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INDEX DES AUTEUR-E-S

87 - David Spailier

À la symétrie de nulle part

  À  la symétrie de nulle  part, j'ai un dictaphone en  main Il y a des abeilles

 Fréquences sonores  Des voisins-fantômes  J'entends leurs pas

  Et ta respiration lente,  le souffle qui couve  les secrets Masaï

 J'ai un dictaphone en  main Il est cassé

 Le bouton PLAY est cassé

 Le dictaphone tourne en boucle

 Il y a celle-qui-tape-du-morse-avec-ses-

 pieds-nus

 Un voisin-fantôme

 Je ne la comprends pas

 Tu dors

    J'appuie

  sur le bouton

  PLAY

     Il est cassé

     PLAY

   Play. Flash back ultra violent. Une lumière aveuglante. Un carrelage blanc. Défoncé. Tailladé. Fissuré. Traversé par des ramifications noires. Des veines sales de poussière. Artères gorgées d'eau, éclairées par la lumière épileptique d’un néon à la chair de plastique brûlée. Portes entrouvertes. Peinture écaillée. Blanche. Tachée d’insectes noirs de suie rampant à même son épiderme sec. Il y a une ballerine au milieu. Elle s'appelle Avalynn. Elle fait des spectacles. Elle danse sur scène. Stop.

    L'empreinte de mon index sur le bouton STOP

   Mondes en gestation dans

 ton ventre-nuit

 J'avale ton souffle

 Je suis ce fou, ce cercle

 Tu es cette reine

 Cette virgule au coin d'une bouche-offrande

     PLAY

   Play. Flash back. Avalynn passe les journées de bar en bar. D’appartement en appartement. De cabaret en cabaret. Elle joue une comédie connue à force de répétition. Il n’y a que les décors qui changent. Les répliques sont identiques. Un film muet. Le son de son corps exhibé. Les yeux tirés. Creusés. Ravagés. Une haleine de charogne. Le rouge de ses lèvres sur un sourire absent. De la méta-amphétamine dans les veines et un flingue dans la poche gauche. Aujourd’hui ne ressemblera à aucune journée. Stop.

   À  la symétrie de nulle part, il y  a un bourdonnement  Fréquences sonores

 Le tambour de Dieu

 Et ton fantôme sur la surface striée  du dictaphone

 Tu dors sur l'anneau de Saturne  J'ai ta respiration en main

   Je t'écoute

 J'écoute les drônes de

 vidéosurveillance

 Le tambour-au-plafond-poussière-blanc

 Le bruit

 Le bourdonnement

 Les abeilles

 Le réel qui cogne

 Le son de ta respiration

 Mondes en gestation sur

 bande magnétique

 Je suis nous

 Deux sang un seul esprit

    PLAY

   Tout se passe dans un pays crucifié par un  génocide. Et ce soir Avalynn va faire une  putain de connerie. Une stripteaseuse  habillée en ballerine. Un 9mm dans les mains  et du plastique scotché au torse. Un jour de  plus sur terre. Stop.

   J'appuie sur

 le      bouton

 STOP

   Nous sommes donc je suis le

 cercle Nous sommes donc tu es

 la virgule Respiration

 De            la

 langue    Et

 du feu

   À la symétrie de nulle part, j'écoute ton silence

   L'apocalypse n'a pas eu lieu cette nuit

 Le jour se lève

 Tes lèvres ont le goût

 du désir

 Tu me demandes ce que

 j'écoutais

 Je te réponds que j'essayais

 de ne pas t'oublier

 Je pose le dictaphone

 Tu me demandes ce que

 j'écoutais vraiment Je te

 parle du bruit de

 celle-qui-tape-du-morse-

 avec-ses-pieds-nus

 Le message caché

 Celui de la Structure

 Des drônes

 Des abeilles

 De la surveillance

   Tu me demandes ce que j'écoutais

 vraiment

 Je te parle du silence

 De ton absence, celle

 des fantômes, des tiens,

 Avalynn

 Je te parle du dictaphone cassé

 De ton passé

 Stocké

 Sur une machine cassée

 Tu me regardes

 Je te parle du réel

 qui bourdonne dans

 mes oreilles

 Tu me dis être là

 devant moi

 Je te dis que tu n'existes pas

 Je te dis que tu es un souvenir

 enregistré

 stocké

   Je te dis que le dictaphone est

 cassé

 Je te dis que le bouton PLAY est

 cassé

 Je te dis que la bande-

 magnétique

 est cassée

 Le monde est

 cassé

 Je te dis que ma tête est

 cassée

 Le présent est

 enregistré,

 stocké

 dans une machine

 cassée

 Je te parle

 Tu me demandes

 Je te réponds

 Tu me souris

 Je t'embrasse

 Tu n'existes pas

 Saturne n'est pas loin

   À  la symétrie de nulle part,  j'écoute ton passé.

 Tu me demandes d’arrêter

 le dictaphone

 Je te dis qu'il est  cassé

 Tu me demandes de  te regarder

 Je regarde le dictaphone

 Tu te penches vers moi  Je te parle

 des bruits,  des sons,

 de l’insurrection  dans le pays

 La structure s'est réveillée

 Le monstre avale

 les courbes  Recrache des  angles Les abeilles  tournent, surveillent

 Le pays est  en alerte 5

   ●  ●●150mg  ■10mg

 • 5mg

    Tu me demandes de boire de

  l'eau

  J'avale le Silicium en fine

  pellicule enrobée

   SilenceSilen

 ceSilenceSil

 enceSilence

    À      la  symétrie de

 nulle part, je  plonge dans  une   paix  oubliée,

     à      la  symétrie de  nulle part, à  la symétrie

 de nulle part,  j'ai un gout  blanc  clinique en  bouche, à la  symétrie de  nulle  part, à la  symétrie de  nulle part, à  la symétrie de  nulle part  j'oublie les  lentilles  objectifs  caméras de  surveillance,

  à      la  symétrie de  nulle part, à  la symétrie

 de nulle

 part je  plonge  dans le son  de celle-

 qui-tape-du-

 morse-avec  -ses-pieds-

 nus je  comprends la structure

 et le  sommeil

 d'une machine cassée

   Tu me demandes

 reviendras ?

 Avalynn reviendra ?

 Fantôme reviendra ?

 Amour reviendra ?

 Je te réponds

 Je sais pas

 Je ne sais pas si ta voix s’arrêtera un jour

 Si le dictaphone

 deviendra machine

 parmi les machines

 parmi Elles

 L'origine

 1

 La fin des temps

 0

 Souvenirs enregistrés

 Stockés

 dans la Machine

 Je te pose une question

 Tu me réponds pas

   Silence

   J'appuie sur le bouton PLAY

   Flash-back. La lumière est suffisamment forte pour qu’Avalynn voie les défauts de son visage. Elle commence par la peau, donner un teint uni. Blanc clinique. Le régisseur est parti, laissant son numéro de téléphone. Un papier griffonné. Des chiffres. Une série de chiffres. Elle s’imagine baiser avec lui. Sentir sa queue. L’odeur de son sperme. Sa peau contre la sienne. Une étreinte éphémère. Un orgasme de neuf secondes. Et alors se dit-elle. Il est plutôt bel homme mais non. Il repartira aussitôt. Ou il discutera. Comblera le vide. Des mots. Pelotes de terre sur des mots tombeaux. Des mots aussi blancs que le visage peint d’Avalynn. Derrière la porte on entend des rires. Des hurlements. Une bagarre peut-être et une odeur de transpiration. D’alcool et de parfum bon marché. Une soirée de plus. Le pays est crucifié par un massacre sans nom. Et ce soir c’est la fête. Oublier. La mémoire peut-être modelée le temps d’une soirée. Quelques lignes de cocaïne sont posées sur la tablette. Elles sont mélangées à une poudre noire. Celle d’une cartouche de fusil. Comme un ange à l’abattoir. Stop

   Je dis à Avalynn

 que son esprit

 est

 descendu

 sur la machine

 Son esprit est dans

 cette machine dans cette

 bande magnétique,

 Sa voix est

 accords articulés

 et parasites-sonores

   À  la symétrie de nulle  part, Je suis perdu

 dans les limbes  Je le sais  J'écoute la même  partition fracturée

 depuis la saison des nuits  J'ai l'impression d’être

 dans le rêve de celle qui  tape tape tape

 avec ses pieds nus

   Je pose le verre

 Me lève

 Allume la télévision

   J'appuie

 sur le bouton

 ON

 de la télécommande

   ON

   Dépose un regard

 sur le réel-numérique

   À  l'écran,  Il pleut

 La pluie cogne  le béton

 Trois chiens blancs

 piétinent le macadam comme  ensanglanté

 Leurs pattes s’écrasent  dans la route

 Leurs carcasses se  suivent l'une après l'autre

 Leurs museaux de lumière

 laissent derrière eux le son  des cantiques

 Leurs mâchoires à la gueule  ouverte rendent gloire

 Belle comme elle n'a jamais  été la ville dort

   OFF

 Je prends le dictaphone

 en main

 Souvenirs grésillements

   Play

   Play. « Ladies and gentleman, please welcome to… Avalynn !!! ». Le monsieur Loyal de la soirée quitte la scène. Le bruit de ses pas s’atténue peu à peu. Un son faible. La fureur du cabaret se dilue derrière les courbes du rideau maintenant ouvert. Toutes les pupilles sont braquées sur le corps à demi nu d'Avalynn. La crucifiée. Une chaise d’accouchement au milieu de la scène. L'enfantement de sa mort. Elle attend. Patiente quelques secondes. Laisse la sueur tomber. Les cœurs battre et les pupilles se dilater. Stop

    STOP

   Avalynn reviendra ?

 Fantôme reviendra ?

 Paix restera ?

   La ville ouvre les yeux

 écarte sa Structure

 Murmure

 À

 Ses

 Enfants

 Un larsen

 Fantôme reviendra ?

 Fantôme restera ?

 J'allume la télévision

   ON

   Les chiens laissent des taches de peinture

 sur leurs passages

 Un sol qui est maintenant bleu

 Vert

 Rouge

 Des taches lumineuses qui arpentent

 le béton armé du terrain de jeu

 Elles prennent vie

 Des couleurs qui grimpent

 et s’accrochent à la Structure

 Architecture d'une photographie en mouvement

   Je ferme la télévision

 regarde le plafond

 Poussière et morse

 Tape tape tape

 n'aie pas peur

 Tape tape tape

 la structure tombera

 Tape tape tape

 Paix reviendra

 Tape tape tape

 Ouvre la fenêtre

   J'ouvre la fenêtre

 Le réel est numérique

 Le réel est atomique

 À  la télévision  Toi Fantôme  Photographie  en mouvement

     ON

    "  Si vous voulez nous tuer ! " Hurle Avalynn sur scène. Les serveuses. Généraux. Barmans. Caporaux. Bouches entrouvertes. Yeux écarquillés. Cigarettes tombantes. Les secondes passent. Un silence brisé par un éclat de rire. Celui d’un général. Un rire gras. Immonde. Sorti d’une trachée remplie de glaire. D’autres personnes applaudissent. Se lèvent. Sifflent. Des rires s’ajoutent au premier. Des gloussements. Des éclats sonores. La foule est en transe. C’est Avalynn. La reine. Idolâtrée par tous. La tête baissée devant l'amas d’une graisse couvrant le cabaret. Avalynn enlève son faux ventre. Laissant apercevoir une ceinture d'explosifs. Son gode est remplacé par un téléphone portable. Une simple pression sur le bouton « envoyer ». Une étincelle et… Une voix aboie. Des personnes se lèvent. Les revolvers sortent de leurs étuis. Des femmes courent vers la sortie. D’autres laissent tomber leurs verres. Eclats translucides sur un sol blanc. Le barman sort un fusil à pompe de son comptoir. Les vétérans se cachent. Dos courbés et visages. Plongés dans la cire. « On peut enfin parler " murmure Avalynn d’une voix calme. Posée. Calculée. Sortie des limbes de ses entrailles. Boule noire de suie et de rage. Les fusils. Revolvers. Canons sciés sont braqués sur le corps à demi nu de la ballerine « … » Silence « … » Et tout le monde s’assied. Les armes sont maintenant sur les tables. Les regards sont baissés. Les corps repliés sur eux même. Les torses bombés ne laissent plus qu’un ventre flasque. Certains tremblent. D’autres sont tétanisés. Certain prient. D’autres se balancent de gauche à droite. Le cabaret appartient maintenant à Avalynn. Elle est "La princesse". C’était sa seule solution. Une charge de c4.

    Coupure brutale. Lacération de l'image. Gel.

    Et un corps étendu. Celui d'une femme. Couchée sur une eau tachée d'insectes. Un corps nu recouvert par la membrane d’un placenta. Des membres recroquevillés. Un foetus. Une silhouette qui se tend à travers une fine pellicule poisseuse. Avalynn essaye de s'en extraire. Un dos. Des membres qui s'étirent. Arrachent cette matière. Des mains. Un visage. Une gorge à l'air libre. Le reste de son corps suit la danse. Une seconde naissance. Dans un canal. Dans un marécage.Les cils levés. Ses paupières bougent. Tremblent. S’ouvrent. Se ferment. Se relèvent. Et claquent. Trois clic. Trois diaphragmes. Et son iris se rétracte mécaniquement. Les fines lamelles de plastique se replient sur elle-même. Une ouverture assez grande pour laisser passer une faible lumière. Des pattes claquent l'eau du canal. Les chiens s'approchent. Tournent autour du corps de la jeune femme. En cercle. Ils observent. Posent leurs museaux. Sentent. Lèchent le placenta. Langues roses. Blanches. Frottements sonores. Ils l'accueillent dans cette nouvelle ville. Celle des morts. Elle se lève. Péniblement. Une main posée dans l'eau sale. Particules de poussière entre ses doigts tremblants. Elle prend ses habits noyés dans l'eau. Les siens. Avant le spectacle. Avalynn suit les passeurs. Hors du canal. Des pas mal assurés. L'échine voûtée. Elle accompagne les chiens. Elle le doit. Elle le sait. Traverser une route. Des immeubles. Mégalithes de béton. Lampadaires. Tout ressemble à l'ancien monde. Jusqu’au moindre détail hormis le silence des fusils d'assaut. Une absence qui s'offre à elle. Aucun camion traversant les barrages. Monstres de métal où sont entassés des hommes. Des femmes. Des enfants. Attendant l'échafaud. Pas le moindre cri. Hurlement. Exécutions d'handicapés. D'intellectuels. D'autodafés. Non. Juste le vide. Le silence. L'absence d'une absence d'une absence et ce léger sourire sur le visage d'Avalynn. Ou plutôt son fantôme.

    ON

   Dehors il pleut. Les immeubles sont inclinés sous les tirs de mortier. Les façades de béton aux visages balafrés. Tachés de noir. Tailladés par les cartouches froides. Les éclats de fusils d'assault laissant leurs empreintes de 7.62mm enfoncés à même le béton. Les armatures d'acier se tordent sous le poids de missiles antichar. Sous la masse à peine plus lourde qu'un nouveau né. Leurs obus dorment. Ils s'habillent de sommeil. De lumières. De taches en mouvement laissées par les chiens blancs et cendres noires. Elles ressemblent à la surface chimique d'une pellicule. Un film froissé par le soleil.

   OFF

   Je dépose la télécommande

 La dernière chose dont je me souviens

 C’est une détonation

 Un bruit bref

 Celui d’un berreta.

 Le « clic » qui vous sourit de ses plus belles dents

 J’essaye de mettre des images

 Des sons

 Des gestes

 Un souffle

 Le bruit organique de la main qui a mis fin à tout ce que je  connaissais. Je me souviens d’un nom, Avalynn, C'est le mien je  crois. Avalynn…

 Un nom

 Un nom et un dictaphone cassé

 Un nom

 un dictaphone cassé et un fantôme

 On parle d’un tunnel

 D’une lumière blanche.

 Le souvenir du premier traumatisme d’après certains

 Celui de ta naissance

 Cette chair qui te brûle

 Cette mère qui ne te veut plus en son ventre

 Et cette putain de lumière

 La réalité

 On dit que le premier contact avec le monde c’est l’air

 Cet acide volatile qui ronge ta cage thoracique

 Les alvéoles qui hurlent de douleur

   ON

   Les trois chiens cobalt sont à l'entrée d'un immeuble. L'un s'arrête pour observer les couleurs en mouvement aux pieds du cube de béton. L'autre regarde les noms des locataires. Typographie sur papiers-jaunis-par-le-temps. Avalynn. Mon nom de scène. Un des chiens lui dit de revenir, la tête dirigée vers l'escalier gris. Titubant. Un immeuble ivre de ses gosses.

    « I DON'T BELIEVE IN ANYTHING. I'M JUST HERE FOR THE VIOLENCE »  Inscrit sur la porte.

   Dehors il pleut. La ville ne marche plus qu'en baillant. Femme. Mère. Elle n'a rien demandé.

 Sentir trois autres garçons dans son ventre. Trois de plus. Non. Elle n'a jamais voulu ça.

 Les trois chiens montent les escaliers d'un béton

 balafré par le temps et le froid. Au premier étage. Personne. Des portes fermées. En métal. Gris. Noirs. Rouille. Personne mis à part une ombre. Un homme drapé par l’obscurité d’un manteau en lambeaux de tissu. Le premier chien s’approche de lui. Assez près pour l’entendre.

   « Jusqu’à quand toi, qui es pourtant le Maître, le Saint, le Véritable, resteras-tu sans faire

   justice et sans venger notre sang sur les habitants de la terre ? » Murmure le vieil  homme accoudé au mur.

    OFF

     On

   Changement de scène. Autre séquence lacérée par le temps

   Avalynn prend une inspiration. Puis deux. La main plantée dans une poche. Elle sort une gélule. Bleue. Ovale. 5mg enrobée d'une fine pellicule. Dans sa bouche. Ses lèvres rouges. Du rouge à lèvre sur les incisives. Le médicament se fracture sous les deux molaires. Il éclate en morceau. Ses dents le broient. Sa mâchoire brise le neuroleptique en minuscules particule. « Regardez moi ». Les trois chiens cobalt continuent à marcher. 7ème étage. Une porte grise, noire, rouille. Avalynn est à l’intérieur. Elle regarde la télévision qui la regarde. Son public. Elle. Son enfer. L'iris coulé cobalt. La démarche souple. Elle S’approche de la fenêtre.Un pied après l'autre. Lentement. La noblesse d'un corps dressé. La démarche brisée. Elle s'approche. « Si vous voulez nous tuer » Dit-elle à la ville. Celle des morts. « Regardez moi ». Avalynn mime un flingue de son pouce index et majeur braqués contre sa poitrine nue. Elle appuie sur la détente. La balle pénètre un cœur absent. Et les chiens lèchent. Lavent mes pieds sales de poussières.

   Lacération de l'image. Brûlures de cigarettes. Flash-Back. Mon enfance. Jardin profané par les bottes des géants.

   -

 Tu es magnifique Avalynn tu vas en faire des jalouses là-bas.

   Un quai.

 Une gare.

 Un train.

    -

 On viendra te voir si on a le temps. Continua ma mère alors que la chaise d’un handicapé me frappait les côtes. Mon père. Lui. Cachait ses larmes. Autour de nous. Les gens s’agitaient. Marchaient. Couraient. Boitaient. Sac sur l’épaule. Tissus déchirés. Sac à main accroché aux doigts d’une aveugle aidée par un borgne. Chapeau melon déformé par le temps hémophile. Chaussures en cuir délacés. Prêtres. Soldat. Il faut être sur son trente et un pour monter une à une les quatre marches de ce monstre de métal. Ce train nous saluant de ses portes ouvertes.

 Les portes ouvertes de l’enfer. Devant nous. Les gens attendaient. Patientaient dans une file interminable. Dans l’attente de ceux qui ne reviendront jamais. Une femme tourna sa tête vers moi avant d’esquisser un sourire crispé. Elle était à trois pas de ma mère. Ses longs cheveux noirs touchaient presque l’uniforme de celle qu’on appelle maman. L’étrangère continua à sourire et arracha un paquet de bonbon d’un sac à main.

   -

 Tu en veux un ? Me demanda la femme alors qu’elle mettait un pied devant l’autre à

 mesure que la file avançait.

 -

 Touche pas à ça. Elle n’est pas comme nous ma fille. Hurla maman.

     Une mèche dépassant son haut de forme. Une guitare à la main. Moustache grisâtre. Un homme déambulait à travers l’antichambre. Un pas de danse entre les damnés. Il chantait de sa voix désaccordée. Ses doigts glissaient sur les cordes alors que sa bouche nous disait :

    « Ce matin… »

    Ils se penchaient vers les hommes. Femmes. Avec ce sourire en coin. Le regard froid.

    « le chasseur à tué »

  Il tournait la tête de gauche à droite. Pour mieux dévisager les habitants du quai.

    « des lapins »

   Il commença à rire. Alors que le train m’attendait pour ce camp de redressement. Moi. Avalynn. Douze ans. Coupable d’une tentative de suicide. Condamnée parce que je ne voulais plus exister. Je devais passer ma vie enfermée dans ce camp. La Structure nous aidait à devenir des objets de porcelaine.

   -

 Nom et Prénom.

   La femme aux bonbons n’osa pas répondre à l’officier. Le cerbère. Assis devant elle. Table. Registre en main. Une plume. Tampons. Encriers. Nous sommes maintenant tous des condamnés à vivre.

   -

 Nom et prénom !!!

 -

  Anna

   L’officier esquissa un début de sourire et ouvrit son registre. Planta sa plume contre

 la surface lisse du papier. Il commença à esquisser une ligne. Un trait courbe. Une boucle avant de s’arrêter et de reprendre le demi-cercle d’une main assurée. A l’aide de gestes lents. Calme. La plume continuait à déplacer son minuscule corps noir et blanc de gauche à droite. Son buste inscrivit les dernières lettres avant de replonger dans l’encrier.

   -

 Je t’aime Avalynn me dit ma mère.

   Et mon père embrassa mon front. Laissant des larmes de silicium sur mon visage.

 Coupure de l'image. Ecran noir. Fréquences folles. Noise.

   Un téléphone à mes cotés.

   Je décroche.

  Le combiné est froid. Le plastique gris. Sale. Dur.

    « Bonjour... Veuillez composer le numéro de votre correspondant… »

   Les hauts parleurs recrachent la voix. Numérique. Lointaine. Celle d'une femme. Celle d'un son parasité. Distordu. Toutes les lignes sont sur écoute. J'appuie sur la touche 4. Enfonce ce minuscule carré blanc sale. Son ombre s'écrase. Disparaît sous l'aiguille sonore de deux fréquences simultanées. 770-1209 Hz. Le ballet sonore débute. Mon index, à quelques millimètres, suspendu dans les airs. S'écrase. Touchent. Frappent. Mes doigts. Mes empreintes caressent. Griffent. Cognent. 8 9 0 5 0. Un chiffre après l'autre. Toutes les secondes. Pouce, index et majeur dansent, se tordent sous la rythmique épileptique avant de s'immobiliser, se planter au dessus du combiné. Une dernière impulsion électrique. Et je libère la pression. 941Hz-1477Hz.

   J'expire toujours avant de parler au téléphone. Avant de quitter une pièce.

   J'ai toujours voulu être sur scène. Les regards braqués sur un visage qui est le mien.

 Je ne sais pas. Une star de cinéma. Un top model. Une danseuse. J'ai toujours voulu que l'on me regarde sans baisser les yeux. Que l'on fixe mon visage défoncé à coup de crosse. Celle d'un Smith & Wesson. Je me rappelle encore de la scène. De l'endroit. Du saccage de mon corps déjà mort Du bruit de ma dent éclatée sous le poids du métal hurlant. La détonation de l'arme à feu braqué sur mon œil droit. Je m'en souviens de tout. Ce que je veux ? C'est être l'égérie de notre Histoire. Je veux être la prochaine putain de guerre mondiale. Je veux que l'on imagine les hurlements du passé à travers mon visage. La gueule bâillonnée de notre futur. Je veux que l'on me regarde. Que l'on entende les tirs de mortier face à la chaire à vif de mes joues. Je veux que l'on écoute un kamikaze se faire péter la gueule. Je veux être l'apocalypse symbole. Sur scène. Devant un micro. Je ne dirai rien. Je serai la ballerine sous camisole chimique. L'actrice muette. Je suis Hiroshima.

 OFF

 Bégaiement. Malaise. Erreur 404. Bug.  Les chiens lavent mes pieds et creusent le sol tapis de béton. Grognements harmonieux, prière faites aux saints. Des tâches bleues, vertes, rouges tombent gouttes à gouttes sur un sol tapis de béton. STOP. RW PLAY. Bégaiement. Malaise. Erreur 404. Bug. Les chiens lavent mes pieds et lèvent leurs  gueules, recrachent de la peinture en mouvement. Je les regarde, ferme les yeux et tombe. Je t'aime, pardon, merci. STOP.  Erreur 404. Malaise. Rires. Bégaiement. Bug. OFF. OFF. OFF.

   ON - NO - ON - NO - ON - NO - ON - NO - ON - NO - ON - NO - ON - NO - ON - NO - ON - NO  ON

 ON

 Dans 10 minutes, lui murmure le régisseur.

 Avalynn doit préparer son spectacle.

      -  je sais…

      -  tu sais que tu es magnifique ce soir. L’épaule posée sur la sienne, sa sueur tombant sur la chair blanche d’Avalynn.

                                                                                                            -  Merci     Son after-shave emplit les loges.     « Pour cacher l’odeur de sa mort »     Avalynn se doit d’être superbe. Un corps sculpté pour le désir et une charge de plastique qu’elle masque derrière un faux ventre malléable.

    Ce soir elle joue une femme enceinte. Il y a de la vaseline sur une tablette éclairée par la lumière artificielle des ampoules posées autour d’un miroir.

    Comme tous les soirs il y aura du monde.

    Soldats, généraux, prostituées mondaines. L’essence même de l’immonde attablé, jouant aux cartes, buvant de la bière, riant comme des Hommes à l’abattoir.     Ils ont oublié que des caméras de surveillance sont postées de part et d'autres de la salle. Une lentille et un objectif vissé à leurs corps de chiens mécaniques.     Quitte à mourir sur scène autant que les télévisions, réseaux sociaux, blogs, sites de partages de vidéos diffusent son destin. Sa femme. Andja. La technicienne de la salle de montage vient de pirater les ondes. Toutes les télévisions du pays seront connectées aux caméras de surveillances.

   Un décor Une danseuse

Trois chiens

Et un nouveau né sans nom

 La scène est posée. Cinq  acteurs et un rideau bleu

 Un des chien s'avance vers Avalynn avant de s'adresser à la ballerine. Les deux autres discutent.

 Premier chien : Tu peux nous danser quelque chose de moins triste ?

 Avalynn change le tempo.

 Il y avait des araignées géantes et mécaniques. Des araignées de la taille d une voiture. Elles étaient là. Sur le toit. Les murs. Le sol. Elles se nourrissaient des bruits. Des sons de l enfant sans nom. Les araignées bleues et clin d'œil de Klimt se nourrissaient de son harmonie, de ses sourires et de ses rires.  Le premier chien se couche aux pieds d'Avalynn

 Avalynn : Tu fais quoi ?

Le premier chien : Il n'y a plus de chaises.

Avalynn : Plus de spectateurs tu veux dire ?

Le premier chien : Plus de chaises, plus de spectateurs, plus personne, juste nous cinq.

Avalynn : Ou sont les gens ?

Le premier chien : Il n'y a jamais eu personne.

 Silence. Les araignées mécaniques s'arrêtent de danser autour du nouveau né avant de chanter d'une seule voix : « Lumière dans les ténèbres. Lumière dans les ténèbres. Lumière dans les ténèbres »  Le premier chien :  Au-delà de la pensée il y a l'intention, la volonté, le désir, la pulsation et la racine.

 Silence  Le premier chien :   L'intention de prendre un fruit. La volonté de manger un fruit. Le désir de planter une vigne. La pulsation de l'instant présent. L'origine de tout. Et L’AMOUR. L’AMOUR ou la PEUR

  Silence

Le premier chien : Et tu peux remonter le cours de cette pensée racine dans n'importe quel sens tu aura toujours L’AMOUR ou LA PEUR comme origine.

 Comment danser quand on ne sait plus aimer ? Apprends à regarder, lui murmure l enfant du soleil. Observe le temps.  Oublie-toi l'espace d'un battement de cil. Comment danser quand on ne sait plus écouter ? Se taire face à l’autre devenu soi. Patienter avant d'ouvrir les yeux. On a tout le temps devant nous.

 Avalynn : Ça ne m'explique pas comment on passe de l'autre côté Le premier chien :  : Remonte ton désir.

Avalynn : Et qu'est-ce que je découvrirai ?

 Dehors le silence. Tableau noir sur constellation de craies blanches. Bleues. Jaunes. Oranges. Rouges. Sur un tapi infini. Dehors le vide. Silence. Des mondes hors de notre vue. Une vie hors de notre de notre vie. Un monde dans le monde dans le monde.

Le premier chien  : Retrouve ton corps…

Avalynn : tu ne comprends pas.

Le premier chien :  C’est toi qui ne comprends pas. Retrouve ton corps, danse l’architecture de ton pays, de ta ville. Imagine, compose ce que tu penses avoir quitté.

 Lumière  Le premier chien :   Elle ressemblait à quoi ta ville ?

Avalynn :  Des notes sucrées sur un piano doré. Du café à 11h du soir dans un bar du centre ville. Les librairies ouvertes le dimanche. DIEU est un libraire me disait ma femme. Le premier chien :  Tu peux me parler de d'elle ? Le nouveau né sans nom : Pourquoi lui parler alors que tu peux danser ?  Le premier chien :  Joue pour lui. Adresse lui quelques notes sucrées sur un piano doré.   L’enfant du soleil était entouré d araignées clin d œil de Klimt. Enveloppé dans un drap blanc, seul son visage, peinture d’Afrique, dépassait. Il souriait. Riait. Jouait avec ses jouets mécaniques. Un clignement de paupière et les araignées s’élevaient dans les airs. Un battement de cil et elles se prosternaient a ses pieds.   Le premier chien : Tu m écoute Avalynn ou tu regardes les étoiles ?  Avalynn : J'ai fais un drôle de rêve hier soir. Le premier chien :  Tu ne m’as toujours pas parle de ton passé.

Le nouveau né sans nom : Tu te souviens de ta femme ? Avalynn Je me souviens de son rire. Un rire à quatre temps comme soufflé pour ne pas être entendu. L'architecture de ses lèvres taillées dans le miel. Les boucles de ses cheveux noirs. C'était un sphinx au regard insondable.  Le nouveau né sans nom: Tu peux danser son rire ? Avalynn : Pourquoi ? Elle n’est plus là.  Silence face à la perte. Silence face à l évidence. La vérité. Rien ne reste. Grave d'un rire devenu ombre de nuit. Une ombre dans l' espace. Mais le soleil reste impassible.   Le premier chien :  Tu penses vraiment qu’elle ne t'entend pas Avalynn : Comme hier ? Le nouveau né sans nom : Comme tous les jours. Avalynn : Comment vous le savez ? Le premier chien :  Vous vous rencontrez là-bas, autre part. Ce ne sont pas des rêves mais un lien au-delà de l espace et du temps…   Le nouveau-né sans nom ouvre la bouche avant que s’échappe un ballon de fumée, exacte réplique de la terre. Un deuxième ballon. Une deuxieme terre. Un deuxième parallèle. Une troisième terre. Un troisième parallèle. Et ainsi de suite. Un sourire de la part des animaux mécaniques et les milles et une planètes bleues dansent dans l atmosphère.

 Avalynn : Je ne comprends rien. Le premier chien : Pas besoin de comprendre le fruit pour l'apprécier. Avalynn : On était tout les deux sur une plateforme à tourner, tourner, tourner encore et encore. Chacun de son côté, elle avait le regard dans le vide… Le nouveau né sans nom : Et c' est là que tu as quitté le manège. Tu commences déjà à comprendre la danse. Ce n'est pas de la danse. C'est bien plus beau. Avalynn : C'est bientôt la fin alors ? Le premier chien : Patiente, on a tout le temps devant nous.

Avalynn : C’est tout ce qu’il me reste, le temps ?

 La rage contenue dans un verre d eau. Celle d une funambule ivre. Celle qui ne porte pas de nom. Celle qui n existe que le temps d un souffle. D’une fureur. D’un cri. Crier jusqu’à ce que les fantômes se réveillent. Jusqu’à ce qu il ne reste plus personne sous le chapiteau. Le but du jeu n'est pas de plaire mais de trouver la source du cri. Creuser jusqu’a trouver le feu. L'origine. Revenir à l animal blessé contenu dans la masse faite femme. Moi. Toi. Nous. Vous. Ils. Les autres. Les nôtres. Demain je serai reine me dit Andja. Demain, mon cri sera un souffle dans le corps d'une femme, celui d'Avalynn.

 Avalynn : Et ma femme ?

  Reine d’une nuit. D’une éternité de sable et de vent. Demain qui sait mais avant Andja… Redescend sur la terre ferme. Les pieds solidement enracinés dans le béton armé. Prépare-toi. Regarde. Observe et assimile les fantômes qui te suivent. Ne cherche pas en toi mais autour de toi.

 Le premier chien : C’est à toi de l’aider.

Avalynn : Comment ?

  Creuser pour se perdre dans les abysses de ta vie passée. Avant ta mort. Les étoiles te rappellent à l'ordre. Les fantômes te suivent de près. Ton cri les attire. Mais je ne sais faire que ça. Je ne sais faire que ça depuis des années. Le silence. Les voix. Le cri pour étouffer les voix dans ma tête. Regarde mes pieds. Mes pieds cloués sur un fil. Donne moi à boire ou sors de ma tête. Sors. Sors. Sors de ma putain de tête. Tu veux quoi de moi ? Me regarder. Observer ma chute. Rire après cinq coups de lames sur mes poignets. Rire en voyant mes cicatrices. Cinq brûlures de cigarettes. Cinq. Cinq. Cinq. Cinq. Cinq.

  Le nouveau né sans nom : Tu aideras ta femme à avancer sur le fil. En lui apprenant à écouter les étoiles à son tour.

  Regarde-moi. Enterrée dans une mer d'alcool. Sortez de mon chapiteau putain de bordel. Fantomes au gun chargé. Coup de rire dans des gorges mortes. Et alors Andja. Rien ne t'empêche d avancer. Regarde tes pieds nus. Les fantômes sont morts. Mais moi aussi. Tes cris les amusent alors avance sur le fil sans te retourner. Regarde les étoiles. Tu es l'un deux ? Qu est ce que t'en dis ? Je ne sais pas je ne te connais pas encore. Si, tu me connais très bien. Je t'écoute a peine. Ecoute-moi. Avance. Lache cette bouteille. Ne perds pas l'equilibre, le fil est instable ? Tu les entends ??? Tu les entends ce sales fils de putes ivres de leur vide. C est ma putain de vie qu'ils racisent Avance. Avance. Avance sans te retourner. Avance vers moi. Mais qui es tu ? Tu me reconnaitra quand tu ouvriras les yeux. Accroche-toi à moi. Comme ça. Il sont partis ? Ils n'ont jamais existé Andja. Maintenant tu peux ouvrir les yeux. Voilà, comme ça. Ouvre les yeux et regarde les étoiles.

 Fin

 Un coq lève la crête, ouvre son bec et recrache une pluie de perles. Elles volent avant de former un soleil de flamme, de lumière, de présence. Un soleil au dessus de la ville. De la cité. Du bidonville. Au sommet des sommets, Dieu pour seul temoin.