’ampleur, du volume, comme si elle avait été shampouinée avec un produit de marque dans le domaine et qu’elle aurait pris du corps et un parfum de fleurs des champs célestes. Souple et légère comme mon âme qui ainsi a tendance à s’élever, à vouloir partir au vent parce qu’elle lâche prise la terre tranquillement et tous ces éléments de perdition qui viennent avec elle. Le monde se répand à l’image d’une maladie infectieuse qui endommage et détruit la matière saine déjà en place; il vient corrompre l’ordre et le naturel des choses préétablis par des mains d’une entité autocratique. Et alors, que pouvons-nous y faire d’autre que de s’intégrer à son mouvement et de se laisser emporter dans sa rivière au plus ou moins long cours.




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Ils ne savent plus où aller ni quoi faire dans le cercle de leur défaite, emprisonnés dans leur échec. Ils n’ont plus la motivation requise pour se tenir debout et cultiver la victoire, le désir de gagner et vaincre de l’intérieur leurs angoisses et leur peur maladive. Et malgré les apparences, il y en a beaucoup plus que l’on pense qui se soignent, qui se traînent, qui gisent même dans leur mort lente à force de ne plus pouvoir se relever de chaque misère, de chaque douleur reçue, écrasés qu’ils sont jusqu’à terre, face contre terre, au point de pouvoir humer l’odeur de ce sol sur lequel avant eux tant d’autres sont déjà passés, souvent dans de pires conditions. C’est une route qui n’est pas facile, qui n’est pas faite pour les premiers venus; ceux qui n’en reviennent pas en ont déjà vues d’autres auparavant. D’une certaine façon, oui, c’est une consécration, oui, c’est un passage d’une étape à une autre, d’un monde à un autre.



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Je peux m’attarder et traiter du vent, du vide, de l’air, de l’espace, enfin, du néant qui me constitue en ce moment même et qui m’oblige à utiliser des mots à l’infini pour en fin de compte en arriver à rien, à signifier du vide. Mais n’est-ce pas avec une multitude de petits riens qu’on en arrive au tout, qu’avec d’innombrables détails on en vient à une grande finalité? Par contre, une certaine paresse, justifiée, sans doute, m’interpelle plus qu’à l’habitude, m’enjôle, m’invite à me joindre à la paralysie de toutes mes fonctions physiques et mentales. Je me vois forcé à ne plus même réagir sinon à cet appel au repos, à partager du bon temps avec l’univers dans son ensemble. Cependant, je ne veux pas m’endormir d’un long sommeil regrettable, même au risque bénéfique de me réveiller aussi frais qu’une rose du matin. Je parle pour moi, mais dans mon cas, je ne voudrais pas demeurer statique; je dois produire quelque chose de bon en plus d’en revenir à un état plus stable, plus proche du point de départ, c’est-à-dire, dans de bonnes dispositions de corps et d’esprit.





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Et la tête dans le vent, je prendrai bien le temps d’avaler ma tasse, de me cuivrer encore davantage jusqu’au lendemain. Chaque jour est une opportunité dans une vie, une autre occasion de se lever. C’est un autre départ à neuf, un recommencement à zéro, bref, une autre chance de faire valoir ce que l’on est. Il faut demeurer aux aguets et sauter sur le moment d’agir pour le bien, pour son bien, sinon personne ne le fera pour nous. Et puis, c’est tellement important pour soi de veiller aux grains, de s’adonner à la construction de son château-fort intérieur, de sa bastille, tant que possible imprenable. Chacun doit avoir son endroit central où se réfugier dans son intégralité ainsi inviolable. Mais ce n’est pas tout. Il ne suffit pas de protéger ce qu’il y a d’acquis, mais bien plutôt de s’affairer à accumuler ce dont on a besoin afin de grandir et de s’enrichir, afin de se donner les moyens et les outils dans une certaine mesure pour pouvoir être capable de rejoindre de notre mieux cette essence d’où un lien nous ramène sans cesse, cycliquement, nous interpelle pour des raisons plus que capitales.



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S’il manque quelques connaissances requises au bon déroulement de la marche, à la rencontre de son destin, il se peut que tout se termine dans la catastrophe de la souffrance et de la douleur. Il y en a beaucoup déjà ici qui sont morts et qui n’ont que l’apparence de la vie, en-dedans, c’est aussi vide que dans une cathédrale, aussi creux qu’un œuf de Pâques. Pour les mêmes raisons aussi, ils sont fragiles, vulnérables, desséchés. Par là, il faut apprendre à ne jamais omettre de cultiver cet espèce de jardin intérieur, ce noyautage dur, ce cœur. Les planètes et les étoiles en ont chacun un également, comme s’ils étaient des êtres vivants ayant aussi une mission à remplir, c’est-à-dire, ayant un accomplissement utile au plan général à réaliser en plus de vivre indépendamment sa propre existence en une longue ligne parallèle.






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D’un bond on peut toucher au soleil sans se brûler. Pour les autres, leurs carcasses incinérées ne font pas long feu. Personnellement, je ne peux pas concevoir l’inertie, le laisser-aller, l’impuissance et la limitation. Il y a je suppose toujours assez long de corde pour celui qui veut explorer, expérimenter, élargir, enrichir, augmenter son régime, son rayon d’action, son champ de connaissance du monde. Et ainsi de suite, avec de l’ampleur le monde rapetisse un peu à nos pieds, se rend davantage accessible, à portée de main. À partir de ce moment tout devient probable, possible, réalisable, surmontable. Avec un peu de hauteur, les choses rentrent d’elles-mêmes dans leurs perspectives respectives. On contrôle la situation beaucoup mieux en se situant au-dessus qu’en en étant enseveli. Comme on dit : il ne faut pas se laisser dépasser par les évènements, sinon ce sera le monde entier qui passera sur vous psychologiquement et sur votre corps, ne laissant derrière lui qu’une vieille chaussette sale.



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On remonte ses culottes et on se bat ou on se rassoit et on attend que la faux passe, que l’ombre vienne en recouvrir plusieurs. Tant que l’existence est et restera un sempiternel combat de chaque seconde, de chaque instant, peu importe le moment ou le climat, le choix demeurera sensé à faire, mais les moyens pour y parvenir seront plus ardus, difficiles, exigeants, houleux parfois, exténuants, techniques, cruels, de taille aussi, évidemment. Du moment que tout est repris en main, on ne joue plus maintenant que dans la cour des grands. Il n’y a plus de place pour l’erreur, la prétention, les paroles en l’air et les esquives. Ça passe ou ça casse; on se souhaite de se revoir en Paradis plutôt qu’en Enfer, les deux lieux qui semblent terminer la fourche de la vie. Si on ne finit pas sa course dans le soleil, on est voué à se perdre dans les nuages chargés de pluie. Il n’y a pas beaucoup de choix qui s’offrent à nous. Il est certain que j’aurais mieux aimer profiter d’un calme plat, d’une solitude presque parfaite, sans éléments perturbateurs à la paix et au silence. Pour une raison ou une autre, je ne contrôle absolument rien, et c’est probablement mieux ainsi.



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La noirceur est là, pesante d’eau, reléguant la présence du soleil pour nous à un autre jour. Un vent inconstant, par pointe, pousse les gouttelettes d’eau à venir s’échouer de travers, en angle aigu. C’est un moment de répit. C’est en sortant de soi-même qu’on en vient à penser à tout, à autre chose qu’à son nombril du moins et que les yeux s’ouvrent sur cette vie qui se répand veux veux pas tout autour, sauvagement, librement. Il n’y a pas que ma peau qui compte, même pour moi. Ouvrir les yeux est le prélude à ouvrir les bras, et ouvrir les bras contribue à ouvrir en dernier lieu son cœur. C’est aussi accepté de recevoir la pluie comme une offrande venant du ciel avec toutes les bonnes intentions du monde. Si malgré tout le monde souffre, ce n’est certainement pas parce qu’il pleut serré. J’ai envie de mordre le cou des jeunes filles à la manière du Nosferatu. Arracher le sang précieux, le faire pleuvoir comme venant du ciel rougi par la passion d’aimer, au levé de cette lune presque méphistophélique dans son aspect grossi et coloré d’une subtile rougeur. Il s’est produit une conversion dans le temps, dans le climat qui nous abrite. Un changement de cap, de visage, de régime. La pluie froide s’est substituée aux rayons chauds. Les ténèbres ont réussi à étouffer la lumière, en partie. L’eau au sol vient tempérer l’ardeur des roches déjà cuites. La fièvre me monte à la tête à la vue de la chair dénudée, exposée aux averses, aux regards, aux hostilités extérieures comme cette bouche dissimulant des dents acérées, des crocs pointus, des intentions de désirs suspects. C’est toute une cérémonie que d’attendre l’offrande, que de humer d’abord ce parfum de sacrifice flottant sur la peau, courant en filets délectables dans l’annonce de cette promesse. Lécher cette rosée sur la peau en tant que potion d’une magie ni noire ni blanche, mais blonde ou brune. Je vois les gouttes d’eau qui font la course en descendant les vitres et en traçant d’étranges dessins de branches inversées. La froideur de l’eau est répandue par les secousses de vent qui propulsent cet air par les fentes laissées par les fenêtres pas tout à fait bien fermées afin de mieux respirer emprisonné entre quatre murs, à l’intérieur, forcé à la retraite temporaire au sein de mon « habitat » naturel qu’est mon logement à tout le moins modeste.





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Ici tout est confrontation, guerre, chamaillerie, mésentente, obstination, affrontement, face-à-face, vis-à-vis, contrariété, bagarre, intervention, antagonisme, opposition, conflit, friction, chicane, engueulade, domination, bisbille, désaccord, attaque, rivalité, compétition, et j’en passe. Il n’y a pas assez de place pour pouvoir se dégourdir selon ce que l’on est, selon son envergure propre qui n’est pas là déployée pour plaire ou satisfaire autrui, mais bien au service de sa seule volonté qui se donne ainsi les moyens de s’exécuter dans ses plans préétablis d’avance. C’est une mission à remplir coûte que coûte que de faire de soi sa part. Cette part du gâteau dont on peut se pré-délecter de succulence avant même le grand départ.



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Chaque respiration qui m’est allouée, se consacre indubitablement à atteindre le bout du doigt du soleil qui montre dans ce geste sûr la voie à prendre. C’est dès lors mon ordre, le mot d’ordre. Chaque direction équivaut à une marche, à une étape, à une enfléchure, du bas vers le haut, du trou dans lequel on est ou naît, vers l’infini du ciel qui se poursuit dans l’univers illimitrophe. J’invente ce dernier mot pour dire qu’il n’y a plus de limite à ce stade des choses et surtout de la vie qui les engendre. À perpétuité tout se fait, se défait et se refait à plus d’une cadence. Et moi, entre autres, j’ai cette tendance à vouloir m’éparpiller dans cet univers grandiose, mais de l’intérieur, par le refoulement de mes organes sur eux-mêmes, par mon effondrement sur moi-même comme un chapiteau de cirque qui se démantibule et s’écroule comme une baloune qui se dégonfle mollement. « J’aspire autant que je respire. » Je veux vraiment m’élever, me lever, comme si nous étions perpétuellement le matin. La tentation de rester couché peu tellement devenir forte parfois, c’est à glacer le sang, à refroidir les ardeurs.








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J’ai l’esprit au beau milieu d’un banc de brume, pas confus, seulement, tout ne m’apparaît pas si clairement autour de moi; j’ai l’impression d’être seul au monde, désorienté par rapport au reste du monde, qui se trouve dans un ailleurs indéfini et indéterminé pour moi. D’ici, tout semble réussir pour les autres, alors que pour moi rien ne fonctionne plus, tout va de travers, en fait, pas comme je le voudrais, au millimètre près. J’aimerais pouvoir tout régler comme une horloge suisse, mais ce n’est pas possible évidemment; je ne suis pas réellement le maître de ma destinée; il y a tant de facteurs et de conditions que je ne maîtrise justement pas, qui ne peuvent pas être contrôlés par moi ou un autre. Les guides ne peuvent pas tous tenir dans une seule main. Enfin, je sens toutes ces choses qui m’échappent d’une manière ou d’une autre, et qui ont des retentissements sur le cours tranquille de mon existence comme des travaux humains sur le terrain peuvent parvenir à faire dévier des rivières de leur lit. Et souvent, cela provoque des catastrophes de nature écologique, de nature environnementale, de nature sociale, de nature humaine; même cela peut tout changer, tout bouleverser, tout détruire, renverser, gâcher. Il est impossible de s’adonner à quelconque construction dans ces conditions de perpétuel changement, recommencement, d’adaptation. Il faut savoir s’ajuster, se modeler, se transformer, suivre le cours des choses dans leur mouvement continuel, dans leur dérapage, dans leur tracé, dans leurs dangers omniprésents. C’est donc ainsi que je suis à cette heure, un peu perdu, sans véritables points de repères par rapport à mon idéal et à la réalité des choses et de ma présence ici, physiquement.



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Je cherche bel et bien une façon de me couronner vainqueur de ma propre existence, de pouvoir dire ma réussite personnelle grâce à pratiquement moi seul, sans trop d’examens ni d’accidents éprouvants. Je veux pouvoir crier à la fin ma joie de croiser le fil d’arrivée par moi-même, d’aboutir par mes forces au but proposé, à ce qui définit une victoire. Et pour cela il me faut toute ma lucidité décuplée, un certain don de projection et de manipulation du temps et de l’espace autour, une volonté d’amour à vouloir distordre l’univers complice. Je suis capable de condenser ma force et ma volonté et de les combiner à mon esprit alors encore novice dans le domaine et dans sa démarche. C’est de là que commence le véritable voyage, la raison pourquoi depuis ma naissance je suis rené, né une seconde fois, afin de pouvoir me lancer, me préparer à ce grand départ dans la vie. Du point mort à la lumière.



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Je ne m’en cache pas que j’ai tendance à me répéter souvent, à me répéter, à me répéter, à me répéter. Et je le répète; je le répète parce que je n’ai pas peur de le répéter. Je sais bien que de répéter et de répéter ce n’est pas tout, et je ne répète pas inutilement tout, je répète comme une mitraillette seulement ce qui me tient debout, en vie, fier. On est jamais assez trop gourmand dans ce domaine, et le temps par défaut manque toujours, se résorbe. Bien évidemment, je suis pris à m’exulter à l’intérieur d’un certain nombre de barrières, confiné dans le temps et l’espace à une certaine période seulement afin de me nourrir, de me sustenter au possible, enfin, de faire le plein comme qui dirait de cette essence qui se dégage de la vie en-dehors des rouages maléfiques de la société de consommation qui est en train de s’agrandir démesurément et sans cesse autour de moi de mensonges et de tromperies aveugles liées au pouvoir qui est lui-même lié à l’argent et à la recherche avide de la richesse trompe-l’œil.



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À ce que je sache, je n’ai pas demandé à venir ici, sans plans ni cartes, sans instructions claires et nettes non plus. Il faut tout deviner en écoutant sa petite voix du cœur, faire en sorte de ne pas l’étouffer par mégarde. Sans elle, je ne peux plus être sûr de rien, je ne peux plus compter sur personne d’autres. Il n’y a plus de chance de s’en sortir s’il n’y a plus rien du tout à l’intérieur, si tout est en décombres ou ravagé, ou tout simplement, si on y fait la sourde oreille à cette petite voix. Elle est là pour nous parler si on veut bien se donner la peine de l’écouter, d’y prêter attention, ce qui est préférable si vraiment, sincèrement, on souhaite s’enfoncer dans le monde et demeurer intact à toute écorchure, blessure, plaie. « À la vie comme à la guerre! » On a toujours l’opportunité de prendre des risques, qu’ils soient bien calculés ou non; on aura toujours la liberté de choisir ce que l’on aura crû le mieux pour soi, à défaut de se tromper, de se jeter à terre en cas de revers lamentable. S’écrouler comme un château de cartes. Tout ne tient souvent qu’à si peu de chose, peut-être un fil de soie; la vie est si fragile.



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Géométriquement, j’appréhende déjà une recrudescence de la vitesse de cette roue diabolique, une accélération du temps ainsi qu’une augmentation de la souffrance. Tout est lié, comme j’ai déjà dit, comme une toile d’araignée rejoint plusieurs points à partir d’un centre unique. Cela ressemble aussi à une pieuvre qui étend ses tentacules le plus loin possible et aux quatre points cardinaux afin de se saisir de tout ce qui est ainsi à sa portée. Toucher à tout, se mêler à tout, s’entremêler même dans tout. Cela finit souvent de cette manière, tout emberlificoté, inextricablement pris au piège que l’on est dans les ramifications invisibles de l’existence. Le mieux est de se tenir tranquille, sans bouger, mais cela n’avance évidemment à rien, d’où le fait que l’on doive constamment prendre des risques à chaque mouvement, à chaque initiative que l’on voudrait bien prendre afin de tenter de s’en sortir de son mieux. Le monde est parfois comme des sables mouvants dans lequel chaque geste et chaque mouvement contribue davantage à nous enfoncer encore plus, à se caler lentement mais sûrement dans cette masse sans fond qu’est la vie. Il vaut mieux se battre que se débattre, et encore faut-il savoir comment s’y prendre.



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Les rapaces ne sont pas invités au banquet. L’ennemi talonne, mais n’obtient rien. Pourquoi la fête est retardée à dimanche? J’aime le chocolat noir; c’est fou les fraises aussi. La tradition, c’est la tradition. J’ai envie de rouler une couple de kilomètres aujourd’hui. J’ai reçu un coup de téléphone, de ma mère, sans doute. Ça me laisse du temps pour faire du yogourt, du yoga, du yogi, du yoyo. Une petite pause de lecture avec ça, ça va faire du bien pour les méninges; je vais ménager mes méninges un tout petit peu. « Ce n’est pas de ma faute. » Je suis arrivé ici et c’était comme ça! Depuis la nuit des temps, une décrépitude s’installe, prend le dessus petit à petit, se fixe ici et là, de manière aléatoire. Comme une toxine qui se rend jusqu’au cœur par le réseau veineux du corps, le monde se laisse infecter malgré lui par la propagation humaine, et bientôt, elle se rendra jusqu’au cœur des choses terrestres et à partir de là, ce sera véritablement le début de la fin pour nous. Je ne le souhaite pas et c’est ce que je combats en étant en sens inverse, à contre-courant. C’est aussi d’ailleurs pour cela que je ne suis pas mélangé, parce qu’ils sont peu à m’aimer. Peu me reconnaissent. Malgré tout, je demeure et persévère dans mon microsillon, parfois tout près du bord extérieur du disque, parfois davantage rapproché du point central où converge cette longue spirale de l’existence spirituelle.



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C’est à moi de décider si ce sera le paradis ou l’enfer ici. Chacun de mes pas, chacun de mes gestes, chacune de mes décisions, chacune de mes paroles le décideront. Nous sommes dans un nouveau monde. Quand je me suis couché, hier, c’était un monde, alors que depuis ce matin, depuis que je me suis mis debout en sortant de mon lit moelleux et chaud de la nuit, il s’agit bel et bien d’un autre monde. Ici, de l’autre côté de cette feuille de papier, je me retire un peu à l’écart, je me mets en retraite afin de laisser aller mon laisser-aller. Avant de recommencer à me mettre réellement à songer à quelque chose, je traverse de ce bord-ci de la page afin de m’alléger le plus possible de n’importe quoi est-ce que je pourrais avoir sur la conscience pour une raison ou une autre. Je ne dis pas que je me cache, au contraire, je m’expose sans cesse sans que personne ne s’en rende vraiment compte. Parce qu’en étant justement de l’autre côté du miroir, si je puis dire, à l’exemple d’Alice, je me retrouve ni plus ni moins à l’abri. Je ne saurais pas comment l’expliquer plus étant donné que de toute façon, ça ne me le dis pas. Je sens venir un autre temps, je sens s’installer petit à petit un autre mode, pas nouveau, seulement se répétant dans son cycle régulier. Je me prépare fortement, en esprit bien sûr, à adopter cette autre diète.




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Il faut tout prendre psychologiquement en considération, se préparer, se mettre dedans tranquillement pas vite puisque l’on sait très bien qu’on n’y échappe pas à moins de partir pour Valladolid, Araraquara ou Oulan-Bator, etc. Si vous voulez, vous pouvez courir le soleil et sa chaleur d’été là où il est. Car bientôt, dans quelques mois à peine, ce sera ici un territoire de neige et de glace, de froid et de gel, de dépression et de mauvaise humeur. Et il n’y a qu’à voir à quel point cela affecte les gens, les rencogne, les diminue, les attriste, les déprime, les noircit, leur pèse, les démolit, leur coupe l’herbe sous les pieds, les disloque, les brouille, les rend déconfits, muets, ternes, maussades, moroses, tristes, renfermés, glacials, sombres, morts même, assez qu’ils ne peuvent plus voir la beauté qui s’y trouve, la magnificence d’un cristal de neige, d’une tempête, des sports qui existent seulement à cause de l’eau qui gèle. Je ne peux pas dire si cela me fait du bien d’en parler, puisqu’avant cet instant, je n’y avais justement jamais pensé.



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Je suis lié. J’ai les poings et les pieds liés. Je ne me sens pas apte. J’ai l’impression d’être ailleurs, parallèlement. Ainsi de cette base, je ne peux absolument pas prédire ce qui se passera. Je m’exprime avec de petites phrases courtes soudainement. Avec des syntaxes primaires. De même, c’est clair. Je suis dans le vide, comme toujours, entre ciel et terre. Cependant je ne touche ni à l’un, ni à l’autre. Je ne suis pas facile à saisir sûrement, à ramener sur le plancher des vaches de la terre ferme. Pour tout dire, au mieux, j’aimerais d’abord une histoire sans histoires. Je ne veux pas avoir à vivre ou à subir des « histoires », peu importe dans quel sens on l’entend. Bref pas d’imbroglio, de chicane, de mésentente, de prise de bec, de confrontation, d’affrontement, de boudage, de revanche, de vengeance, de renfrognement, de jalousie, d’obstination, d’argumentation, de bagarre, de bataille, de guerre de tranchées, de gueulage, d’engueulade, d’échange de coups, de coup bas, de dispute, de querelle, de différend, de drame, de panique, mais seulement la liberté et la paix de l’amour.




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Un beau grand miroir se dresse devant moi. En me regardant, je tente de ne pas perdre tous mes moyens, de ne pas me laisser déstabiliser, osciller. Si je commence à tourner comme une toupie folle, je ne pourrai m’arrêter qu’en vacillant davantage dangereusement avant de perdre définitivement l’équilibre. Ce qui pourrait être fatal. Alors que je cherche à me vider l’esprit, au contraire, il s’empêtre et se remplit de toutes sortes de pensées qui viennent s’entrechoquer entre elles en un chaos indéfinissable juste parce qu’une donnée s’est ajoutée en plus dans mon système et qu’elle a ainsi tout chamboulé l’ensemble harmonieux jusqu’alors. Mais quelle est donc cette force qui exerce sur moi son attraction? Quelle influence dans l’air vient dérégler le bon fonctionnement de mon existence et de mon cerveau? Un parfum? Une aura? Une âme? Un orage électrique? Y a-t-il des yeux qui se posent sur moi, des yeux du cœur? Des pattes blanches se montrent j’espère, de belles petites mains. Toujours est-il qu’un jour à la fois, l’oiseau fait son nid. Ce qui doit arriver arrivera sans nul doute, car comment de toute façon est-ce que je pourrais empêcher de telles choses de se produire si tout s’aligne pour l’instant à ce que je prévois ou prédis? Il y a comme on dit souvent un alignement d’étoiles significatif. Seulement, même si je suis dans la mire, peut-être que tout n’est pas nécessairement voué à mon succès, au bonheur.



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Je suis comme de la mousseline, une espèce de pâte molle prête à faire des tartes. Quelqu’un découvrira-t-il un jour que je suis réellement sans substance? Que si ce n’était pas de mes ossements, de cette ossature compliquée, je ne pourrais sûrement pas me tenir debout et droit. Je suis sans cela au bord de l’effondrement. Il ne reste plus grand-chose de moi. Si je peux dégager, ne pas laisser indifférent, tant mieux, sinon je ressemble davantage à une flaque d’huile, à une crêpe. Je ne demande pourtant pas d’être ramassé, épongé. Je gis, un point c’est tout, comme j’ai toujours gît-là. Ci-gît moi. Si quelqu’un veut venir m’y rejoindre, se liquéfier à mon niveau, je n’ai rien contre, par contre je ne peux pas, moi, changer de nature, revenir à un autre état. Je dois être pris dans l’état dans lequel je suis ou rien, sinon on se prive complètement de moi et de ma présence. Demain sera un autre jour, mais de quel genre sera-t-il? Quelle tournure prendra-t-il? Parfois, au bout du chemin, surgit un virage, sec, prononcé, casse-gueule, qui peut aussi bien nous propulser dans le décor tout comme il peut nous mettre sur une autre voie, la bonne comme la mauvaise. L’important, c’est de rester à avancer sur les rails tranquilles devant soi. Vaut mieux ne pas vouloir se la jouer trop cowboy, au risque de se péter les bretelles sur les épaules et de perdre ses culottes à la face du monde, ce qui ferait penser à une sorte de Benny Hill. Or en cet instant précis, je me sens plutôt envahi par l’endormissement; juste en fermant les yeux et en renversant ma tête, il est possible que je m’endorme quasi instantanément.



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Durant le jour, comme de nuit, les corps cherchent instinctivement à se rapprocher les uns des autres, à partager cette chaleur humaine commune à tous mais à différents degrés d’intensité. On accepte ou refuse ces rencontres, on prend, pige parmi ces sources de chaleur ceux et celles qui nous plaisent davantage, avec qui il n’y a pas que ces températures qui cherchent à s’accorder. Il y a ceux qui sont froids, et ceux qui sont chauds. Et entre le plus froid et le plus chaud, toutes les combinaisons du reste sont possibles, ce qui donne lieu à beaucoup de mélanges, d’assortiments éclectiques. Toutes les proportions sont probables. C’est la fête, c’est un véritable festin, c’est une explosion du monde de l’intérieur, une implosion, dis-je. Et d’après moi, plus il y a de chaleur, et addition de chaleur, plus le feu prend vite et haut et embrase brusquement tout, mais pour un temps restreint, hélas, au même titre qu’un soleil ou enfin à peu près n’importe quel autre astre de l’univers, puisque tout ce qui vit meurt. Il n’y a pas à dire, ça me trouble. Je me laisse atteindre par à peine des indices. Je perds les repères, les critères. Un jour je pense une chose, et le lendemain son contraire; dans un sens, c’est ridicule, voire chaotique. Je me contredis à toutes les deux phrases. Comment ensuite est-ce que je pourrais parvenir à une bonne conduite, droite? Comment est-ce que je peux faire afin de m’y retrouver à travers toutes ces données contradictoires?



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Une certaine théurgie ne lâche pas prise, continue d’enrober certaines choses et certains êtres proches mais loin à la fois. À ce niveau, la vitesse de la lumière n’est rien en ce qui rapproche et éloigne; tout se passe encore plus vite et de manière instantanée, subjective aussi, au possible. Parfois tout semble nébuleux, des manifestations passent ou ne passent pas inaperçues, selon les données en latitude et en longitude, et surtout en profondeur. La longueur des ondes ici est une variante inconstante. Les rapprochements peuvent se produire d’un claquement de doigts. Les sphères les régissent elles-mêmes à ce qu’il semble, mais il ne faut pas se leurrer; il y a certainement un jongleur caché quelque part qui opère avec envoûtement. Tout trouve son langage pour s’expliquer. La musique des sphères existe à celui qui écoute, à celui plutôt qui sait écouter puisqu’il a bien appris comment et surtout pourquoi. Laisser l’orchestre interstellaire s’exécuter. Capter les ondes. Prêter l’oreille à l’harmonie plutôt qu’au chaos. Chacun cherche son chemin. Et vaut mieux éviter de dévier, d’entrer en une trajectoire qui n’aboutit à rien, nulle part, sinon dans le mur du son. Quand on tient trop cependant à trouver on perd ses moyens et ses repères et c’est là où est le danger de s’engouffrer sur une route qui n’en est pas une. On se perd de vue et on devient aveugle par la suite. Il faut empêcher que ça dure trop longtemps, parce qu’il est si facile de s’accommoder de l’obscurité en fin de compte, que beaucoup partent à la dérive dans un laisser-aller maladif qui témoigne d’une absence quasi-totale d’amour. Dans l’univers, il y a plein d’objets flottants au hasard de leur course interminable.



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En-dessous du sol, je circule en douce et il me semble qu’à la longue, je réussis à instaurer un peu quelque chose de différent, bien que ce ne soit pas tout le monde qui suit. Il n’y a pas beaucoup de ce genre de moutons, de brebis plutôt. Moi-même, je ne suis qu’un mouton noir, à la laine rude et rêche. J’ai une couenne de porc. L’idée fixe. J’ai devant moi continuellement une route toute tracée d’avance, assez bien dessinée, serpentine. Et plus j’avance, plus il devient ardu, voire bientôt impossible de m’en faire dévier; plus je progresse, plus je me campe dans ma position comme une crampe dans une jambe. Ce qui m’en fait une belle.



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Je tombe dans la lune à réfléchir, si j’ose dire, à toutes sortes de choses hors de propos. Il faut que je me fouette un peu pour ne pas rester figé comme un idiot, les yeux dans le vide. Il ne semble pas plus y avoir d’effet d’éveil, de stimulation; je demeure obstinément endormi et gélifié, au même titre qu’un zombi probablement, qu’un mort-vivant. De toute façon, je l’ai déjà dit ailleurs dans ces pages. Mon but n’est pas de travestir mes pensées, de contourner mes réflexions. Pour le reste, ça me glisse sur le dos comme de l'eau sur le dos d’un canard.



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Calmement le fleuve suit son cours, mes paupières s’alourdissent, le bruit des camions qui reculent et des travaux de voiries qui sont sur le point de s’achever près de chez moi résonnent au-dehors au même moment que le passage d’un avion à réaction qui arrive ou provient de l’aéroport pas très loin d’ici; cela provoque à l’extérieur toute une cacophonie urbaine qui à elle seule trouble mes efforts d’atteindre la perfection de ma paix intérieure. Je le dis comme je le vis en cet instant précis. Même si j’ai l’air que de flâner, végéter, glander, paresser, m’affaler, m’écraser, vacher, niaiser, me morfondre, attendre, rien foutre, gire, n’être, languir, stagner, subsister, demeurer horizontal, de me reposer, prendre du mieux, du bien, du bon, enfin du poils de la bête, me régénérer, me transformer, me renmieuter, reprendre pleinement possession de mes moyens afin de pouvoir me livrer et me délivrer jusqu’à la fin. Ce n’est pas qu’il n’en est rien. Mais la main droite dans la paume de la main gauche, j’accepte grandement cette offrande de liberté et de confiance que l’on me remet dignement comme à un adulte responsable à qui on remet d’importantes responsabilités sociales.





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Je me sens apte à vivre en paix, heureux, comme à plus ou moins tous les instants qui se ressemblent mais qui ne sont en fait jamais les mêmes; chaque jour comporte son lot à subir, ses torts à démystifier, sa faiblesse difficile à supporter. Et aujourd’hui, au même titre que les autres jours, requiert un certain courage et une force certaine. Ce n’est pas tout le monde qui le matin désire se réveiller en eux, combien parfois souhaiteraient disparaître et combien disparaissent de toute façon, avec tous leurs « pourquoi » et leurs « comment » laissés là en suspens. En me répétant, je dirais qu’il y a toujours trop de questions et pas assez de réponses. On est rarement satisfaits, repus, rassasiés de bonheur. Il y aura toujours une tache ou un point noir pour venir gâcher tout l’ensemble. L’œil cible l’imperfection au détriment de tout le reste, au risque de tout faire basculer dans un bouleversement total. Or tout le monde sait par expérience que la perfection n’est pas atteignable, mais elle est de ce monde.



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Je flotte comme sur un nuage, comme un nuage, masse blanche fantomatique à la dérive à travers les nombreux sommets montagneux. C’est comme se retrouver aussi dans une certaine confusion spatio-temporelle, comme si je m’étais immiscé entre deux dimensions, entre deux états presque incompatibles, sans jonction. Dans un mur. La grisaille des jours moins ensoleillés me précipite dans l’abîme, m’abîme, m’habite, maboule, malade, m’appelle, m’achève, marin, m’affole, ma folle, ma mie, amie, moi. Cependant, je survis, revis, me vis, dévie, détruis, envie, sévis, depuis longtemps déjà, sans trop faillir, sans trop tomber, quoique j’aie perdu tout de même pas mal d’équilibre jusqu’à présent. La nuit me rattrape aussitôt que je me suis levé, pour tout dire. Je suis perpétuellement dans un monde onirique, mais que je partage ou échange avec le monde patent et les êtres qui m’entourent physiquement; il n’y a sans doute que ce qui se trouve à l’intérieur de mon crâne qui n’est pas en accord avec la réalité d’ici, qui n’y est pas relié de façon tangible. Mon cerveau est comme un cerf-volant dont la corde a cassé pendant un vol, alors je me suis échappé, parti vers le ciel, arrêté par plus aucune limite maintenant, comme une montgolfière détraquée détachée de son attache qui la maintenait au sol en attendant les bonnes conditions d’envol.



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Je détiens pour le moment une poignée de lumière dans la paume de ma main. Comme le chevalier a son épée, comme le soldat ne quitte jamais sa mitrailleuse, je me garde toujours un peu d’enchantement de côté, je me réserve de ma puissance. Pour convaincre les autres et les mystifier juste pour rire, il faut leur dire que le soleil est tout de même là, malgré cette épaisse couverture nuageuse, il n’est pour un instant qu’invisible à l’œil nu, à l’homme nu. Invisible aux vers. Ce n’est, après tout, qu’une question de perception reliée à la connaissance amassée au fil de ce temps, de ce deuxième temps évoqué plus haut. Bien sûr, il y a du travail à effectuer, des tâches à accomplir, des étapes à franchir, des obstacles à surpasser, des épreuves à surmonter, du pain sur la planche, des chats à fouetter, des rats à tuer, une partie d’échec à jouer, une automobile à cirer, des chiens à accoupler, une partie de cartes à jouer, une marche en pleine forêt à prendre en après-midi seulement, une course de voitures à aller voir avec des amis qui s’en foutent et qui mangent du pop-corn au lieu de regarder, aller m’inscrire à des cours de cuisine nippone, à faire mon épicerie, à m’occuper de mon chat en changeant sa litière et en lui donnant à boire et à manger, lire, m’extasier encore, à écrire aussi comme je le fais maintenant afin de ne pas oublier l’importance d’une vie.



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Tout explose dans ma tête; je sens au fond un délire qui vrombit, qui cherche un interstice par où sortir et ainsi pouvoir jaillir à l’air libre, sortir de sa torpeur enfouie en moi qui garde le contrôle. Ce sont en-dessous des forces à ne pas libérer imprudemment. Il faut les tenir en main au mieux, même si cela s’avère plutôt impossible; on ne peut pas non plus attraper des fantômes les mains nues non? Comment alors donc se saisir de quelque chose qui a la propriété de ne pas être quantifiable, invisible, non-concret par rapport à nous, mais bel et bien existant? Comment par exemple se saisir de l’amour, de s’en mettre plein les poches? De s’en faire des réserves pour les temps plus difficiles, parce que oui, il y aura des temps plus difficiles qu’aujourd’hui, oui oui, plus rudes, semblablement ou différemment, je ne le sais pas, mais en tous les cas, ce sera certainement plus laborieux qu’en ce moment. Ce n’est même pas une prédiction, je laisse cela à Nostradamus ou Baba Vanga, au même titre que ces innombrables annonces de dates de fin du monde. Le monde change, et plus ça change, plus c’est pareil, un point c’est tout. Il n’y a que les moyens de répéter les mêmes erreurs qui changent, les moyens technologiques j’entends, les stratagèmes.



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Du tic au tac, le bruit des machines dehors s’estompe enfin, j’espère, énorme vrombissement de destruction assourdissant. C’est sans doute au volant de ces monstres qu’arriveront en trombe et annonçant la fin du monde les quatre cavaliers de l’Apocalypse. Grue, gratte, pelle. Destruction, construction? Infrastructure. Machine pour ceci, machine pour cela, machine pour couper les bouts de cigare, machine pour se gratter le postérieur au lieu d’utiliser ses clefs d’auto ou la pointe d’un stylo. Aujourd’hui, il y a des machines pour tout et surtout pour rien. On perd le véritable mérite et plaisir de faire plein de choses que font à notre place maintenant des machines stupides qui ne prennent du plaisir à rien du tout. Il y a plus d’esclave de la machine aujourd’hui qu’il y a eu d’esclaves pendant la plus grande période de l’esclavage sur terre. En ce sens, je deviens de plus en plus un homme invisible nouveau genre. Car les machines rendent leurs utilisateurs sourds et aveugles au reste. Plus rien n’existe excepté leur petit monde virtuellement imparfait, trompeur, insidieux, fallacieux, hypocrite, artificiel, plastique, répondant à un idéal douteux, présomptueux, ridicule, dénué de sens, utopique, clownesque, dérisoire, superficiel, déséquilibré



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Pourquoi est-ce que c’est moi qui ai les yeux bouffis, rosés dans le blanc des yeux et cernés d’un bleu sombre en-dessous comme des demi-lunes tombées sur le dos, à la renverse? Pourquoi est-ce que c’est moi qui vacille déjà à cette heure matinale d’un flagrant manque de hardiesse, de ressourcement, pendant que je tente en rampant de laisser quelques traces gluantes ici dans ces pages inqualifiables? Je me trouve irrésistiblement pris d’une forte envie de ne rien faire du tout. Je me sens littéralement la cervelle en compote, en pâté, en bouillie, en gelée, en confiture, en crème, en neige, en poudre, en grumeaux, en terrine, en gibelotte, en goberge, ainsi qu’en toutes sortes d’autres choses encore indescriptibles, en d’autres états lamentables et coulants. Je n’ai pas l’esprit consistant; plutôt je mérite de me laisser en léthargie. J’ai bien entendu tout ce qu’il me faut. Même si je dois puiser loin au fond de ma tête, farfouiller mon intelligence à la recherche d’une raison ou d’une cause pour laquelle me laisser aller à écrire des phrases et des phrases qui éventuellement me serviront à disséquer mon âme en long et en large, du moins, je l’espère, et c’est d’ailleurs un peu le but visé ici. Au fur et à mesure que s’écoulent les minutes, je me force à me trouver une justification crédible à tous ces mots qui se suivent sans cessent et qui en bout de ligne ne disent pas fatalement tout clairement, ne dévoilent somme toute rien de bon ou de franchement important; plutôt on a affaire à tout un baratin fourrant sur on ne sait trop quel sujet nébuleux, sur quelle sorte d’infâme relation d’un certain être avec la vie et les autres du monde autour.



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Je ne sais même plus si je rêve encore ou bien si je me suis mis à marcher au dehors les bras devants, tendus, blancs, à l’image de ma figure éclatante comme la lune en pleine nuit, en pleine lune, en pleine hallucination, en pleine élévation. Vivre sous cet astre cette surélévation, léviter, défier les lois terrestres appartenant au monde des humains, et appartenir enfin aux lois célestes des anges qui flottent et volent comme des volutes de fumée dans l’air ambiant du réveil. Je ne me comprends peut-être même pas tout à fait, puisqu’il me semble dire des choses malgré moi; des choses se disent toutes seules par mon entremise, presqu’involontairement; je ne peux pas de mes mains rattraper mon esprit et ainsi, le remettre dans sa boîte crânienne qui se trouve par le fait même être la mienne également. Je me divise en deux. Une scission s’installe, un schisme m’habite, comme une raison à la guerre, à la dualité exterminatrice. Petit à petit, c’est dans cet état de faits que je vais m’abîmer, m’égruger, lentement, d’une forte usure affaiblissante, malsaine en quelque sorte pour cette volonté de puissance que l’on désire entretenir idéalement en tout temps.



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Je réfléchis à ce que je dis à mesure que je le grave en tapant les touches des caractères exactes des mots réunis en phrases, elles-mêmes sortes d’affirmations bénévoles et subconscientes, c’est-à-dire, cachées sous ma conscience qui d’habitude opère tout. Je crois. « Je ne suis jamais sûr de rien », toujours prêt à me retrouver surpris, ébahi, ébaubi, stupide, innocent, hébété, bête, bébé, hébreux, têteux, pété, péteux, pépé, lépreux, niaiseux, lésé, résineux, coupé court, les pieds pris dans les herbes du tapis à fleurs. Je suis sans étonnement un tiroir à double fond, un piège pour le monde et pour moi-même; je dois toujours faire très attention où je mets les pieds, où je m’assois, où je vais et avec qui, et surtout pour quelle raison ou utilité précise ou première? Rien à rien, tout pour tout. Le peu de temps qu’il me reste sert justement à scruter, à être sûr de tout, à ne rien laisser au hasard, parce que le hasard lui, il sait comment arranger les choses de telle façon que parfois tout devient trop amphigourique, insurmontable lorsqu’il s’agit d’épreuve.


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À partir de là, je veux dire, d’ici, il n’y a plus qu’une succession automatique de mots sortis tout droit de nulle part que je connaisse, puisque ce n’est pas moi qui pense à ceci ou à cela, mais bien les mots qui comme des papillons fluorescents viennent se poser dans le noir de mon vide seul triste pauvre. « Des petites lumières drôles que ça fait. » Je ris à leur éclat, à leur gaieté inattendue. Mais peut-être ont-ils d’immenses crocs, que ce sont des vampires venus d’une autre planète hostile pour nous et tout, que notre sang ne suffit pas. Des papillons suceurs de cervelles. Des chats-dragons-d’eau-fraises. Je ne sais pas ce que je dis là, ce que ça peut bien vouloir dire, prenant pour compte qu’il y a une logique troubadour pantoufle molle ciseaux et ananas. Je pète les plombs plus haut que le trou. Je n’ai pas du tout passé la nuit sur la corde à linge, et pourtant, je me suis tellement senti comme si tout le jour était long. Elle me courait après, sans me lâcher, et même à plusieurs reprises, elle a tenté de me fermer les yeux, de clore mes paupières en les rendant le plus lourd possible. Je bâillais aux quatre vents, aux corneilles, à tel point qu’à un moment donné, j’aurais pu avaler un réfrigérateur ou bien même un camion-citerne; j’ai passé tout près plusieurs fois de me débarquer la mâchoire inférieure, de me déboiter la gueule à en perdre mes amygdales. J’ai d’ailleurs encore cette maudite impression d’avoir des poches de plusieurs centaines de livres en-dessous des yeux en plus, d’avoir le blanc des yeux rouge, ayant les vaisseaux sanguins gorgés de jus rubis. Je me traîne les pieds, les bras ballants traînant eux quasiment à terre.



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Un cap est franchi, une conclusion s’impose, petit à petit. Que de radotage depuis le début, des racontars, des insipidités. Quelle importance ténue comme un fil cela a-t-il sinon à mes yeux amétropes? Quel en est l’exercice, quel est le véritable résultat, la valeur de la somme totale, une fois la dernière page bouclée, remplie assidûment? Je ne peux le peser moi-même. Je ne suis pas bien placé afin de le découvrir; il me faudrait beaucoup de recul, beaucoup de temps après, comme pour le reste, comme pour tout ce qui appartient à un autre domaine que ce à quoi j’appartiens à proprement dit. Une séparation complète ensuite, peut-être, un rapprochement fructueux, une réconciliation tendre avec moi-même, avec le meilleur j’espère, sinon le pire, le médiocre. Dans ce domaine, je n’accepte pas ou mal la médiocrité; j’espère pouvoir l’avoir transcendée, fondue, imprégnée, surélevée, sublimée, etc. J’ai une joie. J’ai une foi. La création m’interpelle, quelque chose de plus grand que nature, qui la dépasse, la réharmonise tout différemment, mais tout aussi viable, vérifiable, belle à sa façon personnelle dont elle est regardée, admirée et étudiée, scrutée, scientifiée. Du beau scientifique, une science de la beauté, quantifiée, qualifiée, barèmée, critériée, thésaurisée.



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Je m’explique mal ou je n’ai rien compris à cette procédure qui se produit dans ma tête et mon âme, dans mon cœur et mes autres parties sensibles. C’est pour ça d’ailleurs qu’il faut que j’écrive. C’est autant un besoin qu’un effort, mais un effort agréable à livrer. « Ce n’est pas une corvée. » Cela demande une concentration, une discipline, une volonté, un talent, du temps, de l’énergie et des ressources même si rien n’y paraît jusqu’ici; tout doit se noyer dans la banalité de ma vie, dans la morosité de mes jours après jours. Tout se meuble dans mon existence du plus ordinaire du monde, passant de la plus simple solitude à la solitude la plus simple. Je suis un adepte de la simplicité volontaire, du dépouillement, du dénuement, du dénouement, du vide, du néant, du recueillement, du contentement. Plus qu’il n’y a que sur moi sur qui compter, mieux je suis. Plus il y a de choses à faire intérieurement, plus je suis heureux. Chaque jour je suis un homme neuf, lavé de tout soupçon, purifié durant la nuit réparatrice - que je ne gaspille pas ni n’altère d’une manière ou d’une autre - qui en prime porte conseil d’après l’apophtegme populaire. Je me garde bien de traîner des saletés ou des ordures, de faire durer inutilement ce qui blesse, ralentit, entrave mon cheminement pour moi et depuis longtemps bien déterminé en avant de moi, sous mes pas, comme un tapis fraîchement déroulé, et ce, uniquement à mon intention.



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Privilège inexpliqué, exultation continuelle, me voici rattrapé par cette folie passagère qui m’habite, qui revient, comme un boomerang, hanter quelques extraits, plutôt souvent quelques pages en passant. Malgré tout, je n’en suis que plus heureux de me voir pris dans les filets de ce filet de folie, piégé entre les mailles comme un beau gros poisson au besoin à multiplier, à consacrer comme tel, emblème de sacrifice. Bien qu’à chaque « coucher » et « lever » une nouvelle journée est abattue, enfilée derrière avec les autres, passée, certainement pas pour rien. Au-devant, il y a une réserve inépuisable à venir, dont on ignore cependant combien nous sont destinées, laquelle est la nôtre, à soi, presque toute et juste pour soi. Une à la fois, je n’ai pas comme d’autres choix. Je les prends une à une, patiemment. Je vais là où ça me mène, la main dans la main du destin qui me couronne. On se fabrique un destin de toutes pièces, de tous résidus, de tout ce que l’on trouve en route. Avec tout ce qui sert, qui peut servir. Là, je soupire d’efforts, parce que je ne sais pas trop où je m’en vais avec cela, où je veux en venir, et je suis trop pâteux déjà pour soutirer quelque chose de plus de ma caboche en gelée, de la consistance de la chair d’une huître, d’un mollusque, d’une limace.

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Regarder le soleil rend aveugle, provoque à la vision une surcharge de lumière, alors que la face cachée de la lune se confond avec le noir opaque de l’univers et on ne voit plus rien, on ne distingue plus rien, plus de forme, plus de contour, plus de volume, plus de mouvement, de rotation, de révolution, de phases. C’est comme dormir. Quand le corps s’endort, le véritable esprit s’éveille, et quand le corps s’anime au petit potron-minet, l’esprit se brouille progressivement au même titre que les œufs au déjeuner. Tout nous défile sous les yeux sans que l’on ne voit rien du tout, alors que durant la nuit peut-être est-ce de grandes vérités qui nous sont dévoilées, dont on a retiré le voile momentanément. Personne ne le dit, personne n’en parle, personne en plus ne semble s’en soucier ne serait-ce qu’un peu, ou au moins, poser la question. Non.



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Si je tombe en décentralisation, tout n’ira plus bien comme prévu, tout se compliquera, et je finirai tôt ou tard par sombrer, ce que je ne souhaite ni ne veux point. Ainsi, en restant dans le foyer de mon organe principal situé au milieu de mon univers personnel, je grandis et me conduis par rapport au chaos extérieur, sans embûches heureusement, sans risques trop élevés de finir ma course écrasé contre un récif que je n’ai pas pu voir venir à cause d’une distraction trop grande, d’un laisser-aller crucial, fatidique même, puisqu’il ne faut jamais quitter d’un œil la route devant nous; il ne faut pas s’oublier, car l’erreur est terrible, grave, malencontreusement irréparable. Abandonner le contrôle, les guides, le guidon, c’est prendre la chance de quitter le navire de son existence voguant sur les eaux de la mort.



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On peut très bien faire son petit bonhomme de chemin tout seul malgré le reste, malgré les autres. Il faut seulement savoir ce que l’on fait, ce qu’il y a vraiment à faire et surtout à ne pas faire ce qu’il ne faut pas, résister, s’abstenir, se retenir, s’empêcher, se restreindre, se limiter, se contenir, se tenir, se contrôler, se maîtriser, se discipliner, se ligoter, se menotter, s’astreindre, se priver, se neutraliser, se contraindre, etc. Pourvu que l’on tienne plus fort que tout à se rendre au point fixe, au point de translation là-haut.



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Il y a toujours moyen de ne pas trop souffrir, de limiter les dégâts le plus possible, au minimum requis. Il y aura cependant toujours un travail à faire, un petit sacrifice à commettre. Il y aura toujours une part de soi à dépenser afin d’en acquérir une autre, plus grosse, plus solide, plus substantielle, quelque part qui se destine à nous améliorer, à nous renchérir, à augmenter en efficacité et en potentialité. Plus loin, sur le chemin, les pentes vont s’accentuer, les obstacles vont s’agrandir, se prononcer, et ce ne sera pas la même chose que d’avancer, comparativement au départ. Et peu importe exactement d’où on part, c’est l’arrivée qui compte le plus, qui importe réellement. Évidemment, plus vite on est sur le départ, mieux on arrive; ça ne sert à rien d’étirer la randonnée par maints rallongements et soi-disant raccourcis qui au fond rallongent le pas bien plus qu’ils sont sensés le raccourcir. Et puisqu’il n’y a pas qu’un seul parcours tracé d’avance, qu’il n’y a pas qu’une seule bonne route, tout le monde est à même de se perdre, momentanément peut-être, en intermède, sinon pour toujours dans le réseau dédaléen des possibilités de parcours.



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Chaque nuit, j’ai besoin d’aller dans un ailleurs régénérateur, différent, complémentaire, subtile, paradisiaque, ectoplasmique, supérieur, véritable, inconscient, onirique, réel, gazeux, cosmique, universel, magnétique. Puis de retour, je ne veux pas rester là stupidement à ne rien faire et à regarder le temps s’écouler hypnotiquement devant mes yeux ahuris. Je dois m’emparer de ce petit bout de temps passer ailleurs et de le transformer en quelque chose de concrètement profitable pour moi par mes sens et ma volonté de fer, durcie justement au fil du temps qui passe tranchant comme une lame de rasoir. J’ai appris à gérer le temps qui m’est alloué, de le gérer en fonction de l’espace dans lequel je peux le déployer du mieux possible, le plus avantageusement possible évidemment. Il ne faut rien gaspiller, tout presser jusqu’à la dernière goutte, comme un citron ou une orange bien mûre. Soutirer le jus, la sève, le suc, la substantifique moelle. Faire comme certains Amérindiens de l’époque et dévorer les cœurs juteux et encore battant des êtres et des animaux vaincus afin de se prévaloir des mêmes forces et aptitudes de guerre, de survivance, des mêmes valeurs. Manger l’autre, tout ce qu’il est, tout. Chaque seconde possède une certaine importance, apporte un apport quelconque, ajoute, au même titre que la marée charrie. Tout flotte, se laisse transporter par les flots incessants; tout en fait sert à nourrir les autres qui demeurent derrière. Ainsi une heure complète peut faire toute la différence, peut avoir une influence sur celui qui sait en extraire l’essence, la part sapientale qu’elle porte éventuellement. C’est prendre une bouchée de l’univers, d’ingurgiter une portion du cosmos, de mieux le digérer sachant ainsi ce que l’on mange.