Le dépôt
Meg (+Drache)
Meg marche elle se sent seule le long des rues sous ses pieds le trottoir semble se dérouler juste pour elle
on dirait que la ville tout entière se prosterne à son passage
la nuit arrive doucement aussi la lumière affaiblie bleuit
tout s assombrit petit à petit autour d elle
la noirceur vorace mange lentement les détails
elle n est pas seule ici
le bruit incessant des voitures malmène le silence
certains étrangers croisent son chemin sans faire attention à elle d autres la regardent sans faire plus attention
pourtant elle est belle
ses cheveux noirs ondulent sur ses épaules son visage effilé fend l air tandis que ses yeux bleus percent l obscurité mouvante elle se fond dans la nuit qui marche sur elle
la ville s illumine tranquillement Meg déambule sans but
elle se laisse guider au gré de ses pas sans retenue
autour d elle elle cherche un endroit où s arrêter
plus loin une enseigne rouge les mots Club Ouroboros en néon brillant viennent de s allumer écrits d une calligraphie soignée de lettres entrelacées ces deux mots l interpellent l intriguent
immobile devant les fenêtres noires elle hésite
la façade sobre n indique rien elle n a jamais remarqué cet endroit auparavant réalise-t-elle qu est-ce que ce lieu
tout est calme un silence plane soudainement
elle vient de s en rendre compte
devant la porte en bois elle songe à la signification de ce mot nouveau pour elle quel genre de club est-ce donc
elle tend l oreille mais elle n entend rien
plus la nuit s étend au-dessus d elle plus l enseigne brille avec éclat rougeoyante
indubitablement quelque chose l attire à l intérieur
la porte semble lourde et épaisse
à elle seule la poignée de métal ouvragé l intimide
elle tend sa main qui paraît alors frêle et petite
au contact du métal un frisson lui parcourt l échine
la peau de ses bras frémit ses poils se dressent
elle pousse la paroi massive qui se met à tourner sur ses gonds
tout de suite un air chaud passe sur son visage
une odeur étrange d encens folâtre dans ses narines
il n y a aucun bruit juste des ténèbres de velours
sur le coup il lui semble que la nuit vient de cet endroit
la porte se referme derrière elle avec un bruit sourd
devant elle un rideau tombe jusqu au sol noir
elle se trouve dans une sorte d entrée isolée
d une main elle écarte un pan du rideau
une grande salle se découvre à son regard baignée d une ténèbre brumeuse au fond une faible lumière sombre éclaire la silhouette d un homme de dos assis au bar
peut-être un verre est-il inséré dans sa main
le regard de Meg s habitue lentement à la pénombre
elle fixe ce dos voûté silencieuse
elle n ose pas s’introduire tout de suite dans la salle
il ne semble pas y avoir personne d autre
elle commence à peine à voir les tables et les chaises qui occupent le parterre
elle redoute de faire le moindre bruit
avec précaution elle avance son visage vers la salle
un rapide coup d oeil lui suffit pour constater qu il n y a effectivement personne d autre
il n y a que cet homme au bar qui ne bouge pas
et qui ne s est pas encore rendu compte de sa présence
vraisemblablement
d un pas feutré elle s avance franchit le rideau
la voilà maintenant dans la grande salle vide
des gens vont probablement arriver plus tard qu elle se dit
alors qu une envie d aller à la rencontre de l homme l envahit sans savoir pourquoi
lui il ne bouge pas il ne se retourne même pas
sûrement qu il ne l a pas entendue entrer
elle se dirige furtivement vers lui espérant qu il se retourne
mais il n en fait rien
il est peut-être en train de lire quelque chose un livre
un poème une brochure un magazine le journal
peut-être est-il en train de penser à quelque chose
de méditer de réfléchir de songer d élaborer un plan
une intervention un vol un discours
l obscurité de la salle retombe sur elle comme un manteau
ses cheveux noirs deviennent invisibles dans ces ténèbres
le blanc de ses yeux reflète la pâle lueur au-dessus du bar
le dos de l homme lui fait face comme un mur infranchissable
Meg se trouve au point central de la pièce immobile
elle écoute le silence qui l oppresse elle voudrait bien le pulvériser pour dire qu elle est là mais elle redoute la réaction de l homme
elle doit s approcher davantage se rapprocher de lui
par derrière
ne devrait-elle pas émettre au moins un petit bruit pour signifier sa présence
ou tousser ou se racler la gorge
ou produire un hoquet ou respirer assez fortement
elle songe même à sortir dehors en silence pour entrer à nouveau avec fracas peut-être seulement là il se retournerait
mais non elle n a qu à se diriger au bar pour se commander un verre comme le ferait n importe qui
n y a-t-il pas quelqu un justement pour faire ce travail
peut-être est-ce cet homme qui travaille ici
qu il attend ainsi des clients assis au bar
tout simplement
elle comble l espace qui la sépare du bar en quelques pas
là elle dépose ses mains sur le revêtement noir du comptoir
voyant que son action ne produit aucune réaction elle se retourne à demi vers l homme demeuré impassible
celui-ci les bras croisés devant lui fait fi de tout
elle tente de se faire remarquer en tapotant des doigts sur le fini lisse du comptoir faisant cliqueter ses ongles vernis
là encore rien
le faible éclairage l empêche de voir le profil de son visage
une ombre le masque
a-t-il les yeux ouverts ou fermés elle ne saurait le dire
il est possible de boire quelque chose qu elle demande
spontanément réalisant après coup l immense résonnace de sa voix surgie de son corps blanc et répandue dans cette obsurité silencieuse les yeux toujours fixés sur cet homme
tranquillement celui-ci fait pivoter tout le haut de son corps vers elle dépliant ses bras et tournant sa tête dans sa direction l enrobant enfin de ce qui semble être un regard
puis après un temps indéterminé les yeux rivés sur elle
il se lève contourne le bar revient en se plaçant devant elle sa figure assombrie demeurant imprécise
seuls ses pupilles arborent un point lumineux argenté
éclatant minuscule comme le reflet d une lumière sur du métal poli
vous prenez s enquit-il d une voix basse et presqu inaudible whiskey qu elle rétorque bien décidée
alors dans une série de gestes chorégraphiés
il se saisit d un verre large et bas au fond massif le dépose sur le comptoir à l endroit produisant un petit clac sec et lourd
il fait tinter les parois du verre en le remplissant ensuite de trois cubes de glace qu il extrait d un compartiment situé sous le bar puis il se détourne vers le mur du fond qui contient d innombrables bouteilles d alcools de toutes sortes avant de s emparer de la bouteille de whiskey
après s être retourné en face d elle et avoir dévissé le bouchon
il lui jette un bref regard suspicieux avant de verser le liquide ambré au fond du verre et de déposer ensuite le verre devant elle
merci elle en boit tout de suite une gorgée avant de se mettre à battre le verre de ses doigts nerveux
son regard se porte sur l homme à nouveau avec un linge humide il a entrepris d essuyer une partie du comptoir
sans dire un mot
tandis que la chaleur du whiskey dévale son gosier elle lui demande afin de vaincre ce silence tenace comment vous appelez-vous
sur le coup il la toise médusé avant de finalement lui répondre distraitement
Drache
Drache répète-t-elle incertaine et hésite-t-elle
qu est-ce que c est que cet endroit et que signifie ce nom de Club Ouroboros mais ce Drache ne lui répond pas
il se contente de frotter le bar et de s éloigner quelque peu
Meg se tait elle sirote son whiskey et couve ses pensées
une étrange sensation l envahit toute cette obscurité et ce silence mêlés aux vapeurs de l alcool lui procurent un bien-être jamais éprouvé même la présence de ce Drache malgré son attitude fermée contribue à lui faire apprécier cet instant impromptu
mais que se passe-t-il avec elle n est-elle pas dans un endroit lugubre sombre seule avec cet homme laconique qui semble hors du monde
son verre terminé elle regarde sur sa droite Drache a repris sa place au bar a croisé ses bras devant lui il ne bouge plus
elle laisse alors l argent sous le verre qui ne contient plus que les trois glaçons qui continuent de fondre lentement
elle se lève ensuite gracieusement repoussant sa chevelure derrière ses épaules d un geste habile conjugué de la main et de la tête avant de se diriger sans se presser vers la sortie là elle écarte un pan du rideau du revers de la main mais au lieu d y retrouver la porte qui donne sur l extérieur elle découvre une autre salle semblable à la première elle y pénètre pour se rendre compte de sa réalité
une grande salle se découvre à son regard baignée d une ténèbre brumeuse
au fond une faible lumière sombre éclaire la silhouette d un homme de dos assis au bar
peut-être un livre est-il inséré dans sa main
elle se dirige furtivement vers lui espérant qu il se retourne
mais il n en fait rien
il est peut-être en train de boire quelque chose un scotch
un cognac un bourbon un rhum un whiskey
peut-être est-il en train de se souvenir de quelque chose
de se remémorer de revoir de revivre de prévoir une altercation une conversation un doute une idée
Meg se trouve maintenant au centre de la pièce immobile
elle regarde cette scène qui l oppresse elle voudrait
bien la pulvériser pour prouver qu elle n est pas là mais
elle redoute la réaction de l homme
elle doit s approcher davantage se rapprocher de lui
par derrière
ne devrait-elle pas demander au moins ce qui se passe pour signifier sa présence
ou rire ou s étonner ou produire un effet de surprise ou haleter assez fortement
elle parcourt l espace qui la sépare du bar en quelques pas
là elle s accoude calmement sur le revêtement noir du comptoir
voyant que son arrivée ne produit aucune réaction elle se retourne à demi vers l homme demeuré flegmatique
celui-ci les bras croisés devant lui fait fi de tout
elle tente de se faire remarquer en tapotant du pied sur le fini lisse du plancher faisant résonner le bois usé de son talon
là encore rien
le faible éclairage l empêche de voir le profil de son visage
une ombre le masque
a-t-il les yeux fermés ou ouverts elle ne saurait le dire
il est possible de boire quelque chose qu elle demande
impulsivement réalisant après coup l impossible dissonance de sa voix surgie de son corps blanc et échappée dans cette obsurité silencieuse les yeux toujours fixés sur cet homme
tranquillement celui-ci fait pivoter tout le haut de son corps vers elle dépliant ses bras et tournant sa tête dans sa direction l enrobant enfin de ce qui semble être un regard
on ne sert plus personne à cette heure mais quelle heure est-il je ne sais pas je viens juste de boire un verre de l autre côté et alors vous êtes bien Drache n est-ce pas et alors que se passe-t-il ici
Meg ne comprend pas et s impatiente elle détourne la tête et ses cheveux voilent son visage elle appose ses mains sur ses yeux clos ses bras repliés pressent sa poitrine
elle ne sent plus son coeur battre
lorsqu elle retire les mains de son visage elle peut voir un verre de whiskey devant elle sur le comptoir trois glaçons flottent dans le liquide ambré elle prend le verre et avale une gorgée la chaleur de l alcool se diffuse dans son gosier elle dépose le verre devant elle et regarde sur sa droite Drache n est plus là
elle se retourne il n y a personne derrière elle la salle est vide des tables et des chaises occupent le parterre
peut-être des gens vont-ils arriver plus tard qu elle se dit
mais pourquoi donc autant d obscurité il fait plus noir ici qu en pleine forêt la nuit elle a du mal à voir
peut-être y a-t-il déjà des gens mais elle ne les aperçoit pas
elle se retourne vers le bar Drache est là avec un linge
il essuie le comptoir il passe devant elle soulève son verre passe le linge en-dessous deux ou trois fois
redépose son verre en y faisant tinter les glaçons qui continuent de fondre lentement elle le regarde mais elle ne voit pas son visage une ombre le masque seuls ses pupilles arborent un point lumineux argenté
éclatant minuscule comme le reflet d une lumière sur du métal poli
quand les gens vont-ils arriver qu elle demande tout à coup
Drache lève la tête vers elle et suspend ses gestes
de qui parlez-vous des gens vont venir non il n y a jamais personne ici et moi alors vous je ne sais pas
j étais de l autre côté tout à l heure de l autre côté de ce rideau pourquoi y a-t-il une autre salle vous voulez autre chose je n ai pas fini mon verre vous êtes bien Drache non et alors vous étiez de l autre côté
je ne saisis pas de quoi vous parlez vous m avez bien servi un whiskey non et alors nous n étions pas ici
Drache ne répond pas et se remet à essuyer le comptoir
d un coup Meg vide son verre et se lève elle traverse la salle vide et se dirige vers le rideau qui retombe jusqu au sol
noir avec ses deux mains elle écarte les deux pans de velours un courant d air frais fouette sa figure elle aperçoit son propre reflet c’est la porte vitrée qui donne sur l extérieur qui lui renvoie son image en filigrane il n y a plus cette autre salle jumelle elle est libre de sortir maintenant elle peut voir dehors la nuit qui sévit sauvagement elle laisse toutefois retomber les pans du rideau qui se referment automatiquement devant elle
elle se retrouve toute seule au beau milieu de la salle
il n y a personne au bar les tables et les chaises éparses demeurent inoccupées un silence total impose sa domination et une épaisse noirceur pèse sur tout il n y a qu une faible lueur jaune qui éclaire le bar derrière
toutes ces bouteilles d alcool qui luisent où peut bien se trouver ce Drache
Meg se rend jusqu au comptoir du bar un verre de whiskey se trouve là sous lequel il y a de l argent elle entoure le verre de ses doigts qui se mettent à pianoter la bague de son annulaire fait tinter la paroi du verre on dirait une clochette au même moment la porte derrière elle émet un bruit sourd elle se retourne tout de suite elle voit le rideau qui s écarte et ce Drache qui entre son visage est sombre indistinct elle ne peut voir que ces points brillants qui ornent ses yeux mais qui est-il donc
il se tient maintenant au centre de la pièce sans rien dire
un courant d air froid a envahit l espace c est une bourrasque de vent de l extérieur qui est entrée en même temps que lui d où vient-il est-ce lui qui a apporté du même coup cette obscurité duveteuse qui enveloppe tout
Meg amène le verre à ses lèvres et s humecte de ce whiskey aux effluves alcoolisées le liquide ambré descend dans sa gorge et chauffe son sang les glaçons s agitent et s entrechoquent Drache semble la regarder elle n en est pas certaine
il s avance vers le bar d un pas lent Meg le suit des yeux là sur sa droite il croise ses bras et les appuie sur le rebord du comptoir elle ne voit pas bien le profil de son visage recouvert d un ombrage opaque les gens
dit-elle ils seront là bientôt Drache se tourne vers elle mais ne répond rien ils vont venir n est-ce pas
de quoi parlez vous qu il demande enfin perplexe
des gens vont venir non insiste-t-elle je ne comprend pas avoue Drache l autre salle elle a disparue ce Club n a toujours eu qu une salle je ne sais pas de quoi vous voulez parler où étiez-vous donc
Meg boit le fond de son verre d un trait dépose le verre sur le comptoir et reprend son argent dehors l enseigne au néon qui compose les mots Club Ouroboros s éteint on dirait que la nuit va bientôt s achever
Drache contourne le bar et avec un linge se met à essuyer le comptoir avec soin il nettoie l endroit où le verre de Meg qu il a ramassé se trouvait sans la regarder
il est possible de boire un autre verre qu elle demande
vous prenez s enquit-il d une voix monotone et presqu inaudible un autre whiskey s il-vous-plaît qu elle réclame bien décidée
alors dans une chorégraphie de gestes Drache se saisit d un verre large et bas au fond massif qu il dépose sur le comptoir à l endroit produisant un petit clac sec et lourd il fait ensuite tinter les parois du verre en le remplissant de trois cubes de glace qu il extrait d un compartiment dissimulé sous le bar puis il se détourne vers le mur du fond qui contient d innombrables bouteilles d alcools de toutes sortes avant de s emparer de la bouteille de whiskey après s être retourné en face d elle et avoir dévissé le bouchon il lui jette un bref regard nonchalant avant de verser le liquide ambré au fond du verre et de déposer ensuite le verre devant elle
merci dit-elle avant de se taire puis elle se met à siroter son whiskey et à couver ses pensées une étrange sensation l envahit constate-t-elle elle se sent à l abri ici sans savoir pourquoi peut-être y a-t-il quelque chose d hostile au dehors mais quoi
dehors la nuit bat son plein elle ne sait pas que l enseigne s est éteinte elle ne sait pas ce qu est ce lieu étrange qu elle n a jamais vu auparavant est-ce un bar un club privé elle n en sait rien que peut bien être cette chose que l on nomme Ouroboros elle ne le sait pas non plus
elle voudrait le demander à Drache mais il a disparu
il n est plus là où peut-il bien être où est-il allé
elle se retourne pour regarder derrière elle vers le rideau noir qui cache la porte peut-être est-il temps pour elle de partir maintenant elle n a aucune idée de l heure qu il peut être
Meg n a pas terminé son verre elle l abandonne tout de même sur le comptoir et se lève de sa démarche habituelle elle traverse la salle sans faire de bruit
feutrant ses pas elle s avance vers le rideau qui traîne au sol sans s arrêter elle l écarte d une main et passe entre les deux pans qui s agitent mollement mais au lieu de se retrouver devant la porte de sortie la voilà dans un salon
un feu brûle dans l âtre d une cheminée seule source lumineuse de la pièce devant lequel sont installés des fauteuils une fine fumée blanche flotte en suspension au-dessus du mobilier il n y a personne pourquoi ce lieu existe-t-il s il n y a jamais personne se dit Meg
ce feu qui brûle
elle pénètre dans la pièce et circule tout près des fauteuils
un luxe indéniable compose le décor les flammes luisent sur le cuir des fauteuils il y en a quatre
un tapis moelleux s étend à la grandeur du plancher
de petites tables ouvragées en bois verni côtoient les fauteuils
sur lesquelles trônent des lampes éteintes entre les boiseries des murs des cadres aux portraits d hommes sérieux venus d un autre âge s exposent dans la pénombre
Meg n y comprend rien il lui faudrait un autre verre pour se convaincre de cette nouvelle réalité
elle s approche du feu qui danse dans l âtre mais elle ne ressent aucune chaleur elle fixe les flammes folles qui fouettent l air de leurs couleurs orangées elle avance sa main vers elles et à son grand étonnement elle n est pas brûlée
elle se relève au-dessus de la cheminée de petits cadres renferment des photos d une autre époque elle en prend un pour l examiner elle reconnaît le décor de ce même salon dans lequel elle se trouve des hommes sont assis dans les fauteuils des hommes barbus l un d eux ressemble vaguement à Drache bien qu elle n ait jamais pu l apercevoir précisément se pourrait-il que ce soit lui
un son de frottement lui fait relever la tête il y a quelqu un qui se cache derrière le rideau soudainement elle se sent observée il y a quelqu un qu elle demande qui est là le rideau remue à peine elle remet en place le cadre sur la cheminée elle en saisit un autre elle se penche vers les flammes pour mieux voir il s agit d une vieille photo en noir et blanc prise à l extérieur un homme se tient debout sur le trottoir sous l enseigne d un établissement elle peut y lire Club Ouroboros en lettrage peint en blanc sur la façade du batiment son visage est flou comme si un petit nuage noir l avait barbouillé
un autre bruit la fait se retourner brusquement elle remet tout de suite le cadre en place qui est là que voulez-vous insiste-t-elle avant de se rendre en face du rideau immobile apeurée tremblotante elle se prépare à jeter un oeil de l autre côté elle élève la main et d un mouvement rapide elle repousse le rideau
apparaît alors devant elle la grande salle au fond de laquelle est assis un homme accoudé au bar Drache qu elle appelle c est vous
Meg traverse la salle et rejoint le bar sur le comptoir
son verre de whiskey est encore là les glaçons ont fondu
elle tourne la tête afin de regarder le profil de Drache
mais qu est-ce qui se passe ici Drache quel est cet endroit mais Drache ne répond pas il se contente de boire une gorgée du verre qu il tient devant lui sa tête est basse comme s il se rendait coupable d un crime quelconque parlez-moi Drache je suis là sur les photographies c est bien vous et alors qui vous a permis d entrer dans ce salon mais je ne comprend pas ce que tout cela signifie Drache aidez-moi
aidez-vous il est trop tard maintenant mais qu est-ce que ça veut dire
sans un mot Drache se lève se retourne vers la sortie et disparaît à travers le rideau Meg fait de même et le suit prestement après un instant d hésitation elle glisse sa tête dans l ouverture de velours de l autre côté elle aperçoit Drache debout devant le feu qui valse dans l âtre ses bras tendus s accrochent à la cheminée elle peut voir sa silouhette noire se découper à travers les flammes violentes elle n ose pas entrer
soudain à travers le silence ponctué de crépitements
elle peut entendre sa voix prononcer des mots il semble se parler tout seul nous étions tous au Club le Club était tout pour nous j ai passé ma vie dans ce Club
à préparer des scotchs et des whiskeys puis c est arrivé
le temps a fourché il y a longtemps de cela
que pouvaient-ils y faire tout a changé mais ils n ont pas abandonné jamais ils n auraient voulu laisser les choses aller ainsi mais que pouvaient-ils y faire
je me le demande encore moi je n ai pas eu le choix
je me suis laissé emporter depuis ce temps
je reste ici seul seul
puis Drache se tait
Meg entre entraînée malgré elle par ce soliloque teinté de douleur elle ne comprend pas mais quelque chose en Drache l attire elle ne peut détacher son regard de son dos voûté devant le feu empesé par un passé qui vit toujours
elle fait quelques pas seulement mais s arrête tout de suite Drache vient de s emparer d une photographie et il la regarde en silence les fauteuils vides la désolent
peu importe ce qui s est passé ici cela a laissé une lourde peine au coeur de Drache elle voudrait tout à coup boire cette peine comme le whiskey qu elle a bu tout à l heure
mais malgré l espace qui les unit ils semblent si loin l un de l autre le temps les a réunis dans cet espace clos
pourquoi au juste
après quelques minutes le bras de Drache se relâche
en se retournant il laisse choir le cadre dans un fauteuil avant de s assoir avec langueur dans un autre son coude appuyé sur le bras du fauteuil il dépose lourdement sa tête au creux de sa main
Meg témoin de cette scène reste debout dans le silence les lueurs des flammes passant dans ses cheveux noirs et son visage empreint de mystère doucement
elle se rend derrière le fauteuil dans lequel Drache a laissé tomber le cadre elle le ramasse soigneusement et le retourne devant ses yeux apparaît cette photographie qui provient d une autre époque dans un hall d entrée meublé à l ancienne elle y voit une femme coiffée d un grand chapeau à casacade de dentelle vêtue d une robe en corolle à la tournure traînante et d un corsage perlé elle tient contre elle un petit bouquet de fleurs et une ombrelle en y regardant de plus près malgré l absence de couleur Meg y détaille le visage de la femme ses cheveux noirs enfouis sous le chapeau ses traits fins délimités par de minces lignes noires son coeur se met à s accélérer lorsqu elle parvient à reconnaître ce sourire
ces lèvres sinueuses masquant à demi ces dents blanches et bien rangées c est son sourire c est elle qui surgit du passé d un passé dont elle ne sait rien elle n y comprend rien
tout d un coup prise d un vertige incontrôlable elle laisse tomber le cadre qui se fracasse sur le plancher avant de s enfuir en trombe elle fonce vers le rideau qu elle balaie d un geste de défense derrière se dresse devant elle la lourde porte en bois de ses deux mains elle attrappe la poignée massive de métal froid puis tire de toutes ses forces jusqu à ce qu elle se mette à pivoter sur ses gonds grinçants une fois l ouverture assez grande elle se glisse dans l embrasure d un bond agile et pressé
dehors elle se met à courir traversant la rue mouillée de pluie le jour est sur le point de paraître la lumière de l aube naît tranquillement vers l est Meg s arrête une fois parvenue sur le trottoir d en face avant de se retourner
ses yeux déconcertés se promènent sur la façade de l immeuble d où elle vient de s enfuir ce n est qu un vieux bâtiment abandonné au-dessus de la porte vitrée et sale
les fenêtres sont toutes placardées il n y a aucune enseigne y a-t-il seulement déjà eu un Club Ouroboros entre ces murs elle ne saurait le dire
le 22 décembre 2022, Limoilou, Simon A. Langevin