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blanche

Le dépôt

INDEX DES AUTEUR-E-S

87 - David Spailier

À la symétrie de nulle part


À  la symétrie de nulle 

part, j'ai un dictaphone en 

main Il y a des abeilles 

Fréquences sonores 

Des voisins-fantômes 

J'entends leurs pas

 Et ta respiration lente, 

le souffle qui couve 

les secrets Masaï

J'ai un dictaphone en 

main Il est cassé

Le bouton PLAY est cassé

Le dictaphone tourne en boucle

Il y a celle-qui-tape-du-morse-avec-ses-

pieds-nus

Un voisin-fantôme

Je ne la comprends pas

Tu dors


 J'appuie

 sur le bouton

 PLAY


  Il est cassé


  PLAY


Play. Flash back ultra violent. Une lumière aveuglante. Un carrelage blanc. Défoncé. Tailladé. Fissuré. Traversé par des ramifications noires. Des veines sales de poussière. Artères gorgées d'eau, éclairées par la lumière épileptique d’un néon à la chair de plastique brûlée. Portes entrouvertes. Peinture écaillée. Blanche. Tachée d’insectes noirs de suie rampant à même son épiderme sec. Il y a une ballerine au milieu. Elle s'appelle Avalynn. Elle fait des spectacles. Elle danse sur scène. Stop.


 L'empreinte de mon index sur le bouton STOP


Mondes en gestation dans

ton ventre-nuit

J'avale ton souffle

Je suis ce fou, ce cercle

Tu es cette reine

Cette virgule au coin d'une bouche-offrande



PLAY


Play. Flash back. Avalynn passe les journées de bar en bar. D’appartement en appartement. De cabaret en cabaret. Elle joue une comédie connue à force de répétition. Il n’y a que le décors qui changent. Les répliques sont identiques. Un film muet. Le son de son corps exhibé. Les yeux tirés. Creusés. Ravagés. Une haleine de charogne. Le rouge de ses lèvres sur un sourire absent. De la méta-amphétamine dans les veines et un flingue dans la poche gauche. Aujourd’hui ne ressemblera à aucune journée. Stop.


À  la symétrie de nulle part, il y 

a un bourdonnement 

Fréquences sonores

Le tambour de Dieu

Et ton fantôme sur la surface striée 

du dictaphone

Tu dors sur l'anneau de Saturne 

J'ai ta respiration en main


Je t'écoute

J'écoute les drônes de

vidéosurveillance

Le tambour-au-plafond-poussière-blanc

Le bruit

Le bourdonnement

Les abeilles

Le réel qui cogne

Le son de ta respiration

Mondes en gestation sur

bande magnétique

Je suis nous

Deux sang un seul esprit


 PLAY


Tout se passe dans un pays crucifié par un 

génocide. Et ce soir Avalynn va faire une 

putain de connerie. Une stripteaseuse 

habillée en ballerine. Un 9mm dans les mains 

et du plastique scotché au torse. Un jour de 

plus sur terre. Stop.


J'appuie sur

le      bouton

STOP


Nous sommes donc je suis le

cercle Nous sommes donc tu es

la virgule Respiration

De            la

langue    Et

du feu


À la symétrie de nulle part, j'écoute ton silence


L'apocalypse n'a pas eu lieu cette nuit

Le jour se lève

Tes lèvres ont le goût

du désir

Tu me demandes ce que

j'écoutais

Je te réponds que j'essayais

de ne pas t'oublier

Je pose le dictaphone

Tu me demandes ce que

j'écoutais vraiment Je te

parle du bruit de

celle-qui-tape-du-morse-

avec-ses-pieds-nus

Le message caché

Celui de la Structure

Des drônes

Des abeilles

De la surveillance


Tu me demandes ce que j'écoutais

vraiment

Je te parle du silence

De ton absence, celle

des fantômes, des tiens,

Avalynn

Je te parle du dictaphone cassé

De ton passé

Stocké

Sur une machine cassée

Tu me regardes

Je te parle du réel

qui bourdonne dans

mes oreilles

Tu me dis être là

devant moi

Je te dis que tu n'existes pas

Je te dis que tu es un souvenir

enregistré

stocké


Je te dis que le dictaphone est

cassé

Je te dis que le bouton PLAY est

cassé

Je te dis que la bande-

magnétique

est cassée

Le monde est

cassé

Je te dis que ma tête est

cassée

Le présent est

enregistré,

stocké

dans une machine

cassée

Je te parle

Tu me demandes

Je te réponds

Tu me souris

Je t'embrasse

Tu n'existes pas

Saturne n'est pas loin


À  la symétrie de nulle part, 

j'écoute ton passé.

Tu me demandes d’arrêter 

le dictaphone

Je te dis qu'il est 

cassé

Tu me demandes de 

te regarder

Je regarde le dictaphone 

Tu te penches vers moi 

Je te parle

des bruits, 

des sons,

de l’insurrection 

dans le pays

La structure s'est réveillée

Le monstre avale

les courbes 

Recrache des 

angles Les abeilles 

tournent, surveillent

Le pays est 

en alerte 5


●  ●●150mg 

■10mg

• 5mg


 Tu me demandes de boire de

 l'eau

 J'avale le Silicium en fine

 pellicule enrobée


SilenceSilen

ceSilenceSil

enceSilence


 À      la 

symétrie de

nulle part, je 

plonge dans 

une   paix 

oubliée,



à      la 

symétrie de 

nulle part, à 

la symétrie

de nulle part, 

j'ai un gout 

blanc 

clinique en 

bouche, à la 

symétrie de 

nulle 

part, à la 

symétrie de 

nulle part, à 

la symétrie de 

nulle part 

j'oublie les 

lentilles 

objectifs 

caméras de 

surveillance,

 à      la 

symétrie de 

nulle part, à 

la symétrie

de nulle

part je 

plonge 

dans le son 

de celle-

qui-tape-du-

morse-avec 

-ses-pieds-

nus je 

comprends la structure

et le 

sommeil

d'une machine cassée


Tu me demandes

reviendras ?

Avalynn reviendra ?

Fantôme reviendra ?

Amour reviendra ?

Je te réponds

Je sais pas

Je ne sais pas si ta voix s’arrêtera un jour

Si le dictaphone

deviendra machine

parmi les machines

parmi Elles

L'origine

1

La fin des temps

0

Souvenirs enregistrés

Stockés

dans la Machine

Je te pose une question

Tu me réponds pas


Silence


J'appuie sur le bouton PLAY


Flash-back. La lumière est suffisamment forte pour qu’Avalynn voie les défauts de son visage. Elle commence par la peau, donner un teint uni. Blanc clinique. Le régisseur est parti, laissant son numéro de téléphone. Un papier griffonné. Des chiffres. Une série de chiffres. Elle s’imagine baiser avec lui. Sentir sa queue. L’odeur de son sperme. Sa peau contre la sienne. Une étreinte éphémère. Un orgasme de neuf secondes. Et alors se dit-elle. Il est plutôt bel homme mais non. Il repartira aussitôt. Ou il discutera. Comblera le vide. Des mots. Pelotes de terre sur des mots tombeaux. Des mots aussi blancs que le visage peint d’Avalynn. Derrière la porte on entend des rires. Des hurlements. Une bagarre peut-être et une odeur de transpiration. D’alcool et de parfum bon marché. Une soirée de plus. Le pays est crucifié par un massacre sans nom. Et ce soir c’est la fête. Oublier. La mémoire peut-être modelée le temps d’une soirée. Quelques lignes de cocaïne sont posées sur la tablette. Elles sont mélangées à une poudre noire. Celle d’une cartouche de fusil. Comme un ange à l’abattoir. Stop


Je dis à Avalynn

que son esprit

est

descendu

sur la machine

Son esprit est dans

cette machine dans cette

bande magnétique,

Sa voix est

accords articulés

et parasites-sonores


À  la symétrie de nulle 

part, Je suis perdu

dans les limbes 

Je le sais 

J'écoute la même 

partition fracturée

depuis la saison des nuits 

J'ai l'impression d’être 

dans le rêve de celle qui 

tape tape tape

avec ses pieds nus


Je pose le verre

Me lève

Allume la télévision


J'appuie

sur le bouton

ON

de la télécommande


ON


Dépose un regard

sur le réel-numérique


À  l'écran, 

Il pleut

La pluie cogne 

le béton

Trois chiens blancs

piétinent le macadam comme 

ensanglanté

Leurs pattes s’écrasent 

dans la route

Leurs carcasses se 

suivent l'une après l'autre

Leurs museaux de lumière 

laissent derrière eux le son 

des cantiques

Leurs mâchoires à la gueule 

ouverte rendent gloire

Belle comme elle n'a jamais 

été la ville dort


OFF

Je prends le dictaphone

en main

Souvenirs grésillements


Play


Play. « Ladies and gentleman, please welcome to… Avalynn !!! ». Le monsieur Loyal de la soirée quitte la scène. Le bruit de ses pas s’atténue peu à peu. Un son faible. La fureur du cabaret se dilue derrière les courbes du rideau maintenant ouvert. Toutes les pupilles sont braquées sur le corps à demi nu d'Avalynn. La crucifiée. Une chaise d’accouchement au milieu de la scène. L'enfantement de sa mort. Elle attend. Patiente quelques secondes. Laisse la sueur tomber. Les cœurs battre et les pupilles se dilater. Stop


 STOP


Avalynn reviendra ?

Fantôme reviendra ?

Paix restera ?


La ville ouvre les yeux

écarte sa Structure

Murmure

À

Ses

Enfants

Un larsen

Fantôme reviendra ?

Fantôme restera ?

J'allume la télévision


ON


Les chiens laissent des taches de peinture

sur leurs passages

Un sol qui est maintenant bleu

Vert

Rouge

Des taches lumineuses qui arpentent

le béton armé du terrain de jeu

Elles prennent vie

Des couleurs qui grimpent

et s’accrochent à la Structure

Architecture d'une photographie en mouvement


Je ferme la télévision

regarde le plafond

Poussière et morse

Tape tape tape

n'aie pas peur

Tape tape tape

la structure tombera

Tape tape tape

Paix reviendra

Tape tape tape

Ouvre la fenêtre


J'ouvre la fenêtre

Le réel est numérique

Le réel est atomique

À  la télévision 

Toi Fantôme 

Photographie 

en mouvement


  ON


 "  Si vous voulez nous tuer ! " Hurle Avalynn sur scène. Les serveuses. Généraux. Barmans. Caporaux. Bouches entrouvertes. Yeux écarquillés. Cigarettes tombantes. Les secondes passent. Un silence brisé par un éclat de rire. Celui d’un général. Un rire gras. Immonde. Sorti d’une trachée remplie de glaire. D’autres personnes applaudissent. Se lèvent. Sifflent. Des rires s’ajoutent au premier. Des gloussements. Des éclats sonores. La foule est en transe. C’est Avalynn. La reine. Idolâtrée par tous. La tête baissée devant l'amas d’une graisse couvrant le cabaret. Avalynn enlève son faux ventre. Laissant apercevoir une ceinture d'explosifs. Son gode est remplacé par un téléphone portable. Une simple pression sur le bouton « envoyer ». Une étincelle et… Une voix aboie. Des personnes se lèvent. Les revolvers sortent de leurs étuis. Des femmes courent vers la sortie. D’autres laissent tomber leurs verres. Eclats translucides sur un sol blanc. Le barman sort un fusil à pompe de son comptoir. Les vétérans se cachent. Dos courbés et visages. Plongés dans la cire. « On peut enfin parler " murmure Avalynn d’une voix calme. Posée. Calculée. Sortie des limbes de ses entrailles. Boule noire de suie et de rage. Les fusils. Revolvers. Canons sciés sont braqués sur le corps à demi nu de la ballerine « … » Silence « … » Et tout le monde s’assied. Les armes sont maintenant sur les tables. Les regards sont baissés. Les corps repliés sur eux même. Les torses bombés ne laissent plus qu’un ventre flasque. Certains tremblent. D’autres sont tétanisés. Certain prient. D’autres se balancent de gauche à droite. Le cabaret appartient maintenant à Avalynn. Elle est "La princesse". C’était sa seule solution. Une charge de c4.


 Coupure brutale. Lacération de l'image. Gel.


 Et un corps étendu. Celui d'une femme. Couchée sur une eau tachée d'insectes. Un corps nu recouvert par la membrane d’un placenta. Des membres recroquevillés. Un foetus. Une silhouette qui se tend à travers une fine pellicule poisseuse. Avalynn essaye de s'en extraire. Un dos. Des membres qui s'étirent. Arrachent cette matière. Des mains. Un visage. Une gorge à l'air libre. Le reste de son corps suit la danse. Une seconde naissance. Dans un canal. Dans un marécage.Les cils levés. Ses paupières bougent. Tremblent. S’ouvrent. Se ferment. Se relèvent. Et claquent. Trois clic. Trois diaphragmes. Et son iris se rétracte mécaniquement. Les fines lamelles de plastique se replient sur elle-même. Une ouverture assez grande pour laisser passer une faible lumière. Des pattes claquent l'eau du canal. Les chiens s'approchent. Tournent autour du corps de la jeune femme. En cercle. Ils observent. Posent leurs museaux. Sentent. Lèchent le placenta. Langues roses. Blanches. Frottements sonores. Ils l'accueillent dans cette nouvelle ville. Celle des morts. Elle se lève. Péniblement. Une main posée dans l'eau sale. Particules de poussière entre ses doigts tremblants. Elle prend ses habits noyés dans l'eau. Les siens. Avant le spectacle. Avalynn suit les passeurs. Hors du canal. Des pas mal assurés. L'échine voûtée. Elle accompagne les chiens. Elle le doit. Elle le sait. Traverser une route. Des immeubles. Mégalithes de béton. Lampadaires. Tout ressemble à l'ancien monde. Jusqu’au moindre détail hormis le silence des fusils d'assaut. Une absence qui s'offre à elle. Aucun camion traversant les barrages. Monstres de métal où sont entassés des hommes. Des femmes. Des enfants. Attendant l'échafaud. Pas le moindre cri. Hurlement. Exécutions d'handicapés. D'intellectuels. D'autodafés. Non. Juste le vide. Le silence. L'absence d'une absence d'une absence et ce léger sourire sur le visage d'Avalynn. Ou plutôt son fantôme.


 ON


Dehors il pleut. Les immeubles sont inclinés sous les tirs de mortier. Les façades de béton aux visages balafrés. Tachés de noir. Tailladés par les cartouches froides. Les éclats de fusils d'assault laissant leurs empreintes de 7.62mm enfoncés à même le béton. Les armatures d'acier se tordent sous le poids de missiles antichar. Sous la masse à peine plus lourde qu'un nouveau né. Leurs obus dorment. Ils s'habillent de sommeil. De lumières. De taches en mouvement laissées par les chiens blancs et cendres noires. Elles ressemblent à la surface chimique d'une pellicule. Un film froissé par le soleil.


OFF


Je dépose la télécommande

La dernière chose dont je me souviens

C’est une détonation

Un bruit bref

Celui d’un berreta.

Le « clic » qui vous sourit de ses plus belles dents

J’essaye de mettre des images

Des sons

Des gestes

Un souffle

Le bruit organique de la main qui a mis fin à tout ce que je 

connaissais. Je me souviens d’un nom, Avalynn, C'est le mien je 

crois. Avalynn…

Un nom

Un nom et un dictaphone cassé

Un nom

un dictaphone cassé et un fantôme

On parle d’un tunnel

D’une lumière blanche.

Le souvenir du premier traumatisme d’après certains

Celui de ta naissance

Cette chair qui te brûle

Cette mère qui ne te veut plus en son ventre

Et cette putain de lumière

La réalité

On dit que le premier contact avec le monde c’est l’air

Cet acide volatile qui ronge ta cage thoracique

Les alvéoles qui hurlent de douleur


ON


Les trois chiens cobalt sont à l'entrée d'un immeuble. L'un s'arrête pour observer les couleurs en mouvement aux pieds du cube de béton. L'autre regarde les noms des locataires. Typographie sur papiers-jaunis-par-le-temps. Avalynn. Mon nom de scène. Un des chiens lui dit de revenir, la tête dirigée vers l'escalier gris. Titubant. Un immeuble ivre de ses gosses.


 « I DON'T BELIEVE IN ANYTHING. I'M JUST HERE FOR THE VIOLENCE » 

Inscrit sur la porte.


Dehors il pleut. La ville ne marche plus qu'en baillant. Femme. Mère. Elle n'a rien demandé.

Sentir trois autres garçons dans son ventre. Trois de plus. Non. Elle n'a jamais voulu ça.

Les trois chiens montent les escaliers d'un béton

balafré par le temps et le froid. Au premier étage. Personne. Des portes fermées. En métal. Gris. Noirs. Rouille. Personne mis à part une ombre. Un homme drapé par l’obscurité d’un manteau en lambeaux de tissu. Le premier chien s’approche de lui. Assez près pour l’entendre.


« Jusqu’à quand toi, qui es pourtant le Maître, le Saint, le Véritable, resteras-tu sans faire


justice et sans venger notre sang sur les habitants de la terre ? » Murmure le vieil 

homme accoudé au mur.


 OFF



On


Changement de scène. Autre séquence lacérée par le temps


Avalynn prend une inspiration. Puis deux. La main plantée dans une poche. Elle sort une gélule. Bleue. Ovale. 5mg enrobée d'une fine pellicule. Dans sa bouche. Ses lèvres rouges. Du rouge à lèvre sur les incisives. Le médicament se fracture sous les deux molaires. Il éclate en morceau. Ses dents le broient. Sa mâchoire brise le neuroleptique en minuscules particule. « Regardez moi ». Les trois chiens cobalt continuent à marcher. 7ème étage. Une porte grise, noire, rouille. Avalynn est à l’intérieur. Elle regarde la télévision qui la regarde. Son public. Elle. Son enfer. L'iris coulé cobalt. La démarche souple. Elle S’approche de la fenêtre.Un pied après l'autre. Lentement. La noblesse d'un corps dressé. La démarche brisée. Elle s'approche. « Si vous voulez nous tuer » Dit-elle à la ville. Celle des morts. « Regardez moi ». Avalynn mime un flingue de son pouce index et majeur braqués contre sa poitrine nue. Elle appuie sur la détente. La balle pénètre un cœur absent. Et les chiens lèchent. Lavent mes pieds sales de poussières.


Lacération de l'image. Brûlures de cigarettes. Flash-Back. Mon enfance. Jardin profané par les bottes des géants.


-

Tu es magnifique Avalynn tu vas en faire des jalouses là-bas.


Un quai.

Une gare.

Un train.


 -

On viendra te voir si on a le temps. Continua ma mère alors que la chaise d’un handicapé me frappait les côtes. Mon père. Lui. Cachait ses larmes. Autour de nous. Les gens s’agitaient. Marchaient. Couraient. Boitaient. Sac sur l’épaule. Tissus déchirés. Sac à main accroché aux doigts d’une aveugle aidée par un borgne. Chapeau melon déformé par le temps hémophile. Chaussures en cuir délacés. Prêtres. Soldat. Il faut être sur son trente et un pour monter une à une les quatre marches de ce monstre de métal. Ce train nous saluant de ses portes ouvertes.

Les portes ouvertes de l’enfer. Devant nous. Les gens attendaient. Patientaient dans une file interminable. Dans l’attente de ceux qui ne reviendront jamais. Une femme tourna sa tête vers moi avant d’esquisser un sourire crispé. Elle était à trois pas de ma mère. Ses longs cheveux noirs touchaient presque l’uniforme de celle qu’on appelle maman. L’étrangère continua à sourire et arracha un paquet de bonbon d’un sac à main.


-

Tu en veux un ? Me demanda la femme alors qu’elle mettait un pied devant l’autre à

mesure que la file avançait.

-

Touche pas à ça. Elle n’est pas comme nous ma fille. Hurla maman.



Une mèche dépassant son haut de forme. Une guitare à la main. Moustache grisâtre. Un homme déambulait à travers l’antichambre. Un pas de danse entre les damnés. Il chantait de sa voix désaccordée. Ses doigts glissaient sur les cordes alors que sa bouche nous disait :


 « Ce matin… »


 Ils se penchaient vers les hommes. Femmes. Avec ce sourire en coin. Le regard froid.


 « le chasseur à tué »

 Il tournait la tête de gauche à droite. Pour mieux dévisager les habitants du quai.


 « des lapins »


Il commença à rire. Alors que le train m’attendait pour ce camp de redressement. Moi. Avalynn. Douze ans. Coupable d’une tentative de suicide. Condamnée parce que je ne voulais plus exister. Je devais passer ma vie enfermée dans ce camp. La Structure nous aidait à devenir des objets de porcelaine.


-

Nom et Prénom.


La femme aux bonbons n’osa pas répondre à l’officier. Le cerbère. Assis devant elle. Table. Registre en main. Une plume. Tampons. Encriers. Nous sommes maintenant tous des condamnés à vivre.


-

Nom et prénom !!!

-

 Anna


L’officier esquissa un début de sourire et ouvrit son registre. Planta sa plume contre

la surface lisse du papier. Il commença à esquisser une ligne. Un trait courbe. Une boucle avant de s’arrêter et de reprendre le demi-cercle d’une main assurée. A l’aide de gestes lents. Calme. La plume continuait à déplacer son minuscule corps noir et blanc de gauche à droite. Son buste inscrivit les dernières lettres avant de replonger dans l’encrier.


-

Je t’aime Avalynn me dit ma mère.


Et mon père embrassa mon front. Laissant des larmes de silicium sur mon visage.

Coupure de l'image. Ecran noir. Fréquences folles. Noise.


Un téléphone à mes cotés.


Je décroche.

 Le combiné est froid. Le plastique gris. Sale. Dur.


 « Bonjour... Veuillez composer le numéro de votre correspondant… »


Les hauts parleurs recrachent la voix. Numérique. Lointaine. Celle d'une femme. Celle d'un son parasité. Distordu. Toutes les lignes sont sur écoute. J'appuie sur la touche 4. Enfonce ce minuscule carré blanc sale. Son ombre s'écrase. Disparaît sous l'aiguille sonore de deux fréquences simultanées. 770-1209 Hz. Le ballet sonore débute. Mon index, à quelques millimètres, suspendu dans les airs. S'écrase. Touchent. Frappent. Mes doigts. Mes empreintes caressent. Griffent. Cognent. 8 9 0 5 0. Un

chiffre après l'autre. Toutes les secondes. Pouce, index et majeur dansent, se tordent sous la rythmique épileptique avant de s'immobiliser, se planter au dessus du combiné. Une dernière impulsion électrique. Et je libère la pression. 941Hz-1477Hz.


J'expire toujours avant de parler au téléphone. Avant de quitter l'outre-monde.


J'ai toujours voulu être sur scène. Les regards braqués sur un visage qui est le mien.

Je ne sais pas. Une star de cinéma. Un top model. Une danseuse. J'ai toujours voulu que l'on me regarde sans baisser les yeux. Que l'on fixe mon visage défoncé à coup de crosse. Celle d'un Smith & Wesson. Je me rappelle encore de la scène. De l'endroit. Du saccage de mon corps déjà mort Du bruit de ma dent éclatée sous le poids du métal hurlant. La détonation de l'arme à feu braqué sur mon œil droit. Je m'en souviens de tout. Ce que je veux ? C'est être l'égérie

de notre Histoire. Je veux être la prochaine putain de guerre mondiale. Je veux que l'on imagine les hurlements du passé à travers mon visage. La gueule bâillonnée de notre futur. Je veux que l'on me regarde. Que l'on entende les tirs de mortier face à la chaire à vif de mes joues. Je veux que l'on écoute un kamikaze se faire péter la gueule. Je veux être l'apocalypse symbole. Sur scène. Devant un micro. Je ne dirai rien. Je serai la ballerine sous camisole chimique. L'actrice muette. Je suis Hiroshima.