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INDEX DES AUTEUR-E-S

7 - Simon A Langevin

Meg (+Drache)







Meg marche   elle se sent seule le long des rues    sous ses pieds    le trottoir semble se dérouler juste pour elle

on dirait que la ville tout entière se prosterne à son passage


la nuit arrive doucement     aussi la lumière affaiblie bleuit

     tout s assombrit petit à petit autour d elle

la noirceur    vorace    mange lentement les détails

elle n est pas seule ici


le bruit incessant des voitures malmène le silence

certains étrangers croisent son chemin    sans faire attention à elle    d autres    la regardent sans faire plus attention

     pourtant     elle est belle

ses cheveux noirs ondulent sur ses épaules   son visage effilé fend l air  tandis que ses yeux bleus percent l obscurité mouvante    elle se fond dans la nuit qui marche sur elle


la ville s illumine tranquillement     Meg déambule sans but

    elle se laisse guider    au gré de ses pas    sans retenue

    autour d elle    elle cherche un endroit où s arrêter

plus loin    une enseigne rouge    les mots Club Ouroboros   en néon brillant viennent de s allumer   écrits d une calligraphie soignée de lettres entrelacées     ces deux mots l interpellent     l intriguent


immobile devant les fenêtres noires     elle hésite

la façade sobre n indique rien    elle n a jamais remarqué cet endroit auparavant    réalise-t-elle    qu est-ce que ce lieu

     tout est calme    un silence plane     soudainement

     elle vient de s en rendre compte

devant la porte en bois     elle songe à la signification de ce mot nouveau pour elle     quel genre de club est-ce donc



elle tend l oreille     mais elle n entend rien

plus la nuit s étend au-dessus d elle     plus l enseigne brille avec éclat    rougeoyante

indubitablement    quelque chose l attire à l intérieur


la porte semble lourde et épaisse     

à elle seule   la poignée de métal ouvragé l intimide     

elle tend sa main qui paraît alors frêle et petite

    au contact du métal    un frisson lui parcourt l échine

    la peau de ses bras frémit    ses poils se dressent


elle pousse la paroi massive qui se met à tourner sur ses gonds

    tout de suite    un air chaud passe sur son visage

une odeur étrange d encens folâtre dans ses narines

    il n y a aucun bruit     juste des ténèbres de velours

    sur le coup   il lui semble que la nuit vient de cet endroit


la porte se referme derrière elle avec un bruit sourd

devant elle    un rideau tombe jusqu au sol    noir

    elle se trouve dans une sorte d entrée isolée

d une main    elle écarte un pan du rideau

une grande salle se découvre à son regard    baignée d une ténèbre brumeuse   au fond    une faible lumière sombre éclaire la silhouette d un homme    de dos    assis au bar

     peut-être un verre est-il inséré dans sa main


le regard de Meg s habitue lentement à la pénombre

     elle fixe ce dos voûté    silencieuse

elle n ose pas s’introduire tout de suite dans la salle

     il ne semble pas y avoir personne d autre

elle commence à peine à voir les tables et les chaises qui occupent le parterre

     elle redoute de faire le moindre bruit


avec précaution     elle avance son visage vers la salle

un rapide coup d oeil lui suffit pour constater qu il n y a effectivement personne d autre

il n y a que cet homme    au bar    qui ne bouge pas

et qui ne s est pas encore rendu compte de sa présence

     vraisemblablement


d un pas feutré    elle s avance    franchit le rideau

     la voilà maintenant dans la grande salle vide

des gens vont probablement arriver plus tard    qu elle se dit

   alors qu une envie d aller à la rencontre de l homme l envahit    sans savoir pourquoi

lui    il ne bouge pas    il ne se retourne même pas

    sûrement qu il ne l a pas entendue entrer


elle se dirige furtivement vers lui    espérant qu il se retourne

    mais il n en fait rien

il est peut-être en train de lire quelque chose    un livre

un poème    une brochure    un magazine    le journal

    peut-être est-il en train de penser à quelque chose

de méditer    de réfléchir   de songer    d élaborer un plan

    une intervention    un vol    un discours


l obscurité de la salle retombe sur elle comme un manteau

ses cheveux noirs deviennent invisibles dans ces ténèbres

le blanc de ses yeux reflète la pâle lueur au-dessus du bar

le dos de l homme lui fait face comme un mur infranchissable


Meg se trouve au point central de la pièce   immobile

    elle écoute le silence qui l oppresse    elle voudrait bien le pulvériser pour dire qu elle est là    mais elle redoute la réaction de l homme

elle doit s approcher davantage    se rapprocher de lui

par derrière

ne devrait-elle pas émettre au moins un petit bruit pour signifier sa présence

    ou tousser    ou se racler la gorge

    ou produire un hoquet     ou respirer assez fortement


elle songe même à sortir dehors en silence pour entrer à nouveau avec fracas   peut-être seulement là il se retournerait

   mais non   elle n a qu à se diriger au bar pour se commander un verre     comme le ferait n importe qui

n y a-t-il pas quelqu un justement pour faire ce travail

     peut-être est-ce cet homme qui travaille ici

     qu il attend ainsi des clients    assis au bar

tout simplement


elle comble l espace qui la sépare du bar en quelques pas

là   elle dépose ses mains sur le revêtement noir du comptoir

   voyant que son action ne produit aucune réaction    elle se retourne à demi vers l homme demeuré impassible

celui-ci    les bras croisés devant lui     fait fi de tout

elle tente de se faire remarquer en tapotant des doigts sur le fini lisse du comptoir     faisant cliqueter ses ongles vernis

     là encore     rien

le faible éclairage l empêche de voir le profil de son visage

     une ombre le masque

a-t-il les yeux ouverts ou fermés    elle ne saurait le dire


il est possible de boire quelque chose     qu elle demande

    spontanément     réalisant après coup l immense résonnace de sa voix surgie de son corps blanc et répandue dans cette obsurité silencieuse     les yeux toujours fixés sur cet homme

tranquillement   celui-ci fait pivoter tout le haut de son corps vers elle  dépliant ses bras et tournant sa tête dans sa direction     l enrobant enfin de ce qui semble être un regard


puis    après un temps indéterminé    les yeux rivés sur elle

     il se lève    contourne le bar     revient en se plaçant devant elle     sa figure assombrie demeurant imprécise

      seuls ses pupilles arborent un point lumineux   argenté

    éclatant    minuscule    comme le reflet d une lumière sur du métal poli

vous prenez    s enquit-il    d une voix basse et presqu inaudible     whiskey    qu elle rétorque    bien décidée

    alors    dans une série de gestes chorégraphiés

il se saisit d un verre large et bas au fond massif    le dépose sur le comptoir    à l endroit    produisant un petit clac sec et lourd

il fait tinter les parois du verre en le remplissant ensuite de trois cubes de glace     qu il extrait d un compartiment situé sous le bar     puis    il se détourne vers le mur du fond qui contient d innombrables bouteilles d alcools de toutes sortes     avant de s emparer de la bouteille de whiskey

après s être retourné en face d elle et avoir dévissé le bouchon

   il lui jette un bref regard suspicieux avant de verser le liquide ambré au fond du verre et de déposer ensuite le verre devant elle


merci   elle en boit tout de suite une gorgée avant de se mettre à battre le verre de ses doigts nerveux

son regard se porte sur l homme à nouveau    avec un linge humide    il a entrepris d essuyer une partie du comptoir

sans dire un mot

tandis que la chaleur du whiskey dévale son gosier    elle lui demande   afin de vaincre ce silence tenace    comment vous appelez-vous

sur le coup    il la toise    médusé     avant de finalement lui répondre distraitement

Drache

Drache    répète-t-elle    incertaine     et    hésite-t-elle

    qu est-ce que c est que cet endroit     et que signifie ce nom de Club Ouroboros    mais ce Drache ne lui répond pas

    il se contente de frotter le bar et de s éloigner quelque peu


Meg se tait    elle sirote son whiskey et couve ses pensées

    une étrange sensation l envahit     toute cette obscurité et ce silence    mêlés aux vapeurs de l alcool    lui procurent un bien-être jamais éprouvé    même la présence de ce Drache    malgré son attitude fermée    contribue à lui faire apprécier cet instant impromptu

mais que se passe-t-il avec elle   n est-elle pas dans un endroit lugubre   sombre    seule avec cet homme laconique qui semble hors du monde


son verre terminé    elle regarde sur sa droite    Drache a repris sa place au bar    a croisé ses bras devant lui    il ne bouge plus

elle laisse alors l argent sous le verre    qui ne contient plus que les trois glaçons qui continuent de fondre lentement

elle se lève   ensuite    gracieusement    repoussant sa chevelure derrière ses épaules d un geste habile conjugué de la main et de la tête   avant de se diriger sans se presser vers la sortie    là    elle écarte un pan du rideau du revers de la main   mais au lieu d y retrouver la porte qui donne sur l extérieur   elle découvre une autre salle    semblable à la première    elle y pénètre pour se rendre compte de sa réalité


une grande salle se découvre à son regard    baignée d une ténèbre brumeuse

au fond    une faible lumière sombre éclaire la silhouette d un homme    de dos    assis au bar

     peut-être un livre est-il inséré dans sa main


elle se dirige furtivement vers lui    espérant qu il se retourne

    mais il n en fait rien

il est peut-être en train de boire quelque chose    un scotch

un cognac    un bourbon    un rhum    un whiskey

    peut-être est-il en train de se souvenir de quelque chose

de se remémorer   de revoir   de revivre   de prévoir une altercation    une conversation    un doute    une idée


Meg se trouve maintenant au centre de la pièce   immobile

    elle regarde cette scène qui l oppresse    elle voudrait

bien la pulvériser pour prouver qu elle n est pas là    mais

elle redoute la réaction de l homme

elle doit s approcher davantage    se rapprocher de lui

par derrière

ne devrait-elle pas demander au moins ce qui se passe pour signifier sa présence

    ou rire    ou s étonner    ou produire un effet de surprise    ou haleter assez fortement


elle parcourt l espace qui la sépare du bar en quelques pas

là    elle s accoude calmement sur le revêtement noir du comptoir

voyant que son arrivée ne produit aucune réaction    elle se retourne à demi vers l homme demeuré flegmatique

celui-ci    les bras croisés devant lui     fait fi de tout

elle tente de se faire remarquer en tapotant du pied sur le fini lisse du plancher     faisant résonner le bois usé de son talon

     là encore     rien

le faible éclairage l empêche de voir le profil de son visage

     une ombre le masque

a-t-il les yeux fermés ou ouverts    elle ne saurait le dire


il est possible de boire quelque chose     qu elle demande

    impulsivement     réalisant après coup l impossible dissonance de sa voix surgie de son corps blanc et échappée dans cette obsurité silencieuse     les yeux toujours fixés sur cet homme

tranquillement   celui-ci fait pivoter tout le haut de son corps vers elle  dépliant ses bras et tournant sa tête dans sa direction     l enrobant enfin de ce qui semble être un regard


on ne sert plus personne à cette heure    mais quelle heure est-il    je ne sais pas    je viens juste de boire un verre de l autre côté    et alors    vous êtes bien Drache    n est-ce pas     et alors    que se passe-t-il ici

Meg ne comprend pas et s impatiente     elle détourne la tête et ses cheveux voilent son visage    elle appose ses mains sur ses yeux clos    ses bras repliés pressent sa poitrine     

elle ne sent plus son coeur battre

lorsqu elle retire les mains de son visage    elle peut voir un verre de whiskey devant elle    sur le comptoir    trois glaçons flottent dans le liquide ambré    elle prend le verre et avale une gorgée    la chaleur de l alcool se diffuse dans son gosier    elle dépose le verre devant elle et regarde sur sa droite      Drache n est plus là


elle se retourne   il n y a personne derrière elle    la salle est vide    des tables et des chaises occupent le parterre

peut-être des gens vont-ils arriver plus tard    qu elle se dit

    mais pourquoi donc autant d obscurité     il fait plus noir ici qu en pleine forêt la nuit    elle a du mal à voir 

peut-être y a-t-il déjà des gens    mais elle ne les aperçoit pas


elle se retourne vers le bar    Drache est là    avec un linge

     il essuie le comptoir    il passe devant elle    soulève son verre    passe le linge en-dessous deux ou trois fois

redépose son verre en y faisant tinter les glaçons qui continuent de fondre lentement     elle le regarde    mais elle ne voit pas son visage    une ombre le masque    seuls ses pupilles arborent un point lumineux    argenté

    éclatant    minuscule    comme le reflet d une lumière sur du métal poli


quand les gens vont-ils arriver    qu elle demande tout à coup

    Drache lève la tête vers elle et suspend ses gestes

de qui parlez-vous    des gens vont venir non    il n y a jamais personne ici     et moi alors    vous je ne sais pas

    j étais de l autre côté tout à l heure    de l autre côté de ce rideau    pourquoi y a-t-il une autre salle    vous voulez autre chose    je n ai pas fini mon verre    vous êtes bien Drache non     et alors    vous étiez de l autre côté

je ne saisis pas de quoi vous parlez    vous m avez bien servi un whiskey non    et alors    nous n étions pas ici

Drache ne répond pas et se remet à essuyer le comptoir


d un coup Meg vide son verre et se lève   elle traverse la salle vide et se dirige vers le rideau qui retombe jusqu au sol

   noir   avec ses deux mains    elle écarte les deux pans de velours   un courant d air frais fouette sa figure    elle aperçoit son propre reflet    c’est la porte vitrée qui donne sur l extérieur qui lui renvoie son image en filigrane    il n y a plus cette autre salle jumelle   elle est libre de sortir maintenant  elle peut voir dehors la nuit qui sévit sauvagement  elle laisse toutefois retomber les pans du rideau qui se referment automatiquement devant elle


elle se retrouve toute seule au beau milieu de la salle

il n y a personne au bar    les tables et les chaises éparses demeurent inoccupées   un silence total impose sa domination     et une épaisse noirceur pèse sur tout     il n y a qu une faible lueur jaune qui éclaire le bar    derrière

toutes ces bouteilles d alcool qui luisent     où peut bien se trouver ce Drache


Meg se rend jusqu au comptoir du bar    un verre de whiskey se trouve là    sous lequel il y a de l argent    elle entoure le verre de ses doigts qui se mettent à pianoter    la bague de son annulaire fait tinter la paroi du verre    on dirait une clochette    au même moment    la porte derrière elle émet un bruit sourd    elle se retourne tout de suite    elle voit le rideau qui s écarte et ce Drache qui entre    son visage est sombre    indistinct     elle ne peut voir que ces points brillants qui ornent ses yeux    mais qui est-il donc


il se tient maintenant au centre de la pièce   sans rien dire

   un courant d air froid a envahit l espace   c est une bourrasque de vent de l extérieur qui est entrée en même temps que lui    d où vient-il    est-ce lui qui a apporté du même coup cette obscurité duveteuse qui enveloppe tout

Meg amène le verre à ses lèvres et s humecte de ce whiskey aux effluves alcoolisées    le liquide ambré descend dans sa gorge et chauffe son sang  les glaçons s agitent et s entrechoquent    Drache semble la regarder    elle n en est pas certaine


il s avance vers le bar    d un pas lent    Meg le suit des yeux    là    sur sa droite    il croise ses bras et les appuie sur le rebord du comptoir    elle ne voit pas bien le profil de son visage recouvert d un ombrage opaque     les gens

dit-elle    ils seront là bientôt     Drache se tourne vers elle mais ne répond rien     ils vont venir    n est-ce pas

de quoi parlez vous    qu il demande enfin    perplexe

des gens vont venir non    insiste-t-elle    je ne comprend pas avoue Drache    l autre salle    elle a disparue    ce Club n a toujours eu qu une salle    je ne sais pas de quoi vous voulez parler     où étiez-vous donc


Meg boit le fond de son verre d un trait   dépose le verre sur le comptoir et reprend son argent    dehors    l enseigne au néon qui compose les mots Club Ouroboros s éteint    on dirait que la nuit va bientôt s achever

Drache contourne le bar    et avec un linge    se met à essuyer le comptoir avec soin    il nettoie l endroit où le verre de Meg    qu il a ramassé    se trouvait     sans la regarder


il est possible de boire un autre verre     qu elle demande

vous prenez   s enquit-il    d une voix monotone et presqu inaudible    un autre whiskey    s il-vous-plaît    qu elle réclame    bien décidée

    alors    dans une chorégraphie de gestes     Drache se saisit d un verre large et bas au fond massif    qu il dépose sur le comptoir    à l endroit    produisant un petit clac sec et lourd  il fait ensuite tinter les parois du verre en le remplissant de trois cubes de glace  qu il extrait d un compartiment dissimulé sous le bar    puis    il se détourne vers le mur du fond qui contient d innombrables bouteilles d alcools de toutes sortes    avant de s emparer de la bouteille de whiskey    après s être retourné en face d elle et avoir dévissé le bouchon   il lui jette un bref regard nonchalant avant de verser le liquide ambré au fond du verre et de déposer ensuite le verre devant elle


merci    dit-elle    avant de se taire    puis elle se met à siroter son whiskey et à couver ses pensées   une étrange sensation l envahit     constate-t-elle     elle se sent à l abri ici    sans savoir pourquoi     peut-être y a-t-il quelque chose d hostile au dehors     mais quoi

dehors la nuit bat son plein     elle ne sait pas que l enseigne s est éteinte    elle ne sait pas ce qu est ce lieu étrange qu elle n a jamais vu auparavant     est-ce un bar     un club privé    elle n en sait rien     que peut bien être cette chose que l on nomme Ouroboros    elle ne le sait pas non plus

    elle voudrait le demander à Drache    mais il a disparu

    il n est plus là     où peut-il bien être     où est-il allé


elle se retourne pour regarder derrière elle vers le rideau noir qui cache la porte    peut-être est-il temps pour elle de partir maintenant      elle n a aucune idée de l heure qu il peut être


Meg n a pas terminé son verre    elle l abandonne tout de même sur le comptoir et se lève    de sa démarche habituelle     elle traverse la salle sans faire de bruit

feutrant ses pas    elle s avance vers le rideau qui traîne au sol    sans s arrêter    elle l écarte d une main et passe entre les deux pans qui s agitent mollement    mais    au lieu de se retrouver devant la porte de sortie    la voilà dans un salon

    un feu brûle dans l âtre d une cheminée     seule source lumineuse de la pièce   devant lequel sont installés des fauteuils   une fine fumée blanche flotte en suspension au-dessus du mobilier     il n y a personne     pourquoi ce lieu existe-t-il s il n y a jamais personne      se dit Meg

     ce feu qui brûle




elle pénètre dans la pièce et circule tout près des fauteuils

    un luxe indéniable compose le décor     les flammes luisent sur le cuir des fauteuils     il y en a quatre

un tapis moelleux s étend à la grandeur du plancher

de petites tables ouvragées en bois verni côtoient les fauteuils

      sur lesquelles trônent des lampes éteintes     entre les boiseries des murs   des cadres aux portraits d hommes sérieux venus d un autre âge s exposent dans la pénombre

Meg n y comprend rien     il lui faudrait un autre verre pour se convaincre de cette nouvelle réalité


elle s approche du feu qui danse dans l âtre    mais elle ne ressent aucune chaleur     elle fixe les flammes folles qui fouettent l air de leurs couleurs orangées    elle avance sa main vers elles     et à son grand étonnement     elle n est pas brûlée

elle se relève    au-dessus de la cheminée    de petits cadres renferment des photos d une autre époque     elle en prend un pour l examiner     elle reconnaît le décor de ce même salon dans lequel elle se trouve      des hommes sont assis dans les fauteuils      des hommes barbus      l un d eux ressemble vaguement à Drache     bien qu elle n ait jamais pu l apercevoir précisément      se pourrait-il que ce soit lui


un son de frottement lui fait relever la tête     il y a quelqu un qui se cache derrière le rideau     soudainement elle se sent observée    il y a quelqu un qu elle demande     qui est là     le rideau remue à peine     elle remet en place le cadre sur la cheminée     elle en saisit un autre     elle se penche vers les flammes pour mieux voir     il s agit d une vieille photo en noir et blanc    prise à l extérieur     un homme se tient debout sur le trottoir    sous l enseigne d un établissement    elle peut y lire Club Ouroboros en lettrage peint en blanc sur la façade du batiment      son visage est flou     comme si un petit nuage noir l avait barbouillé


un autre bruit la fait se retourner brusquement    elle remet tout de suite le cadre en place    qui est là     que voulez-vous    insiste-t-elle    avant de se rendre en face du rideau immobile    apeurée     tremblotante     elle se prépare à jeter un oeil de l autre côté     elle élève la main et     d un mouvement rapide     elle repousse le rideau

apparaît alors devant elle la grande salle    au fond de laquelle est assis un homme     accoudé au bar     Drache qu elle appelle     c est vous


Meg traverse la salle et rejoint le bar    sur le comptoir

son verre de whiskey est encore là     les glaçons ont fondu

     elle tourne la tête afin de regarder le profil de Drache

    mais qu est-ce qui se passe ici Drache     quel est cet endroit    mais Drache ne répond pas     il se contente de boire une gorgée du verre qu il tient devant lui     sa tête est basse   comme s il se rendait coupable d un crime quelconque    parlez-moi Drache     je suis là      sur les photographies    c est bien vous     et alors     qui vous a permis d entrer dans ce salon     mais je ne comprend pas ce que tout cela signifie     Drache    aidez-moi

aidez-vous    il est trop tard maintenant      mais qu est-ce que ça veut dire


sans un mot    Drache se lève    se retourne vers la sortie et disparaît à travers le rideau     Meg fait de même et le suit prestement    après un instant d hésitation     elle glisse sa tête dans l ouverture de velours     de l autre côté     elle aperçoit Drache    debout     devant le feu qui valse dans l âtre   ses bras tendus s accrochent à la cheminée    elle peut voir sa silouhette noire se découper à travers les flammes violentes    elle n ose pas entrer


soudain    à travers le silence ponctué de crépitements

elle peut entendre sa voix prononcer des mots    il semble se parler tout seul     nous étions tous au Club    le Club était tout pour nous     j ai passé ma vie dans ce Club

à préparer des scotchs et des whiskeys     puis c est arrivé

     le temps a fourché     il y a longtemps de cela

que pouvaient-ils y faire     tout a changé     mais ils n ont pas abandonné     jamais ils n auraient voulu laisser les choses aller ainsi      mais que pouvaient-ils y faire

je me le demande encore     moi     je n ai pas eu le choix

     je me suis laissé emporter     depuis ce temps

je reste ici seul    seul

puis Drache se tait


Meg entre    entraînée malgré elle par ce soliloque teinté de douleur    elle ne comprend pas    mais quelque chose en Drache l attire    elle ne peut détacher son regard de son dos voûté devant le feu     empesé par un passé qui vit toujours

    elle fait quelques pas seulement mais s arrête tout de suite    Drache vient de s emparer d une photographie et il la regarde en silence      les fauteuils vides la désolent

peu importe ce qui s est passé ici    cela a laissé une lourde peine au coeur de Drache    elle voudrait tout à coup boire cette peine comme le whiskey qu elle a bu tout à l heure

mais     malgré l espace qui les unit     ils semblent si loin l un de l autre     le temps les a réunis dans cet espace clos

     pourquoi au juste


après quelques minutes     le bras de Drache se relâche

en se retournant     il laisse choir le cadre dans un fauteuil avant de s assoir avec langueur dans un autre     son coude appuyé sur le bras du fauteuil     il dépose lourdement sa tête au creux de sa main


Meg    témoin de cette scène     reste debout dans le silence      les lueurs des flammes passant dans ses cheveux noirs et son visage empreint de mystère     doucement     

elle se rend derrière le fauteuil dans lequel Drache a laissé tomber le cadre     elle le ramasse soigneusement      et le retourne     devant ses yeux     apparaît cette photographie qui provient d une autre époque     dans un hall d entrée meublé à l ancienne   elle y voit une femme coiffée d un grand chapeau à casacade de dentelle    vêtue d une robe en corolle à la tournure traînante et d un corsage perlé    elle tient contre elle un petit bouquet de fleurs et une ombrelle    en y regardant de plus près    malgré l absence de couleur    Meg y détaille le visage de la femme     ses cheveux noirs enfouis sous le chapeau     ses traits fins délimités par de minces lignes noires     son coeur se met à s accélérer lorsqu elle parvient à reconnaître ce sourire

ces lèvres sinueuses masquant à demi ces dents blanches et bien rangées     c est son sourire     c est elle qui surgit du passé     d un passé dont elle ne sait rien     elle n y comprend rien


tout d un coup    prise d un vertige incontrôlable   elle laisse tomber le cadre qui se fracasse sur le plancher avant de s enfuir en trombe     elle fonce vers le rideau qu elle balaie d un geste de défense     derrière     se dresse devant elle la lourde porte en bois    de ses deux mains    elle attrappe la poignée massive de métal froid      puis tire de toutes ses forces     jusqu à ce qu elle se mette à pivoter sur ses gonds grinçants    une fois l ouverture assez grande     elle se glisse dans l embrasure d un bond agile et pressé

dehors    elle se met à courir     traversant la rue mouillée de pluie    le jour est sur le point de paraître     la lumière de l aube naît tranquillement vers l est     Meg s arrête une fois parvenue sur le trottoir d en face    avant de se retourner


ses yeux déconcertés se promènent sur la façade de l immeuble d où elle vient de s enfuir     ce n est qu un vieux bâtiment abandonné     au-dessus de la porte vitrée et sale

     les fenêtres sont toutes placardées      il n y a aucune enseigne     y a-t-il seulement déjà eu un Club Ouroboros entre ces murs     elle ne saurait le dire



le 22 décembre 2022, Limoilou, Simon A. Langevin