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LA PAGE BLANCHE n° 62
LA PAGE BLANCHE NUMERO 62
La Page Blanche, revue des poèmes de la toile fondée en l’an 2000 par Constantin Pricop, Pierre Lamarque et Mickaël Lapouge.
SOMMAIRE
1ère de couverture : Jean-Claude Bouchard, Foire du trône
4ème de couverture : Bertrand Naivin, Monstres
Vignette du sommaire : Denis Heudré, Abstractions visages
Simple poème
Ingrid Reuilly
Marie-Anne Bruch
Sophie Djorkaeff
Poète de service
Arnaud Rivière Kéraval
Jules Colère
Andréa Buse
Séquences
Joëlle Pastry
Jacques Lucchesi
Stéphane Casenobe
Matthieu Lorin
E-poésies
Sardane des luxes de la vie passive (extrait)
Viatcheslav Konoval
Silvère Cordin
Sandrine Cerruti
Marc Bedjaï
Sandrine Davin
Amandine Gouttefarde-Rousseau
Air
Jérôme Fortin
Christophe Condello
Nathan Dartiguelongue
Mission traduction
Bob Dylan
Valery Oisteanu
Ana Maria Caballero
Emilie Dickinson
C.S Peirce
Poètes du monde
E.E Cummings
Gottfried Benn
Allan Graubard
René Guy Cadou Max Jacob
Karel Capek
Zoom Jean de la Ville de Mirmont
Notes
Jean-Michel Maubert
Jérôme Fortin
Maheva Hellwig
Matthieu Lorin
Tom Saja
Andrew Nightingale
Tristan Félix
Pierre Lamarque
Victor Ozbolt
Notules
Calique Dartiguelongue
Jérôme Fortin
Pierre Lamarque
Figures libres
Mise en accusation d’Arthur Rimbaud
Sens dessus dessous
Christophe Goarant-Corrêa-de-Sà
HI
Air
Félix Musy
Patrick Modolo
SIMPLE POEME
LA MENDIANTE
Je croule sous le poids de mensonges en haute pile dans ma mémoire qui comme Dieu existent sans l'avoir mérité. Je réclame encore l'amour. Il est venu et reviendra. Je ne sais pas pourquoi mais c'est comme ça. Vite vite je cours vite car le bonheur moqueur est dans le pré. Les genoux couronnés je suis tombée près d'une femme baillant sur le pavé, une mendiante couverte de diamants, poétesse sans doute. Elle disait : - Hier m'en allant promener j'entends un bruit venant du pré, une mine, une mine d'argent, madame la Présidente. Et le petit enfant courait, sautillait dans le ciel, sous un peu de soleil gaspillé.
Ingrid Reuilly
***
Jardins de l'observatoire 6ème arrondissement de Paris. 22 juillet 2022 à 9h45
Assise non loin des jeux pour enfants, j'admire les stratégies oratoires très sophistiquées employées par les pères pour faire enfiler des gilets à leur progéniture nullement frileuse. Juste à côté de cette charmante et turbulente population, deux employés de la mairie de Paris balaient la poussière des rues et du jardin à grand renfort de musique arabe puis, hissé sur leur vieille camionnette, l'un d’eux envoie de longues pelletées de terre brunâtre sur les haies du jardin et les bacs à sable pendant que les enfants chantent, courent et cherchent un accord multilatéral sur les jeux à entreprendre dans un futur proche. Un pauvre joggeur tout de bleu vêtu se démantibule au fur et à mesure de ses va-et-vient au long cours et ses bras mous moulinent tel l'artisan musclé, emballé par la houle de son pétrin. De nombreux jets d'eau à tourniquets arrosent aussi généreusement l'herbe verte que les bancs et les allées ; les statues trop blanches auraient du mal à garder les pieds au sec si l'envie leur prenait de descendre de leur socle – raison pour laquelle elles y restent et se contorsionnent sous l'effet des éclaboussures et d'anciens canons de la beauté qui nous tirent encore quelques regards froids et éphémères. De plus en plus de bambins s'agglutinent dans leurs parcours ludiques hérissés de hautes marguerites en ferraille bleu ciel, et leurs maigres bras distendus par l'effort et leurs petites frimousses sourcilleuses me rappellent à quel point l'enfance prend ses distractions au sérieux et ses devoirs quotidiens à la légère, attitude sage dont leurs aînés devraient s'inspirer. Les tables de ping-pong n'intéressent personne et les promeneurs sont tous des solitaires sans rêveries, porteurs de sacoches ou de cabas.
Je venais dans ce jardin il y a trente ans et je sanglotais sur ces bancs en enviant l'existence des pigeons. Aujourd'hui je suis la même, mais autrement. Des jets d'eau et de la fontaine émane toujours l’éternelle et bruissante fraîcheur mais je n'ai plus de désespoir pour l’assourdir, l’épuiser et la réduire à néant.
Marie-Anne Bruch
***
Les chemises
Je porte les chemises de mon amour perdu, comme une surcouche de l'épiderme, qui questionne mon libre arbitre, et la domination des hommes. La recherche de mon identité est en mouvement, aucune de mes pensées n'échappe à ce tourment perpétuel. Le matin, le coton ciel se pose sur mes épaules, la chemise d'homme propose un rapport avec le corps, je suis dans le coton léger de mon homme, le coton large et doux de la chemise d'un homme. Je fais cohabiter ma féminité avec l'autre frange, mon intime reconnaissance ne se produit que là. Je rassemble dans l'ampleur de ce vêtement les multitudes de choses qui me composent, mes convictions personnelles, qui parfois se contredisent. J'assume une esthétique de surface, un rapport à la mode qui me permet de me placer sur le bord des attentes, toutes sortes d'attentes. J'ai toujours aimé les bords, celui-ci est en accord avec le reste, ce que je donne à voir à l'autre, comment je l'interpelle. Ma chemise et moi sommes en dehors du réel, dans mon imaginaire. Ma démarche et mes gestes dans ma chemise sont tout à fait ce que je suis, je veux m'approprier le composant masculin et libre du vêtement, accepte un découpage flou à l'intérieur de moi.
La chemise d'homme est mon vêtement magique, le révélateur de mon affaire secrète, ma vérité cachée, qui s'affiche. Les différentes identités se modifient avec le temps, d'un jour à l'autre, selon les ciels, mais la chemise d'homme reste. Elle est moi. Dans la chemise se trouvent aussi la maison, le point de départ des errances et le retour. Le vêtement porté, comme substance incarnée. Lorsque les bouts de soi se fragilisent, je me rends compte que la chemise résiste, elle a toujours son rôle à jouer, le matin, je me lève et je la revêts.
Dans la carrure de la chemise d'homme, je suis à la fois sensuellement fine et deux fois plus grande qu'en vrai. L'ampleur de la chemise comme langage personnel, je suis à l'aise dans ma chemise bleu ciel, cet espace entre le tissu et la peau devient mon nouveau lieu d'habitation, je suis chez moi, territorialité incontestable. Les frontières disparaissent, elles se confondent dans le coton, mon image s'approche de ma seule perception subjective. Ça compte. Dans la chemise, mon corps est encore plein de lui.
Sophie Djorkaeff
POETE DE SERVICE
Arnaud Rivière Kéraval
Texte de présentation d’Arnaud Rivière Kéraval :
Né en 1972, originaire de Bretagne, j’ai vécu de nombreuses années en Inde et au Népal. Au fil de mes pérégrinations et rencontres, j’ai écrit plusieurs recueils de poèmes. Pendant longtemps j’étais peu enclin à la publication, ne sachant pas surmonter les affres de voir mes textes figés comme dans le marbre. Recevant des échos positifs, je me suis ouvert depuis peu au monde de la poésie, rendant publics mes poèmes dans diverses revues et magazines littéraires comme le site OuPoLi dont j’ai rejoint le comité de lecture récemment.
LE MOUVEMENT
Etienne, le sang justifie les distances anoblies, il court le long des jetées. Lui appartient le temps de l’arc sauvage, les yeux timides demandent l’ouverture et la découverte, tenues dans les spasmes du présent. Souffle étrange, pose enfin les nombrils masqués sous le flot des paysages qui défilent. Epaules la vie s’arrête sur le geste latent. Non, le geste s’accomplit, la candeur éprouvée tombe, les traits dessinent les fuseaux, le mouvement joue le corps affranchi. De nobles voies lobées encerclent la frontière dermique, le filet signe la peau miroir qui se courbe. Vue tentée, l’instant exulte, les tables terrifiantes s’éloignent, le plan chassé joue l’invisible. Reste l’éclair du corps superbe, le mouvement trempe la beauté maintenant. Le sang la tête l’étreignent, suivre la mort n’aura pas lieu.
LE PASSANT
Suis-moi. Arrête-toi. Ruelle escarpée descendante. Orchestre symphonique. Actes synchrones. Nuit, nuit, nuit. Lumières.
Tu es beau sur ta main voyageuse. Elle navigue de large en large, au flanc des rayures. Un, deux. Aux bords de l’heure, le temps, tu te dois de rentrer. Mais tu me suis. Les pavés boiteux, les poussières. Tu me quittes déjà. Mon chemin sent la direction des secrets, les surpris damnés de la reconversion. Toi c’est par là. Canal, promenade et disparaître. Au revoir.
L’APPARITION
Le temps de vivre court un esprit ravageur
la plage, une ville reconstituée
l’élite se confond devant la beauté de l’apparition
Il vient ? il vient
l’eau sur lui réveille les limbes des alentours
le torse brun déployant le ferme épiderme
comme autant de filets abondants
le lungi noué autour des hanches
que dessine l’ondoiement du remous
il avancera toujours dans la chaleur de l’aube
La plage lui offre une écorce de sable
et m’emporte
la mer affranchit la chair, l’eau trouble désir
je ne pense plus aux coquillages
Au-delà les parfums mélangés
UNE ÎLE
L’héritage des pêcheurs et la lande
les roches la mer et les cendres
Arrimer une île hésitante
là le chemin bleu sur les reliefs serpente
hydre de la vue les vérités suspendues
ma peau le souffle le grain se fondent
suivre et errer dans le monde
Vertige du promontoire j’en devine la fin
l’échappée des récifs et les bateaux en vain
embrasseront l’asile vague perdue
DE L’ISOLEMENT DES MONDES
Le soleil envoûte les lueurs d’une faune endormie
se réveillera dans l’obscurité d’une cave aventure
d’où musiques virevoltent, en alvéoles s’étirent
comme la folie débusquée agite la toile des tambours
Rythmes caduques, ventres impatients de se toucher
de l’isolement des mondes
je déploie les forces de la renommée
faufilant silhouettes et parures
À la dérobée toujours se peignent nos désirs
de l’isolement des mondes
je continuerai le vertige cheminement d’un visage
qui me mène, me poursuit dans le froid d’une chambre vide
Vide sous l’écorce des soupirs et tout est à remodeler
de l’isolement des mondes
les vitres se sont fendues
la maison en fuite n’a conquis ni le diamètre ni l’opposé
Ouverture placide et manque de faillir
je retournerai dans la cave monstre, la faune hypocrite
la sueur, les fumées, de ces temps décharnés
me soûleront encore
—
Jules Colère : Echos & Narcissismes : Partie Première - EXTRAITS
Né en Belgique en 1996, Jules Colère est très tôt épris par la musique et la poésie et développe un amour pour le jeu ; pour sa beauté et pour ses mouvements, qu’ils soient psychiques ou physiques. Cette passion du jeu est nourrie par la création artistique et approfondie par la recherche scientifique.
Diplômé en Conception de mécaniques de jeu à Montréal en 2019, il mène actuellement un Master en Neuropsychologie et Développement Cognitif à Bruxelles et travaille en tant que Game Designer en France.
Au Mont Bacchus
Au Mont Bacchus on soulève la vie et on la gonfle d’air impossible. On réinvente le vin, on y fait jouir chaque grincement d’amour. Au rythme imposé des ficelles qui sautent sur le ventre de l’insouciance, c’est la fracture qui tremble, fait son retour et libère pourriture de satin.
Qu’aurais-je pu faire sinon sauter ?
Accepter délices, mœurs et jeunesse ? J’ai seulement espéré que les montagnes se disputaient la vallée.
Drame du garçon de campagne Brutes rouges aux caresses, il était vain de penser qu’il puisse frémir des restes inondés. Comme son père, il n’a jamais réussi à se retrouver seul, dans le fond des couleurs. Il admirait les hommes aux mains violentes. Il a détruit son entente, sa raison et sa force.
C’était pour leur ressembler. Puis un jour il a donné naissance. Alors les hommes ont pensé de lui la Lune, secouant son bastion, reculant un peu plus. Par évidence, il est mort, en pointillé.
La tresse familiale.
Aucun être de la lignée n’y échappa.
Tous furent conduits à traverser cette aube maligne, berçant chaque passage, chaque espace occupé par le courage de nos cœurs. Tous se pensèrent bientôt déchargés d’Elle, écumant plaisirs fraternels. Les jeux colorés de leurs souvenirs et racines n’étaient plus assez lumineux pour laisser la vérité se suspendre. Tous, sous une culpabilité légère, étaient soutenus par la main des suivants, épaulés en corps. Le premier s’agenouilla, tous s’agenouillèrent.
Ensemble ils chantaient les milliers de tuiles d’un bouclier réfléchissant toute la honte du ciel.
Presque retenu Le vase me juge, il me sert pourtant… C’est l’énorme foudre qui s’organise, en vain. Après la foudre, je trouverai le mérite de froncer son anse. Puis je l’amènerai entre deux moulins, face aux trois martyrs. Je rendrai à Ganymède sa beauté. Silence, je trouverai. En retour de l’ornière, je me remplacerai. Voilà une journée d’août bien chargée.
15h Lâche descente des sentiments
Violente journée de plaisir
Ma maison se vexe, puis mon flanc s’en échappe
Mes paroles courbes cherchent à délivrer quelques chansons, pourtant ma poussière médite en soupirant.
J’efface et je mâche
Pour lester mon émotion,
Bientôt envolée.
Matin du vendredi Longeant les murs de cette ancienne cage
J’y accrois mon mouvement
j’y souffle vraiment
Ma paume se fond avec la couverture et je glisse dans l’heure
Alors mon corps s’étire comme pour se déchirer.
C’est souvent l’art appartenant au calme, qui pousse à désirer l’évanoui, cette enclave nouvelle.
—
Andrea Buse
Andrea Bușe est une jeune écrivaine francophile et francophone de 29 ans, en deuxième année de doctorat à l’Université de Craiova, Roumanie et à l’Université de Lille, France. Elle a publié dans plusieurs revues roumaines comme “Mozaicul”, “Ramuri”, “EgoPhobia” et “Actualitatea Literarà”, ainsi que dans des revues internationales telles que Proprose (France), Revista Kametsa (Pérou), Primera pagína (Mexique), Caractère (Canada). Son premier roman, “Iubire la juma’ de preț”, a été publié en 2013 aux éditions Aius
Nu indigène
Un poème qui s’est imposé
Dans la noirceur des pensées
Ou est ta mère ? Personne ne voulait la naître. Te déshabiller de toi, échapper– Mais comment peut-on s’évader de soi? L’initiative de l’apocatastase
souffle - Il apparaît un silence qui emporte les déviations d’un hasard qu’on appelle la vie. inspiration- Les poumons se remplissent de l’air doux d’amande qui circule profondément sur ton nerf,
le vent du Nord projette tes insouciances.
Ne crains pas, ne grince pas, ton âme valse dans les trépidations du moment. Mon ami, laisse ton cœur léger Ce n’est pas que toi ici Cherche l’homme Et le nu indigène Tu t’étais perdu parmi les deux formes d’existences
Égaye-toi Songe à la douceur Et quand tout devient clair, on a changé les règles du spectateur. Une réalité qui s’écrase devant une autre,
une réalité que tu subis, en flottant dans tes pensées, sans laisser des repères, ni de traces que des remords comme signes de survie. L’eau Inflexions Il y a une insouciance, la mémoire des ancêtres Cherche l’homme Et le nu indigène. union- Un moment qu’on s’imagine vivre
Tu ne fais que regarder
Dans les pupilles dilatés d’une femme, en extase synergie respiration – Plonge Nage Cours Prends ta liberté.
***
Transparence
Elle cachait ses pensées sous les pages d’une lecture.
Il cultivait des instants.
Ils ne faisaient qu’attendre
l’éternité,
bercés par les mouvements du temps. Si nous voyageons vers la même destination, où nous dépêchons-nous ?
***
Pour Fabrice
Fabrice, il y a tant des gens qui te refroidissent.
Aujourd’hui le soleil brille plus fort dehors,
Et pourtant il fait si froid à l’intérieur
Il gèle, il grêle
Le fil nous serre, nous devenons adultes
Si seuls, si crus
Prodigieusement fous.
Fabrice, ne te perds pas au milieu du chemin vers toi
Je pourrais encore te sauver
De ton désarroi
Ce vide homogène
Qui étouffe nos silences.
Garde des espoirs proustiennes
Et de l’amour, et de la joie.
Où vas-tu aller, Fabrice?
Par ce temps de chien
Recroqueville-toi sur les promesses d’antan
Espère, Fabrice, aime, et n’oublie pas
De fermer la porte de tes désarrois.
Andréa Buse
SEQUENCES
La licate
Prenez par exemple un fruit. la licate. la licate est une chose délicate.
elle est le fruit de la délicatesse. la délicatesse s'enracine rarement dans le cate. le cate est le produit du hasard. et le hasard ne se fissure pas comme du vulgaire béton. on trouve quelques fois de poussifs rameaux couverts de licates dans ses fissures.
La conlisse
Les licates. les conlisses. vous ne trouverez pas
ces mots dans le Robert & Collins puisque
c’est moi
qui les
ai
in.ven.tés. ces mots.
Le conmot
Pour traduire le conmot avec respect il faut peser en premier le choix du mot dans la langue originelle. une fois qu’on a vu. écouté. comparé. senti, reniflé. compris. mémorisé quel était le choix du mot dans la langue d'origine alors on peut procurer un mot équivalent au mot. le seul. l’unique. l'originel. de façon à traduire le conmot avec respect.
Le verbissoir
À Maheva Hellwig
Qu'est-ce que le verbissoir sinon l'outil littéraire servant
à percevoir le dérisoire. la puissance illusoire du message
apparu en noir sur écran blanc. spécialement pour toi.
La pourquoite
Quand des jeunes filles se trouvent entre elles que font elles.
elles causent. oui, mais encore. elles jacassent. oui. d’autres
choses encore. elles brillent. elles sont acides. quoi encore. elles sont acides. mais encore. elles sourient. beaucoup. énormément. pour trois fois rien. pourquoite ?
L’interquitte
L’amour. l’amitié. même étreinte. même fin. entre qui et qui.
pourquoi fin. qu'une machine à tisser la toile à l’envers
enroule le fil de lettres qui donne la réponse. exacte.
embobiné entre qui et qui le mot.
Joëlle Pastry
Traduction anglaise de Gilles&John dans la page des traductions du site https://lapageblanche.com/le-depot/poemes-autour/traductions-1/bureau-de-traductions
*****
Enfance
On ne sait pas pourquoi les enfants aiment l’ombre des monuments aux morts. C’est là qu’ils viennent en été apprendre à lire. Mais en cachette seulement, les poches toujours pleines de bonbons.
*
Sphères
Billes, boules et ballon : l'enfance fut pour moi une question de rondeurs.
Plus tard vinrent le baby-foot et le flipper.
La fée Electricité ajouta des couleurs et de la musique à la révolution des sphères.
*
Promiscuité
Quelque part dans le monde, il existe une rue si étroite, avec des murs si rapprochés, que deux personnes ne peuvent y passer ensemble sans se toucher.
D'ordinaire ce contact les oblige à se sourire et à se parler. Mais on dit que certains trouvent là prétexte à se battre et parfois pire.
*
Présage
Vers huit heures du matin, ce jour-là à Hiroshima, la jeune fille leva les yeux vers le ciel déjà très bleu. C’est alors qu’elle remarqua un avion : pas un chasseur japonais, plutôt un bombardier américain qui laissait derrière lui des traînées blanches comme de fuligineux nuages. On aurait dit qu’il écrivait quelque chose sur la grande toile azurée ; quelque chose qu’elle ne parvenait pas à comprendre mais qui la troublait néanmoins : « Comme c’est beau. » pensa-t-elle en rejoignant son école en bois de bambou et en papier de riz.
*
L’escargot vagabond
Un escargot voulait voir le monde : pourquoi pas ? Mais pas question, pour lui, de devenir une limace. De se départir de sa cette coquille encombrante mais si protectrice que la nature lui avait offerte. L’année entrait dans la mi-juin. Il repéra alors un plant de salades, tout au bout du jardin. Elles lui faisaient si envie qu’il en bavait de plaisir :
« Si je commence mon voyage ce matin, se dit-il, je devrais arriver à elles d’ici la fin de la journée. »
On ne peut pas dire qu’il avait pris la mesure exacte du trajet à accomplir. Car comme tous les affamés, il pêchait par précipitation. Mauvais géomètre, il ne toucha à son but qu’à l’extrême fin de l’été. Quand toutes salades étaient jaunes et pourries.
*
Félix
A l’écart il l’observe tandis qu’elle joue et danse dans le jardin. La nuit tombe, il voudrait se rapprocher d’elle, mais il craint ses sautes d’humeur, voire ses refus cinglants. Dans sa tête, il ne cesse d’élaborer des tactiques de séduction. Au fil des jours, elle est devenue sa principale obsession. Il mange de moins en moins et la langueur accompagne ses journées. Les chats, aussi, ont leurs peines d’amour.
Jacques Lucchesi
***
Tout ce qui ne se dit pas s’écrit paraît-il
Je crois que je suis indispensable au poème et à la poésie
Je suis incontournable dans ce milieu et je me la raconte grave
Qui suis-je alors
Je suis un auteur Bankable
Faire du fric avec des mots me fait kiffer
J’écris dans un contexte anxiogène
Pas vous
Rien d’autre ne me vient à l’esprit qu’un poème assassin
Il me faut buter la poésie de papa
Tu es avec moi ou contre moi
Tout ce qui ne se dit pas s’écrit paraît-il
Ecrire pour ne pas dire son dernier mot c’est se la jouer petit zizi
J’ai peuplé toutes les régions sales de mon esprit de poète instable
Jusqu’au seuil du possible
*
J’adhère aux théories du blâme
Au bout de quel cycle du temps reviendrai-je
Au bout de quelle obscurité
La lumière ne me procure rien
Rien que des ombres justes
Des ombres exactes
Qui est-ce qui déplace la merde mieux que moi
Tout le terrain perdu à collecter les ordures alphabétiques
A ramasser les immondices poétiques
Les poubelles dorénavant sont dans les mots
Les chimères aussi
Désormais je m’en vais sans langage
Tout dialogue m’est interdit
Toute censure m’est permise
Encouragée
Je filtre mon écriture
Je suis otage de ma génération dégénérée
J’assume l’orchestration
J’adhère aux théories du blâme
*
Toute chose écrite va vers la lumière
J’ai désappris les mots
Les mots de marchandages
Ecrire ne peut-être aussi simple je crois
Sans mon concours la poésie se porte assez bien je trouve
J’écris sans préavis
Mes textes tiennent en peu de mots
Car les mots m’incarcèrent
J’écris cinq fois par jour
Est-ce écrire ou prier la poésie
J’examine tous les possibles
J’amalgame les combinaisons
J’associe la poésie à une arme de destruction massive
A celle d’une aliénation douce et dégénérative
La poésie
Un sentiment humain
Une vision cosmique
Poète me montreras-tu la route à suivre
En attendant mieux
D’écrire un art meilleur
*
Je crois que le poète n’est qu’un lieu de passage
L’obscur avec l’obscur pour que les mots se figent
Le livre qui s’efface est celui que j’écris
Qui écrira la suite
On s’en occupe affirment les poètes des rues En zieutant la putain de chatte à sa mère à la poésie d’ici-bas
L’amour des mots ne vient qu’après paraît-il
Perdre son temps n’abrège pas la vie
Un mot intraduisible arrivera un jour
Un jour ou l’autre
Improbable poète que je suis
Je l’entends dire assez souvent
C’est par le libre génie des mots son libre-arbitre que j’écris encore
C’est un titre possible au poème
Quelles sont ces forces éclairées qui m’éloignent du bercail
Je ne suis qu’un variant de plus
*
La vie n’évolue pas quand on écrit
Le poète est une punition qu’on s’inflige à soi-même
Avec ce truc en plus : l’intuition
Je mets de la pondération dans mes écrits
La poésie on l’aime ou on la quitte
Alors
Quelle est l’alternative au poète
Ses mots à l’heure où décline la lumière du jour
La poésie d’en bas
La poésie d’en haut
Mais laquelle choisir
Ce chemin sans langage humain
Voilà l’issue
Le temps sans pesanteur la panacée
J’écris pour que l’ombre me parle un peu plus
J’écoute intérieurement les mots prédestinés aux poètes prédestinés
La vie ne change pas quand on écrit je crois
Rien ne s’achève ici
Hormis l’œuvre elle-même
*
Et s’arracher aux pesanteurs quotidiennes
Pour devenir l’exact contemporain des mots il faut écrire encore et encore
A tout prendre à n’en rien vouloir laisser
S’amalgamer tout seul
Une force d’écriture va naître enfin
Que reste-t-il à toucher
J’ai cessé d’occuper les miroirs vides
Je veux m’aider dans la mémoire du poète
Suis-je un cri viral dans l’univers
Je suis prêt à payer le prix fort pour des mots nouveaux
J’ai survécu à la mort des dinosaures
Pas vous
Je dois voguer inexorablement vers la lumière
Apparaître soudain
Disparaître aussitôt
Inopportunément
Inéluctablement
Je me le dis : si je m’en vais c’est sans retour
Stéphane Casenobe
***
1
Au commencement, il y a les eaux qui glissent le long de ma peau et la retroussent, comme on remonte les jupes d’une fille avant de s’enfuir en courant. Puis les poumons qui se déchirent.
Un cri se fait entendre ; on attend le mien.
Moi je n’ai rien dit : je ne voulais pas avouer, pas tout de suite. Attendre encore un peu avant d’exister, cela n’a jamais fait de mal à personne.
2
On se penche au-dessus de moi mais je ne les reconnais pas : je n’ai jusque-là fréquenté que les dieux et eux ont des cicatrices d’acné et des haleines de tisseurs de mensonge.
C’est ainsi que je fais mon entrée dans le monde, à ce qu’on m’a raconté.
3
Mon frère m’attend sur le seuil. Le miroir qui nous a moulés révèle quelques éclats : ses cheveux ont la force des sous-bois, son corps se déplace dans des diagonales que je ne connais pas.
Tandis que mes yeux, opaques comme un verre de lait, remarquent à peine ma peau plissée, chemise mal repassée sur un mannequin creux.
Un monde nous sépare et je ne sais pas encore que tout peut se briser, le temps comme les corps. 4
Nous voyageons au-delà de la colline, habitons désormais « le plateau ». D’un côté les hésitations du futur, une peau de verre et des timidités sans charme ; de l’autre, la chaleur du berceau et les mains qui soignent.
Il y a dans ces premiers mois ces muscles trop faibles qui ne mènent nulle part : monde réduit à un plafond que j’observe comme un augure ouvrirait ses propres entrailles pour y découvrir son futur.
Même s’il n’est pas encore question d’avenir dans ce corps aux allures de riz soufflé.
5
Alors c’est ainsi que l’on vit : un mal de dents à arracher les vipères du trou dans lequel elles se terrent, des jambes qui ne nous obéissent pas, un corps protégé par une maison au crépi jauni.
J’espérais pourtant des pas qui gravissent des montagnes et une bouche capable d’insulter les dieux sans effrayer les oiseaux.
Mais mes mains, mon estomac, ma rancune : tout est trop étroit. Est-ce le monde qui s’adapte à moi ou son ridicule qui me saute à la gorge ?
6
La Terre se met à tourner dans le sens inverse, comme si les plis du temps se détachaient les uns après les autres et qu'au bout du compte, il ne restait plus que ma main sur une page blanche.
La gauche, comme celle de mon frère.
Matthieu Lorin
(à noter que ces poèmes font partie du recueil L’éboulement du temps qui sera publié en 2024 aux éditions « Aux cailloux des chemins »
E-POESIES
Luxes de la vie passive
- Pouvoir entendre ses pensées
- Avoir beaucoup de carbone
- Rendre coupables les autres / se dédouaner
- Écouter ses oreilles prendre feu
- Prendre le feu sans le laisser en souvenir
-Laisser un peu d'air en partant
-Être indifférent aux jeux de lumière entre 12 et 13 heures sur le papier peint dont on ne perçoit plus les motifs que l'on a su, pourtant, affectionner quand on les a choisis.
- Ne pas se demander comment le moustique perçoit le monde quand on l’écrase.
ôter les points aux phrases pour qu'elles s'étirent toujours plus loin entre les os calcifiés
- Ponctuer chaque seconde d'une œillade à l'inconnu qui penche dangereusement au-dessus de la falaise
- Incendier du regard le pyromane pour qu'il éteigne sa rage d’exister
- Allumer les étoiles quelquefois
- Jeter toutes les bouteilles à la mer
- Et ne jamais m’excuser de vivre
- Avoir du temps libre, ou libéré, ou à disposition, pour en disposer, "justement". Car à bien y réfléchir, aujourd'hui, vivre avec son temps signifie surtout ne pas prendre le temps de vivre.
- Cliquer pour manger des hamburgers
- Cliquer pour connaître le temps qu'il fait dehors
- Cliquer pour partir en vacances
- Cliquer en travaillant, siffler tout en cliquant
- Cliquer pour dire bonjour
- Rêver d'une vie sans clic et cliquer des vies de rêve
- Pour continuer à lire ce poème, cliquez ici
Sardane : Luxes de la vie passive quotidienne passés inaperçus avec la quotidienneté
Collectif d’auteurs de Lpb
(extrait du dépôt https://lapageblanche.com/le-depot/poemes-autour/place-des-sardanes/sardane-15-de-la-vie-passive)
***
Viens à moi, Mon rêve !
La parole s'entend avec un zèle magique. on demande le démon au marché. pour l'accord confirmé de son puissant sceau. oh non, mon rêve ce n’est pas le repas du Mal.
Je prie le Dieu ardemment . ma parole s'entend comme un pétard bruyant. dans l'espoir d'en être impressionnée.
Viens à moi. Mon rêve ! Je t’ai attendu toute ma vie. à cette heure je n’ai qu’une belle dame.
Viatcheslav Konoval
Trad. de l’anglais G&J
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Ici ou ailleurs, les minutes semblent toujours aussi inaltérables, et toujours aussi interminables.
Ici ou ailleurs, je m’emmerde. J'égrène le temps, scrutant le sablier de longs instants, le retournant à plusieurs reprises, et je m'emmerde jusqu'à ne plus supporter l'état léthargique de mon esprit en perdition. En errance.
Je suis une obsédée du temps qui s’effrite. L'idée même de l'évanouissement à jamais de toute chose me fascine. Le temps est le seul élément naturel qui avance continuellement, implacablement, sans se soucier de quiconque, sans obstacle, sans même pouvoir se faire obstacle à lui-même, et sans nemesis aucun. Le quantième rugissant poursuit sa course, inexorablement, abattant le vide devant lui, mû par une force immuable, éternelle, invincible. L'illumination de son hermétisme révélera le secret de la Création.
Silvère Cordin
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Charnier
il est avibratoire
il est inchanté le chant de l’oiseau des charniers
pourtant c’est celui que l’oiseau ne cesse de chanter
il est l’éternel imperçu
le chant dont nul ne peut attester
chant-tu-au-monde
parce que son chant en forclusion est celui du premier charnier
celui du charnier fondateur
syrinx tu aux ondes humaines
syrinx impotent aux alarmes
alerte invalidée au premier chant tu
sonde des charniers
sonde à stratigraphier le charnier
charnier mesuré à l’aulne de l’humanité désertée d’elle-même
humanité autoexterminée
humanité pendue-perdue-suspendue aux rebords mutiques de ses charniers
de la totalité des charniers depuis le premier tout premier charnier
charnier mère charnier originaire
celui aux êtres précipités
être décimé
être exterminé
être génocidé
son chant que nul ne saura percevoir c’est celui des hécatombés
c’est l’inchanté de l’oiseau veilleur
oiseau ton chant mort-né
chant renversé au rebord du premier des charniers
nul n’entend la grande ode muette
très grande ode au non-être
parce que son chant est disparaître
Sandrine Cerruti
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Dunes II
Ce sont de très douces pentes que le souffle enfante sur ces ombelles de grains
Ce sont de très chaudes rampes qu'un soleil aimante sur ces gravides essaims
Ce sont des mammes très amples très soft qui nous hantent sur d'impavides desseins.
Marc Bedjaï
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Regard D’EHPAD
assise derrière la fenêtre elle attend un moineau picore les dernières miettes de son déjeuner elle lui sourit les jours ne comptent plus les nuits ne sont plus nuits le silence hurle à ses oreilles sourdes elle attend
d’en bas de la fenêtre je te vois tu es toujours aussi belle Grand-mère ton sourire ricoche à mes pupilles et j’envoie valser ma main jusqu’à toi
le désir de te serrer dans mes bras de caresser ton visage un rêve une illusion bientôt je te le promets.
Sandrine Davin
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Caillou de mer
En triant mon petit coffre j’ai retrouvé le caillou de la femme enceinte que j’ai été
Je ne devais pas l’être ni le rester je l’avais appris à la mer
et avant de faire ce qu’il y a à faire je n’avais rien d’autre à faire
avant les rendez-vous le retour en train l’hôpital
que d’aller me baigner quand même
J’entrais dans l’eau je faisais entrer mon corps qui me dérangeait
qui avait fabriqué quelque chose dont je ne voulais pas
Je voulais juste crier et demander à la mer de m’en débarrasser
de l’attraper en moi par en-dessous dans l’eau
sans que ça fasse mal à personne
Je disais pardon à mon ventre à ce qu’il y a dedans et pardon à la mer
de ne pas avoir fait comme il faut je croyais que la mer m’en voulait
j’ai ramassé ce caillou en forme de limace
je l’ai gardé pendant quinze ans et je l’ai jeté cette année
parce que je ne veux plus jamais être enceinte et que je ne m’en veux plus
Amandine GOUTTEFARDE-ROUSSEAU
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TANGO SUR LE PAS DE LA PORTE
Quand tu pars, je reste sur le pas de la porte à envier l'élan des tiens vers cette vie que je ne connais pas mais que j'envie
Quand je pars, tu restes dans mes pas et le reste tu me suis comme mon ombre mais sans soleil je sombre
Quand tu pars, je reste espérant que tu m'aimeras un p'tit peu plus en revenant avec le charme qu'ont les absents
Quand je pars, tu restes sans mon pull, sans ma veste je me retrouve nu, j'ai froid où est passée la flamme en moi ?
Quand tu pars, je reste quand tu restes, je pars tango à distance, nous dansons par jeu de « pars » nous nous aimons.
Air
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L'œil maltraité par ces centaines d'images se referme sur son globe desséché. Tout ce qu'il a vu d'horrible cette seconde-là persiste sur l'écran miniature de sa paupière. Ce théâtre nain rappelle de manière sinistre la télévision nationale et son convoi de bêtises. Puis les restes de lumière s'effritent en une fine poussière jaune ; la rumeur des commentateurs faiblit et l'anxieux s'endort enfin dans son tombeau de sommeil. Le photographe regarde son négatif et hésite un instant avant de le plonger dans la solution révélatrice. L'ampoule électrique suce dans le mur l'énergie de sa rubescente lueur.
Jérôme Fortin
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Aux quatre vents
Nos pas foulent l’instant
avec respect
le lichen
la mousse
les glaces éphémères
bleuies par le nord
le temps qui passe
sans que rien ne passe
toutes nos richesses
même enfouies
nos raretés si belles
et imprévisibles
qui nous définissent
trop souvent invisibles
ou alors offertes comme un trophée qui s’exhibe
nos mémoires émiettées
aux quatre vents
de l’absence
Christophe Condello
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Chante Joie
Au Village des Ristes. Le Peuple aux Rises Mines.
Embage ses Voix de Laments et de Leurs. Accents de Tout Hagrin.
Les Ristes Hâment leurs Masures. En Champs. En Bourg. Et en Labour. Mais le Blé Riste fâne.
Au loin ce Peuple Neuf du Lament.. contemple le Tabac. Volute de la Guerre. De la Ville aux Etoiles. Ils n’en savent rien sinon qu’elle brûle. Toujours. Et que sa Danse Noire. Enfant des flammes.. s’élève.. s’étend.. et masque à eux le Ciel le Soleil et les Astres.. qu’ils auraient pu avoir.
Ainsi le Peuple Riste est resté oublié et servant de la Cendre et la Suie. En Faim Toujours. Et ses Ombres Igrent. Igrent de plus en plus. Encore toujours vers la Ville. Et deviennent des Etranges.
Alors pour ceux qui restent. Demi vifs et bien aigres. Saisis d’Amine et d’Esespoir. Il y a le Chante Joie.
Quand trop meurent dans le Noir.
Au Temps choisi, il se blanc le Visage. Se vêt le Nez de Rouge. Et chante Mille fois le Mot le même jusqu’à Plus-Son. « Joie » « Joie » «Joie ». Il ne dort pas. Il ne se lève pas. Il chante. Il Hurle sous la Cendre. Scande le mot Joie. Il ne dort pas le Prêtre Chante Joie. Il scande. Il est Roi. Et sans ciller il tombe. Pourtant. Toujours il ne dort pas. Il meurt avec sa voix. Et son Peuple un tout petit instant.. Vivotte de bonne et sèche chair. De bon et sec Silence. Et puis élit un nouveau Roi. Ils Elles Igrent ou Chantent Joie.
Nathan Dartiguelongue
Mission Traduction
OURAGAN
Des coups de pistolets retentissent dans la nuit du bar
Entre Patty Valentine depuis la salle du haut
Elle voit le barman dans une mare de sang
S’écrie « Mon Dieu, ils les ont tous tués ! »
Ici commence l’histoire de l’Ouragan
L’homme que les autorités ont accusé
D’une chose qu’il n’a jamais faite
Et jeté en prison, alors qu’il aurait pu être
Le champion du monde
Trois corps allongés, c’est ce que voit Patty
Et un autre homme nommé Bello, qui se déplace bizarrement
« Ce n’est pas moi », dit-il et il lève les mains
« Je ne faisais que voler la caisse, j’espère que vous comprenez
Je les ai vus partir » dit-il, puis il s’arrête
« L’un de nous ferait mieux d’appeler les flics » Alors Patty appelle les flics
Qui arrivent avec leurs feux rouges clignotants
Dans la nuit chaude de New Jersey Pendant ce temps, loin dans un autre quartier
Rubin Carter roule en voiture avec deux amis Prétendant numéro un au titre des poids moyens
Aucune idée du genre de merde qui va lui tomber dessus
Quand un flic le fait garer sur le bas-côté
Tout comme la fois d’avant et celle d’avant
A Patterson c’est comme ça que les choses se passent
Si t’es noir autant ne pas te montrer dans la rue
Sauf si tu veux te faire remarquer
Alfred Bello avait un comparse et savait causer aux flics
Lui et Arthur Dexter Bradley rodaient justement dans le coin
Il a dit « j’ai vu deux types s’enfuir, je dirais des poids moyens
Ils ont sauté dans une voiture blanche avec des plaques d’un autre état »
Et Miss Patty Valentine a juste hoché la tête Un flic a dit « Attendez les gars, celui-ci n’est pas mort »
Ils l’ont emmené aux urgences
Et même si l’homme y voyait à peine
Ils lui ont dit qu’il pourrait reconnaître les coupables
Quatre heures du matin on embarque Rubin
On l’emmène à l’hôpital et le monte à l’étage
L’homme blessé lève les yeux et dit en mourant
« Pourquoi vous me l’emmenez ? c’est pas lui ! » Telle est l’histoire de l’Ouragan
Celui que les autorités ont accusé D’une chose qu’il n’a jamais faite Mis en prison, alors qu’il aurait pu être
Le champion du monde
Quatre mois plus tard les ghettos sont en feu
Rubin en Amérique du sud combat pour son titre
Arthur Drexter Bradley joue toujours au voleur
Et les flics lui mettent la pression pour avoir un coupable
« Tu te souviens de ce meurtre dans un bar ? » « Souviens-toi, tu disais avoir vu la voiture en fuite ? »
« Penses-tu faire joujou avec la loi ? » « Penses-tu que ça soit ce boxeur que tu as vu courir ce soir-là ?
« Ne l’oublie pas, tu es blanc » Arthur Dexter Bradley dit, « Je ne suis pas vraiment sûr »
Les flics dirent « un pauvre gars comme toi devrait savoir prendre une pause »
« On sait pour le motel et on a causé avec ton copain Bello
T’as pas envie de retourner en taule, sois sympa
Tu feras une fleur à la société
Ce brave enculé en veut toujours plus
On veut foutre ses tripes en taule
On va lui coller le triple meurtre sur le dos
C’est pas un gentleman Jim » Rubin pouvait mettre un homme KO d’un coup
Mais il n’aimait pas trop en parler C’est mon boulot disait-il et je le fais pour un salaire
Et quand c’est fait, je n’ai plus qu’à me laisser aller
Là-haut dans quelque paradis Où coulent des rivières à truites et où l’air est bon
Je monte à cheval le long d’une piste
Mais là, ils l’ont emmené en prison
Où on essaie de changer l’homme en rat
Toutes les cartes de Rubin étaient jouées d’avance
L’audience fut un carrousel de cochons, un jeu de malchance
Le juge fit des témoins de Rubin des ivrognes de bidonville
Pour le public blanc c’était un clochard révolutionnaire
Et pour le public noir ce n’était qu’un nègre maboul
Personne ne doutait qu’il ait appuyé sur la gâchette
Même si on ne pouvaient produire l’arme du crime
Le procureur a dit que c’était lui qui avait commis l’acte
Et tout les jurés blancs l’ont approuvé Rubin Carter victime d’erreur judiciaire Pour le crime d’homicide volontaire, devinez qui témoignait ?
Bello et Bradley et tous les deux mentaient salement
Et les journaux en ont tous fait leur une
Comment la vie d’un homme tel que lui
Peut être mise entre les mains de quelques crétins ?
De le voir encadré de la sorte dans une évidence
Je n’ai pu m’empêcher d’avoir honte de vivre dans un pays
Où la justice est un jeu
Maintenant les criminels en costard-cravate
Sont libres de boire des martinis à l’aube
Bob Dylan
Traduction : G&J, Air, Patrick Modolo
Texte original dans le dépôt-traductions de La Page Blanche
***
Nous avons déjeuné au Joshua Tree à Woodstock, où tu étais arrivé de New Paltz, en route pour une lecture de poésie au Colony Café. Peter anarchiste, alchimiste maladroit, solitaire, enseignant à l’« École de Nite », aux versets tombés du plus profond de son corps, chaque ligne faisant rupture, mort et résurrection. Murmurant « Bienvenue dans l’obscurité dont la spirale délimite l’axe ésotérique d’un Bernard-l’ermite » .
Nous avons parlé d’Ira Cohen en nous remémorant Saugerties. Je te cherche encore à travers un empire délicieux. Tu as laissé de toi dans tes dernières volontés et ton testament, dans tes nombreux livres, tes lunettes et tes chapeaux, dans la magie de tes mots dépareillés, des flots de tambour, à chaque strophe un désir refoulé, l’oreille de Van Gogh, le tigre fondu Baudelairien, les rythmes de la dernière danse d’un chaman sauvage.
Omnia Tua Tecum Portas! Tout ce que tu avais, tu l’as emporté avec toi !
V. Oisteanu, « à la mémoire de Peter Lamborn Wilson »
Traduction : G&J – Texte original dans le Dépôt - V. Oisteanu de La Page Blanche
***
Dans ma chambre de milieu de vie,
j'invoque Dieu chaque nuit.
Quel dieu ?
Voilà ce que je ressens: ma peau se dissout dans l'air,
souhaitant se retirer
dans un autre royaume,
mais je n'arrive pas à comprendre ce que cela signifie
il n'y a rien à dire sur la façon dont
j'en arrive,
nuit après nuit,
à implorer cet écran pour une réponse factuelle
à apporter à l'autre monde,
comme justification, oui, mais aussi
- que Dieu m'en soit témoin -
comme cadeau.
Ana Maria Caballero
Traduction : Air
Texte original dans le dépôt- traductions de La Page Blanche
***
La '' Nature'', c'est ce que nous voyons -
La Colline - l'Après-midi -
L'Écureuil - l'Éclipse - le Bourdon -
Non - la Nature, c'est le Paradis -
La Nature, c'est ce que nous entendons -
L'Ortolan - la Mer -
Le Grillon - le Tonnerre -
Non - la Nature, c'est l'Harmonie -
La Nature, c'est ce que nous connaissons,
Mais sans savoir bien l'exprimer
Tellement Notre Sagesse est entravée
Par sa Simplicité.
Emilie Dickinson
Trad G&J – Texte original dans le dépôt- traductions de La Page Blanche
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« Certaines non-conformités sont permises ; d’autres (jugées dangereuses) sont interdites. Celles-ci différent en différents pays et différents âges ; mais, où que vous soyez, qu’il soit dit que si vous maintenez sérieusement une croyance taboue, alors vous pouvez être parfaitement sûr d’être traité avec une cruauté moins brutale mais plus raffinée que la chasse au loup. Ainsi, les plus grands bienfaiteurs intellectuels de l’humanité n’ont jamais osé, et n’osent pas plus maintenant, prononcer toute leur pensée. »
C.S. Peirce
Trad G&J
POETES DU MONDE
THANKSGIVING (1956)
une monstrueuse horreur engloutit
tout ce non-monde moi après toi
quand le dieu des pères de nos pères s’incline
devant un quoi prenant l’allure d’un soi
mais jour après nuit la démocratie
déclare un-sourire-dans-la-voix
« vous tous pauv’petits peuples qui rêvez d’être libres
faites donc confiance aux u s a »
tout à coup la hongrie se souleva
et elle lança un cri terrible
« aucune inexistence d’esclave ne me tuera car je veux mourir libre »
elle cria si fort que les thermopyles l’entendirent et marathon
et tout le préhumain historique
jusqu’aux INouïes nations
« reste tranquille petite hongrie et à ce qu’on te dit acquiesce une bonne grosse oursse s’en est haigrie
nous craignons la monnaie d’la pièce »
l’oncle sam hausse ses jolies épaules roses vous voyez comment
et il titille une libérale tétine susurrant « suis occupé pour l’instant »
alors pour la démocratie hourra rendons tous grâce au diable
et enterrons la statue d’la liberté (car elle commence à puer)
e.e.cummings
95 poèmes
Traduit par Jacques Demarcq
Éditions Points
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Viande (extrait)
Un homme :
Enfants, ne vous laissez pas faire,
on se fout de nous !
Qui m’a par exemple
jeté le cerveau dans le creux de la poitrine ?
Comment respirer avec cela ?
La petite circulation du sang devrait peut-être passer par là ?
J’veux bien c’qu’on veut! Mais y-a des limites !
Un autre :
Et moi alors ? Comment suis-je venu ici ?
Tout frais sorti de l’oeuf et sur mon trente et un -
et maintenant ?
Gottfried Benn - Poèmes - Ed Gallimard
***
Pour Carolyn
Je suis un revenant, un fantôme, une fiction
en toi je puise chair, geste, présence
dans la pierre, l'arbre
l’herbe, le ciel, les nuages,
les rivières, la lumière qui se lève, la lumière
étincelante
c’est ta force
c’est ton ombre
d’où
Je renais chaque fois, encore et encore
présent, calme, vibrant
grâce à toi
parce que je suis devenu l’homme
que tu veux
parce qu'en l'amour la vie s’abreuve
Grâce à ça, ce baiser,
des lèvres à l’air aux lèvres à la lumière
Allan Graubard
Trad. G&J – Texte original dans le dépôt- Allan Graubard de La Page Blanche
***
Rue du sang
Je pense à toi rue de province où je passai
Au trot de l’averse avec ma fiancée
C’était un soir de lampes basses en novembre
Avec des cris d’enfants déments au fond des chambres
Des chiens maigres hantaient le ciel et les couloirs
Et l’on croisait des hommes morts des hommes noirs
Tu n’avais encor droit qu’à la troisième page
Des journaux Pas de crimes Rien que des tapages
Nocturnes et des viols vraiment c’était banal
Seulement dans tes murs sanglotait un cheval
Aujourd’hui tu es la plus belle sous les branches
On te lave à grand eau comme une robe blanche
On te parcourt à jamais au chiffre du soleil
On te parcourt de phonographes et d’abeilles
Un doux clochard abrite en ses mains un oiseau
Ivre à midi il signe dans le ruisseau
Il éclabousse tous les yeux de ses prunelles
Quand il veut repartir c’est le Christ qui chancelle
René Guy Cadou
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COSMOGONIE
Dieu par son tonneau (il y a un Dieu) regarde la terre ! Il la verra comme quelques dents cariées. Mon œil est Dieu ! Mon œil est Dieu ! Les dents cariées ont comme une goutte infiniment petite qui les classe. Mon cœur est le tonneau de Dieu ! Mon cœur est le tonneau ! L’univers pour moi est comme pour Dieu.
Max Jacob
Le cornet à dés - Poésie Gallimard
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QU’EST-CE QUE C’EST ?
Qu’est-ce que c’est ? - un mouchoir.
- ce n’est pas un mouchoir. C’est une belle femme appuyée près de la fenêtre.
Elle porte un habit blanc et elle rêve à l’amour…
Karel Capek
Cité par T. Todorov in Théorie de la littérature - Points Seuil
ZOOM SUR…JEAN DE LA VILLE DE MIRMONT
Par Patrick Modolo
D’abord, quelques poèmes de Jean de la Ville de Mirmont tirés de L’Horizon chimérique
I
Je suis né dans un port et depuis mon enfance, j’ai vu passer par là des pays bien divers.
Attentif à la brise et toujours en partance, mon cœur n'a jamais pris le chemin de la mer. Je connais tous les noms des agrès et des mâts, la nostalgie et les jurons des capitaines, le tonnage et le fret des vaisseaux qui reviennent et le sort des vaisseaux qui ne reviendront pas. Je présume le temps qu'il fera dès l'aurore, la vitesse du vent et l'orage certain, car mon âme est un peu celle des sémaphores, des balises, leurs sœurs, et des phares éteints. Les ports ont un parfum dangereux pour les hommes et si mon cœur est faible et las devant l'effort, s'il préfère dormir dans de lointains arômes, mon Dieu, vous le vouliez, je suis né dans un port.
V
Vaisseaux, nous vous aurons aimés en pure perte ; le dernier de vous tous est parti sur la mer. Le couchant emporta tant de voiles ouvertes que ce port et mon cœur sont à jamais déserts. La mer vous a rendus à votre destinée, au-delà du rivage où s'arrêtent nos pas.
Nous ne pouvions garder vos âmes enchaînées ; il vous faut des lointains que je ne connais pas. Je suis de ceux dont les désirs sont sur la terre. Le souffle qui vous grise emplit mon cœur d'effroi, mais votre appel, au fond des soirs, me désespère, car j'ai de grands départs inassouvis en moi.
XIII
La mer est infinie et mes rêves sont fous. La mer chante au soleil en battant les falaises
et mes rêves légers ne se sentent plus d’aise de danser sur la mer comme des oiseaux soûls.
Le vaste mouvement des vagues les emporte, la brise les agite et les roule en ses plis ;
jouant dans le sillage, ils feront une escorte aux vaisseaux que mon cœur dans leur fuite a suivis. Ivres d’air et de sel et brûlés par l’écume de la mer qui console et qui lave des pleurs,
ils connaîtront le large et sa bonne amertume ; les goélands perdus les prendront pour des leurs.
XIV
Je me suis embarqué sur un vaisseau qui danse et roule bord sur bord et tangue et se balance. Mes pieds ont oublié la terre et ses chemins ; les vagues souples m’ont appris d’autres cadences plus belles que le rythme las des chants humains. À vivre parmi vous, hélas ! avais-je une âme ? Mes frères, j’ai souffert sur tous vos continents. Je ne veux que la mer, je ne veux que le vent pour me bercer, comme un enfant, au creux des lames. Hors du port qui n’est plus qu’une image effacée, les larmes du départ ne brûlent plus mes yeux. Je ne me souviens pas de mes derniers adieux… Ô ma peine, ma peine, où vous ai-je laissée ? Voilà ! Je suis parti plus loin que les Antilles, vers des pays nouveaux, lumineux et subtils.
Je n’emporte avec moi, pour toute pacotille, que mon cœur… Mais les sauvages, en voudront-ils ?
ÉPITAPHE
Un peu plus tôt, un peu plus tard, lorsque viendra mon tour, un soir, Amis, au moment du départ, en chœur agitez vos mouchoirs ! Un peu plus tard, un peu plus tôt, puisqu’il faut en passer par là, vous mettrez sur mon écriteau : « Encore un fou qui s’en alla ! »
1/ Jean et Bordeaux : « Je suis né dans un port, et depuis mon, enfance / J'ai vu passer par là des pays bien divers ».
Le petit Jean naît donc dans ce Bordeaux maritime le 2 décembre 1886. Le Parc bordelais n'existe pas encore et ne sera inauguré que deux ans après. Mais Sophie Malan, son écrivaine de mère, l'y a amené s'y promener. Après tout, ils habitaient non loin, même si aucune plaque commémorative n'orne la maison familiale au 15 de la rue de Caudéran. Et il y a fort à parier que sa mère, auteure de contes, notamment de Contes pour Noël, le berça de mots autour des mares aux canards.
A l'opposé de la ville, ce sont les quais, qui respirent les Outre-Mers, et où les bateaux battent le flanc de ce port négrier qui s'est tellement enrichi par ce commerce depuis le XVIIIème siècle. Jean, adolescent, les arpente inlassablement. Il voyage en voyant les navires mouillant à quais et autres « steamers à l'ancre », partant « plus loin que les Antilles », ou revenant de « lointains arômes », qui répondent à ses « départs inassouvis [en lui] ». Il voyage sans quitter ces quais, ses quais. Voyage immobile donc. Mais voyage mu par la force de son imagination.
2/ Jean et les Etudes : homme de lettres, homme de loi...
Il fait des études « classiques » pour l'époque, mais en double cursus : à Bordeaux, il étudie les lettres, et soutient son mémoire sur Les Essais de Montaigne. Toute son humanité, et sa sympathie pour les ouvriers qu'il fréquentera plus tard dans son restaurant parisien préféré, s'explique peut-être par l'étude approfondie de l'Humanisme du philosophe bordelais. C'est « sur les bancs » de cette même Université de lettres, alors dans le vieux Bordeaux, qu'il fréquente Mauriac, de loin. En parallèle, il entame un cursus en droit, qu'il complétera à Paris.
3/ « J'ai refait connaissance, ces derniers temps, avec Mauriac » : Jean de La Ville à Paris, avec Mauriac.
La Ville de Mirmont « monte à Paris » en 1903 à 17 ans à peine, pour finir ses études de droit et s'y installer. Mais il ne fait vraiment la connaissance de Mauriac que par hasard, en 1909, grâce à une rencontre fortuite sur le boulevard Saint-Michel. Arrivé donc à Paris en 1903, il ne le recroise, au sens propre du terme, qu'en 1909. De là, naît une forte amitié, littéraire aussi. Promenades parisiennes, échanges littéraires et épistolaires, vacances landaises rythment leur jeunesse commune. De l'aveu même du futur Prix Nobel de Littérature, c'est Mirmont qui souffle à un Mauriac en panne d'inspiration le titre de son recueil de poésie : Les mains jointes. Peu à peu, il s'éloignera de Mauriac, surtout lorsqu'il s'installera sur l'île Saint-Louis, une île au cœur de Paris, une île qui répond tant à ses désirs de voyages immobiles, impossibles..
4/ La Ville de Mirmont : un homme « de vers... »
L'Horizon chimérique est un recueil très baudelairien, paru à titre posthume grâce à la force d'une mère qui veut redonner vie à son fils. Son unique recueil poétique est écrit alors que son métier de fonctionnaire parisien, rédacteur à la Préfecture de la Seine, le lui en laisse le temps. Il fait paraître néanmoins certains poèmes divers dans quelques revues, mais aucun poème ne trouve d'éditeur. D'une écriture poétique très exigeante, travaillée et retravaillée toujours et encore, il ne cède jamais à la facilité.
Exact contemporain d'Apollinaire, au destin similaire, il vit et écrit dans le dix-neuvième siècle romantique et dans le sillage de la modernité d'un Baudelaire ou d'un Verlaine, dans le passé de la Poésie, alors qu'Apollinaire la propulse dans l'avenir et le modernisme avec Alcools et ses vers libres publiés en 1913. Le dernier aura plus de lumière que le premier, à en juger par la postérité.
5/ Les dimanches de Jean Dézert : Jean Dézert de La Ville de Mirmont ? Mirmont : un homme « ...de prose[1] » qui rate sa vie comme il rate sa mort ?
A sa mère, il confie dans une de ses lettres : « J'ai imaginé un petit roman qui m'amuserait beaucoup. Le héros de l'histoire serait absurde et tout-à-fait dans mes goûts. »[2] Ce sera sa seule publication à compte d'éditeur, éditeur qui sera le libraire Jean Bergues.
Les Dimanches de Jean Desert est un court roman sublime qui frappe les esprits au même titre que des romans courts du XXème siècle devenus des grands classiques de la littérature française du XXème siècle comme Mes amis, d’Emmanuel Bove, et Le diable au corps de Raymond Radiguet, pour ne citer que quelques romans courts, une forme courte appréciée, parce qu’il s’en dégage une atmosphère de poésie particulière, presque comme si le peu faisait le mieux.
6/ Autres écrits/récits[3] : contes, nouvelles et poèmes...
City of Benares restera comme le premier écrit achevé, et publié, de notre jeune auteur. Un « conte », comme il aime à les appeler, mais un conte dans la mouvance de ceux, presque philosophiques, de la Bécasse ou du jour et de la nuit d'un Maupassant qui verse dans le fantastique jusqu'à finir par écrire Le Horla. Ce City of Benares, navire fantôme, sera le porte-étendard du Mirmont nouvelliste. Entretien avec le diable, ou encore Les matelots de « La Belle-Julie » convaincront les plus curieux.
Par ailleurs, d'autres poèmes, écrits avant et après L'Horizon chimérique, ne trouveront pas de place dans un second recueil, et resteront méconnus, malgré certains d'excellente facture, comme La soif de vivre ou encore Puisque tout s'étrique.
7/ L'homme de guerre si peu aguerri, mort sans coup férir.
Mirmont meurt le 28 novembre 1914. Alors qu'il ne voulait pas suivre l'ordre de rompre de son capitaine. Préférant attendre encore et encore cette relève qui n'en finissait pas d'être en retard. Toujours cette même histoire de départ qui ne se fait pas... Il se fait ensevelir par un obus qui éclate tout près de lui et de ses deux hommes, et qui déverse sur son corps robuste tant de terre, jusqu'à en rompre ses cervicales et l'enterrer vivant. Encore en vie, lorsqu'il fut déterré, et dans un dernier souffle, il murmure et répète ce mot, qui sera pour lui son tout dernier : « Maman, Maman ».
8/ Une œuvre majoritairement posthume, mais qui accède à la postérité.
On a parlé de la volonté de sa mère de faire ressusciter son fils en exhumant ses écrits. Pour lui redonner vie. Comme pour mieux l'immortaliser. Et son entreprise ne fut pas vaine. Gabriel Fauré s'empara de L'Horizon chimérique en musique. Bien plus tard, c'est le Julien Clerc attiré par les îles qui fixera le poème XIV du recueil, « Je me suis embarqué sur un bateau qui danse » dans un rythme à la fois lancinant et presque lascif. Sans parler de Jérôme Garcin, qui transforme sa biographie en roman avec Bleus horizons, paru en 2013. Enfin, pour le centenaire de la Grande Guerre, des stèles poétiques ancrent sa vie et son œuvre, poétique et romantique, sur les quais de la rive droite bordelaise. Une manière de lui rendre un peu cette épitaphe que le temps soustrait à sa tombe !
NOTES DE…
Jean-Michel Maubert
Dans son livre Crépuscule. Notes en Allemagne (1926-1931), Max Horkheimer modélise la société sous la forme d'un gratte-ciel, chaque étage symbolisant la place que l'on occupe dans la structure globale de la domination. Il écrit : "Au-dessous des espaces où les coolies de la terre crèvent par millions, il faudrait encore représenter l'indescriptible, l'inimaginable souffrance des animaux, l'enfer animal dans la société humaine, la sueur, le sang, le désespoir des animaux". Le silence assourdissant de nos sociétés à l'égard du martyr et du meurtre de masse perpétré chaque jour, chaque nuit, contre des milliards d'animaux sentients, s'est brisé depuis quelques années. L'envers de notre prospérité est un innommable charnier. Je n'ai jamais lu ou entendu aucun argument valable éthiquement pour justifier le meurtre d'êtres innocents à la merci de l'arbitraire humain. Face à cette vérité atroce, qui questionne ce que certains appellent notre humanité, le déni et la mauvaise foi se déchaînent sans aucune vergogne. Au-delà des images des lanceurs d'alerte et des arguments des philosophes dignes de ce nom, il est nécessaire de dire ce qui est, sans détourner le regard. Témoigner, en alignant sur les pages les mots les plus justes possibles. C'est à cette tâche difficile et douloureuse que s'est voué le poète Nicolas Steffen dans son livre Au-delà de cette frontière. Poésie coup-de-poing, aux éditions des Sables (collection "Rose des Sables", 2022). Dire pour témoigner de ce qui est sous les yeux mais n'est pas regardé. "Il y en a plein les autoroutes / Museaux écrasés contre les barreaux / Ils font partie du paysage / (...) On les égorgera demain / Nous allons vers la mer" (la route des vacances, p. 9). D'un enfermement à l'autre, vers la mort – pour les uns. Ouverture vers le grand large, sentiment océanique – pour les autres. Contre cette indifférence fabriquée et entretenue au quotidien, le poète s'adresse à l'animal absent – une "vache de réforme"–, déjà mort (aujourd'hui, p. 13-15). Ou à l'animal blessé mortellement, agonisant sur une route (le sac en plastique, p. 10-12). Le Tu instaure une proximité, un dialogue avec l'autre, qui n'aurait jamais dû être interrompu. Il tente modestement de se mettre à la place, par les mots, de l'être condamné à mort pour des raisons dérisoires : "Il est trois heures du matin / Tu es là / Debout / Présente au monde / – Ils vont devoir en finir avec ça / Je ne sais pas comment c'est possible (...) Et puis ils viendront te chercher. / Tu iras sur tes quatre pattes / Tu iras en boitant / Dans l'étroit couloir / Dans la terreur / L'impossibilité de faire marche arrière / Avec ta tête encore sur ton corps / Tu avanceras sous la contrainte / Tu avanceras seule au monde / Dans le bruit assourdissant des machines / Et ils feront s'écrouler ton corps / Ton corps lourd suspendu à un rail / Ton corps encore vivant qu'ils vont vider de sa vie. / Mais pour l'instant tu respires / Posée sur tes sabots / Pour l'instant tu es grande / Entière / Majestueuse dans la nuit.” (tu respires, p. 21-22). Le poète se met aussi à la place de l'ouvrier d'abattoir, parfois surpris qu'on l'autorise à faire ce qu'il fait : "En ce qui les concerne eux / C'est bon on peut." – anticipant au petit matin, en se levant, ce qu'il va devoir accomplir et endurer au nom de tous : "La terreur des mères et de leurs petits / Le bruit des couteaux des cisailles et des scies." (légal, p. 27-28). Un puissant questionnement éthique parcourt le livre : "Si vraiment on se rend compte de ce qu'on fait. / Est-ce qu'on peut justifier de te tuer (...) Est-ce qu'on peut te découper en morceaux / Te ranger au frigo (...) Si on est présent à soi." (qu'est-ce qu'on a fait de toi, p. 29-30). Ici, on ne peut s'empêcher de penser à Michel Terestchenko, qui, dans son beau et terrible livre Un si fragile vernis d'humanité, nous a rappelé que la présence à soi est la condition de toute vie morale authentique. Les poèmes du recueil interrogent notre spécisme profond, toutes ces valeurs prônées par nos sociétés qui s'effritent dès qu'il s'agit des autres animaux (le socle, p. 31-34, ou les mots, p. 87-88). Il recourt à la fable (notre terre, p. 35-36) pour interroger notre vision anthropocentrée des problèmes écologiques. Il raconte aussi son impuissance. Impuissance devant l'agonie d'un poisson, le rire des pêcheurs, qui se métamorphose en menace dès qu'on leur dit que l'animal se tord de douleur (hulk, p. 40-41). Le courage de la vérité, les grecs anciens le nommaient parrêsia, comme nous l'a rappelé Michel Foucault. Courage face à un humanisme qui n'est que le masque délétère et sordide du suprémacisme humain – voir, par exemple, les poèmes terreur végane (les nouveaux résistants), p. 55-56, ou double peine, p. 57-60, ou encore au-delà de cette frontière (p. 61-62). L'auteur interroge la fausse idée de nature (car issue d'une cosmologie théologisée) comme justification de ce que l'on fait et ne fait pas (prédations, p. 42-46) : "Où il y a la détresse la souffrance et la mort / Il a appris à dire beauté ordre des choses et harmonie". On pense au texte de Nietzsche: Gardons-nous, dans Le gai savoir (livre III, aphorisme 109). Il évoque le "respect" des bouchers pour la viande qu'ils manipulent, qu'il ne faudrait surtout pas abîmer (boucherie, p. 51-51). Il interroge l'inanité du partage entre ceux dont le destin est d'être voués à la tuerie et ceux dont le destin est d'être voués à la compagnie des humains (domestique, p. 52-54). On sent dans les mots du poète vibrer une ironie, presque douce parfois, et désespérée, comme dans le texte dans l'ensemble, p 16-19, où il imagine ce que serait le point de vue animal sur notre monde, tandis que l'horreur serait enfin derrière nous. Ainsi, malgré le désespoir qui innerve le texte, le poète donne une place à des formes possibles de révolte (grève (je fais un rêve), p 75-77, qui prend le point de vue des enfants sur le monde qu'on veut à toute force leur léguer) et d'utopie : "Tuerie industrielle – processus sans fin ; / Nous avons vu ce qui semble ne pas avoir pu appartenir au monde / Ne pas avoir pu vraiment exister / Aujourd'hui / Rien que de prononcer le mot nous semble étrange / Abattoir / Il symbolise à lui seul cette ère / La plus meurtrière qui fut. / Il nous permet / À lui seul / De prendre la mesure de cette espèce d'état de démence / Dans lequel vivaient la quasi-totalité des hommes du passé."(après, p. 84). L'utopie, comme le disait Paul Ricoeur, permet de penser sur un mode critique une alternative à ce qui est. Elle est absolument nécessaire. Oui, car sans elle c'est comme si la honte devait nous survivre.
Pour lire le livre de Nicolas Steffen : En Suisse : chez votre libraire préféré ou à commander auprès de la maison d’édition (25 CHF) : https://ed-des-sables.ch/shop.htm En France, Belgique et Canada (et reste du monde), 15 € : https://www.librairielunetlautre.fr/livre/21884529-au-dela-de-cette-frontiere-nicolas-steffen-editions-des-sables
Jean-Michel Maubert
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AUTOUR D’ARTAUD (Jérôme Fortin)
Sentant le besoin de brûler les viatiques que j'ingère*, jour après jour, sans modération, je décidai d'aller me promener dans Paris. Le charme d'une promenade est que rien ne nous concerne directement ; aucun but géodésique ou autre ne dérange le cerveau de son sommeil inutile. Que l'on tourne à gauche, ou à droite**, ou revienne subitement sur ses pas pour regarder la même chose avec un angle différent (bousculant, au passage, un culturiste), cela n'affecte en rien le but de l'exercice, qui est de brûler de la calorie sur un mode contemplatif, ainsi que le ferait un canard ou un idiot.
Extérieur à ce trésor, donc, comme transposé dans le repli d'une énième dimension semi-dissoute. On en vient presque à se croire invisible, et on se surprend à pratiquer son allemand à haute voix, marchant d'un pas lent, très lent, comme ça, prenant de longues pauses au milieu des intersections pour mieux entendre son écho. Ce n'est qu’au regard terrifié d'un couple de touristes japonais qu'on émerge enfin de sa stagnance pour reprendre son retard podométrique. Ou le klaxon d'un livreur. Normalement sur l'avenue de l'Opéra. Ça pourrait tout aussi bien se passer à Clermont-Ferrand, mais j'habite Paris 8, Rue de Moscou.
En cette fin de journée d'automne, le ciel couvert d'un beau doute nuageux (le proche éparpillement du doigté lumineux***), j'avais poussé au-delà du Louvres, traversé la Seine et gagné Saint-Germain-des-prés. Rue de Verneuil en hommage à Serge. Passé voir les snobs du Café de Flore, puis retourné en direction des quais. J'aurais tout aussi bien pu suivre la trajectoire jumelle, ou même ignorer la tête de chou, que le résultat eut été le même ; en passant devant ce bouquiniste, le long du quai Voltaire, mon œil oisif fut happé, si tel est le bon verbe, par le volume X des œuvres complètes d'Antonin Artaud : LETTRES ÉCRITES DE RODEZ. Pas cher et en bon état. Temps idéal, pensais-je, pour une petite dose de poésie migraineuse. Enfin, c'est ce que je pensais.
Car qui ouvre un livre d'Artaud est mentalement préparé à quelques agressions du genre : "cette sale carne galeuse, bondée de rats et de vieux pets" ou "ce sale corps, pourri, taré, pleins de sarcoptes, vert de pustule", ce qui peut être appréciable, ne serait-ce qu'en tant d'antipoison au spectacle truqué du corps dont s'abreuve notre société mentalement adolescente et sa presse d'information. C'est quand même bien d'entendre un discours contradictoire de temps en temps, et de nous rappeler que le corps n'est pas qu'une source de plaisirs cochons, mais également un réservoir de pets et de douleurs, tant physiques que psychiques, et un véritable fardeau pour des millions, voire des milliards d'êtres humains****. Dans la société des enfants, celle de Disney, il est rare d'entendre des propos tels que : "celui qui dort ne sait pas qu'il n'est pas seul à dormir et que d'autres ossements que les siens lui décomposent son squelette et se tournent dans son sommeil". J'admets avoir puisé dans le scabreux pour appuyer le propos et son effet. Mais Artaud c'est plus que ça, enfin du peu que j'en sais.
Dans ces lettres écrites à ses amis et sa famille, totalisant plusieurs centaines de pages, et dont la lecture nous happe presque malgré nous - afin d'utiliser une seconde fois ce lieu commun - nous découvrons un Antonin Artaud affaibli, trop affaibli, même, pour pousser le moindre cri de colère. L'élocution, qu'on sent rapide et automatique, comme dans ses poèmes, descend, au cours de ces textes, dans les octaves les plus noires de la solitude et de la souffrance ; il ne se réclame plus que de l'expression courante, mais les pages du livre se referment néanmoins mal. On reste loin de la pensée exacte ; les mots, sous la plume d'Artaud, ne sont jamais exempts de sortilèges. Même lorsqu'il écrit à sa mère, prosaïquement, pour lui demander de cesser de lui envoyer des chocolats, de les garder pour elle en ces temps de restriction, les matériaux ordinaires du langage ***** dégorgent l'huile essentielle de son génie agité.
Notes
* Le sport est un fétichisme ** Ou bien l'inverse *** Stéphane Mallarmé, qui habita lui aussi rue de Moscou vers 1871 **** Pour ne s'en tenir qu'à l'animal humain ***** Utilisés, entre autres, par Paris Match
Jérôme Fortin
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Les pensées silencieuses Ce fil ininterrompu qui construit l’existence qui fait le lien en soi est inaudible lorsque la réalité lorsque la réalité est trop bruyante. Il arrive alors souvent de parler tout haut, involontairement, Comme une prière à soi-même d’assurer encore son existence. Comme pour avoir la sensation à soi-même, qu’on n’est pas un flux seulement liquide. Même si vous m’objectez qu’in fine l’être n’est rien d’autre qu’un TUBE (j’y préfère pour des raisons évidentes, le terme de TUYAU). Pourquoi TUYAU ? Parce que tuyau reste une entité physique avant toute chose, qui a pour utilité principale une antinomie de la physique pratique : contenir, maîtriser, canaliser des flux d’informations différentes soumises à des buts différents avec des destinées, sinon parallèles, bien souvent franchement antithétiques. Est-ce que le « tuyau » est sale ? Pourquoi ne pas lui préférer le tout mathématique -et ô combien élégant- objet « TUBE » ? Le tuyau n’est pas sale : Il rompt, il ploie, et c’est une réalité physico-chimique bien connue : il est rarement étanche !! il joue. Pourquoi pas les maths ? Parce que je ne sais pas compter.
Maheva Hellwig
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Souvenir de lecture
Depuis ta fenêtre, tu n’as jamais su si c’étaient les oiseaux qui tombaient ou l'atmosphère qui faiblissait. Même le vol des insectes penchait et ressemblait à ces pierres jetées au loin par des enfants ; ton ciel n’avait plus le courage de supporter quoi que ce soit.
Il nous reste seulement les mésanges qui nichaient dans ta tête, comme des cartes routières s’envolant.
L’extrait :
« L'homme en pente.
La maladresse de dire "je"
de savoir "si"...
Une fois pour toutes, le défi est d'en arracher la première page, de la mêler au livre, quelque part dans le hasard.
Chaque fois, il faut extraire les mots de là où ils sont. Puis les mettre en langue.
Et peut-être alors, quelquefois... »
Thierry Metz, L’Homme qui penche, édition Unes
Matthieu Lorin
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Vraie note de lecture : Raie Bras de Beurrerie. Far at night, quatrains
2100. Poésie.
No more Poetry. La Poélice est partout, traque les jouteurs de verbe, matraque les bouches qui palabrent de la rime, patatraque les descendants de Richard cœur de truite et de tous les salopards amoureux des belles phrases. Le silence est d'or, il planque entre les molaires serrées. Chaque poète le garde, il en va de sa vie. Une vie de rumination, à la recherche de la ligne parfaite, de l'alexandrin de l'au revoir. D'une vie, on ne retient que ça, les derniers mots d'un mort. 2100.
Plus de stèles à graver de lettres d'argent, plus d'épitaphe, juste des poètes au compost. La Poetry n'est qu'une suite d'ultimes phrases de condamné, mises bout à bout, chaque mot ayant été cherché, pesé, poli sans polit(c)esse le long de l'existence. Désossé le verbe, étripée la langue carrossable. Le barde est l'idio(t)me du village. Nos morts Poetry, juste des clochards sur une plage qui se passent la bouteille. La rasade au goulot, l'en deçà et le sable. Ceux qui (s')échouent, gâchent un peu de salive, ouvrent leur clapet, déclament une strophe, un calembour, un hymne à ce qui passe là, le soleil, les méduses, les oiseaux. La Poélice fond en un éclair, avec leurs bâtons noirs, de nulle part, frappant jusqu'à ce qu'aucun son ne sorte plus de la bouche fautive. Ils ne prennent pas la peine de nous regarder nous, les autres clodos. On tient le mute, en lâches mutins, silencieux de couardise. Ô Poésie. On s'est passé le pastaga toute la nuit, se répétant dans nos têtes toute la poestry. Chacun se la récite, en chant intérieur, jour et nuit. La plainte du système digestif, qui quémande de la nourriture spirituelle. Les lèvres miment les mots, sans piper. Les regards savent, quand ils se croisent, à quel vers ils sont. Avec le temps, chacun sait le rythme de l'autre. 2100, ça fait un paquet de vers, pour un paquet de morts. On se le transmet des lèvres aux yeux, pour les petits nouveaux. Notre seul phare dans la nuit, ce dernier souffle qu'il nous faut prononcer, pour rajouter une graine au chapelet invisible, un peu de salive à l'indicible, à l'enfoui, à l'ancré dans nos mémoires, le long fil d'Ariane de nos tripes à l'air libre. A rêver du jour où la Poélice ne sera plus. Où la Poetry reprendra.
Tom Saja
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Imprécision/précision
Aristote dit que la précision est quelque chose que nous employons au degré approprié en fonction de l’exactitude du sujet. Borges mentionne que plus est grande la qualité intellectuelle d’un sujet, plus la langue utilisée pour ce sujet est barbare. Ainsi, il y a une certaine barbarie dans la mathématisation des sciences sociales et d’autres domaines (barbare est un terme utilisé dans la Rome antique pour les étrangers qui parlent "bar bar" ou « bla bla"). Étrangement, l’exemple qu'Aristote a donné pour illustrer l’application d'une précision différente a été donné entre la probabilité et les mathématiques, où la probabilité était pour lui quelque chose de complètement étranger aux mathématiques. Malheureusement (ou heureusement, selon la personne) la probabilité est entrée dans le pli des mathématiques comme tout le reste relativement récemment. En tant qu’étudiant, il est généralement implicite qu’une qualité intellectuelle supérieure signifie une plus grande précision. Quand nous avons fini d'écraser notre esprit à travers un programme éducatif, comme une pieuvre tord son chemin à travers un labyrinthe de très petits tubes, nous revenons à la famille humaine et appliquons notre nouvel intellect de qualité à nos semblables humains. L’humanité, cependant, est l’un des sujets d’intérêt où moins de précision est appropriée. Si nous voulons juger de la vérité ou de l’intégrité d’une personne, il faut la considérer comme hostile, voire agressive, la juger avec une précision indue. Notre capacité à nous entendre dépend de cette compréhension, sinon nous nous jugerons les uns les autres agressivement sans vraiment comprendre la spécialisation linguistique ou scientifique des autres humains de la pièce. C’est là que la poésie est désespérément importante, parce que c’est un domaine de connaissance qui exige une interprétation vague, créative et positive. Apprendre à lire et à interpréter la poésie, c’est apprendre à écouter les gens parler de l’imprécision de la vie. Si nous parlons de mathématiques à nos compagnons du matin au soir, il y aura la guerre. Guerre entre père et fille, ami et sainte religieuse. Le projet qui nous est présenté, en tant que poètes et lecteurs de poésie, est existentiel. Plus important encore, si la poésie peut ou non être impliquée dans la création de centrales électriques et d’autres nécessités nouvelles agréables, la poésie est le domaine de l’étude du langage qui enseigne de bonnes interprétations et l’imprécision diplomatique. Puisque le langage est son principal médium et que le langage est spécifiquement humain, la poésie, dans le domaine de l’existence humaine, est le cœur.
Andrew Nightingale
Trad. G&J
Texte original dans le dépôt- Andrew Nightingale de La Page Blanche
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Clown de mes deux
Gove de Crustace[4]
Le clown se met le doigt dans ton œil pour n’avoir pas à pleurer sur ton sort.
Il a péri d’un rire qui te ressuscite en pire
Pourquoi, comment devient-on clown, bonne mère ? Digressons par la voie personnelle puisqu’il y a dix ans, dans le Cotentin, je le devins, un soir de nouvel an, entre cinq amis d’une compagnie de théâtre étrange, Le Pergonicaspop, rompue aux improvisations de toute espèce. L’être humain n’est-il pas invention inconsidérable ? Les faits : à la faveur de quelques verres mais surtout d’un auditoire ouvert à toutes les extravagances, je m’emparai, comme jamais de façon si décidée, de quelques objets, verre, corde, fourchette, couvercle, écharpe, bûche, que sais-je, et m’engageai dans un délire animiste et métaphorique qui donnait une vie imprévisible aux objets comme aux êtres humains, mes amis, témoins et complices. Les premiers rires m’encouragèrent au délire le plus débridé et la crise dura deux heures. Le lendemain, mon amoureux me déclara, comme une flamme, que je devais devenir clown. Il m’apporta même une martre morte et toute tiède encore de l’écrasement d’un chauffard, en guise d’allégeance au clown ou au contraire d’adoubement. Et ma mère dans tout ça ? La voilà — qui ravaudait, quand nous étions minots, nos nounours éventrés en chantant un chant d’oiseau, le fameux do si la sol, do do – tendait un ring de boxe le dimanche autour de la table, avec des spaghetti noués à nos poignets, nous déguisait en dragcouines avant l’heure pour que nous allions épouvanter les passants dans la rue les jours de nos anniversaires, graphait des poèmes sur des tickets de caisse qu’elle collait sur le frigo, nous écrivait des cartes postales pour nous conter les aventures d’une mouche éternelle et, accessoirement, photocopiait un peigne et une fleur en travers de sa main.
La recette est donc la suivante : chronologiquement, un ascendant en communion avec tous les esprits farcesques, des fréquentations de bâtards célestes, un regard d’amoureux et la mort. Je ne crois guère aux cours de clown – sauf dans un but thérapeutique — pas plus qu’aux écoles de journalisme. Un cours ne remplace guère la substance vive du désarroi natif, ni l’empathie organique, quasi hors-contrôle de la conscience, pour toutes formes de vie, les plus belles comme les plus monstrueuses. Un cours ne remplace pas la perception continue des commutations du vivant et de l’inanimé ; il n’apprend pas à vivre. Un cours fait accoucher d’un clown, certes, apprend à construire un numéro, enseigne des trucs et des ficelles qu’on reconnait de spectacles en spectacles. Il faut être génial pour s’en détacher, échapper au vulgaire ou au conceptuel. Je salue la grande Zouc, Yolande Moreau et Ludor Citric, grands clown engagés corps et âme dans leur quête d’amour et d’effroi. Les ficelles du clown auquel je crois doivent sortir de ses veines et l’aider à marcher sur le tranchant du fil de la vie. S’il tombe, et il tombera puisque son ciel est en bas encombré d’illusions suspectes, ses fils du corps le rattraperont. Il est à lui-même sa marionnette, fêlé manipulateur de soi-même, extravagant explorateur des mécanismes d’identification. Il passe sa vie à se chercher à l’aide de ses pédipalpes délicats ou forcenés, à chercher les crosses sous l’écorce du monde tout en réclamant un ami à corps et à cris. Affectif dépendant ? Sans doute, mais au nom, collectif — cela il ne le sait pas —, d’une redécouverte du monde. L’Amérique, c’est lui, un continent vierge et sauvage, qu’il aborde, à travers ses spectacles, avec des armes de bric et de broc et cette armée d’Invisibles que sont les spectateurs complices. Faire tabula rasa de soi, de tout, en poète, en philosophe, en fou, le trio infernal au cœur sanglant du clown. Il cristallise notre besoin de briser l’ordre pipé par convention, d’apprivoiser et de tenter les forces bâillonnées. Attention, ne pas confondre le clown et le bouffon. Le clown ignore ce que tu sais, le bouffon sait ce que tu ignores. Le premier est un innocent, le second, par son pouvoir carnavalesque, est à la solde du roi. Le premier émeut, inquiète, ébranle, le second distrait, rassure, cautionne. Le premier est séditieux, le second, offert à la vulgarité entretenue, hélas lèche et couche.
Un soir, mon ancien amoureux à la martre morte, dépose un crapaud sur mon oreiller blanc, un bufo bufo, aux yeux d’or. Je le baise au front. Aucune pustule ne m’explose à la gueule. Depuis, à chaque fois que je croise un crapaud je le prends dans mes bras. C’est la matrice d’un rire que je berce, une bouffonnerie pas pour plus tard, car il ne faut pas grandir, mais toujours en gésine. L’enfant qui résiste à l’agrandissement ne pixellise pas ; il se refuse aux offres dégueulasses d’utilisation dictatoriale de son image d’adulte. Il finit par ne plus tuer du tout pour de vrai, reconnaissant au dépeçage d’un chaton, dans le roman de Yukio Mishima, Le marin rejeté par la mer, une dérive totalitaire. La vie monstrueuse, tapie partout où l’on ne l’attend pas, lui devient sacrée, déclenchant son rire ou son pleur, ces deux acquiescements de la peur devant l’inconnu. Il tombe de haut de tout ce qui l’étonne, il devient tout ce qu’il voit et traverse la mort du vivant en se couvrant de pustules éloquentes qui avertissent l’ennemi, le seul qui vaille — la mort. Est-ce qu’on devient clown ? On tombe clown, comme on finit par tomber malade après avoir été porteur sain d’un virus en sommeil, inoculé depuis la naissance par le sein. Buster Keaton, le magistral tombeur au masque inné, presque né en tombant puisqu’il servait de serpillière et de balle au music-hall, jouait sa vie dans chacun de ses sketches. Il ne faisait pas semblant tout en jouant. Comment est-il possible de faire comme si pour de vrai ?
L’art du clown consiste à s’abandonner à tout ce qui advient sans perdre conscience du danger des alea, à gravir les degrés d’une crise sans basculer de l’autre côté de l’échelle, à se quitter sans s’oublier. Cela requiert une maîtrise mentale proche de l’état hypnotique, je dirais plus exactement de l’état mystique, dans lequel l’esprit, délesté de toute sa connaissance acquise par l’emprise du langage, accède à tous les langages possibles. Sans doute cette capacité est-elle liée à l’ambivalence fondamentale du clown. Auguste et clown blanc parfois fusionnent en un seul personnage tour à tour d’une intelligence douteuse et d’une stupidité salutaire. Auto-marionnette, il s’aventure au bord de précipices avec des cordes de rappel. Le rire qu’il déclenche fait apparaître les dents claquantes de la mort. On doute s’il est homme ou femme, passant de l’un à l’autre avec la désinvolture du fœtus non déclaré ou du poisson clown capable de changer de sexe si la survie de son trio en dépend ; on doute s’il est vieillard ou nourrisson, tant il est ridé par l’émotion. Étonnamment chez lui, l’émotion est une pensée, une première pesée, un mouvement naïf donc natif vers de l’encore ineffable. Le clown est si dérangé qu’il dérange. Il touche au sacré parce qu’il profane les certitudes. Intouchable à tous les sens du terme, il est à ranger au patrimoine universel de l’inanité.
(Paru d’abord en 2015 dans la revue Dissonances, ici modifié)
Tristan Félix
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Note sur mes pseudonymes
Je suis en train de réfléchir tout haut à ce que peut bien représenter ce personnage de double féminin que je me suis créé et dont la signature se révèle au fil du temps qui s’enfuit en courant : je me posais aussi la question du temps, de la nature du temps, de la définition scientifique du temps… je suis allé voir des vidéos traitant ce sujet et je n’en suis pas revenu les mains vides, j’ai dû laisser un lien https://lapageblanche.com/le-depot/bancs/cultures/sciences
mais revenons à nos moutons raisonnablement à l'arrêt, je me demandais ce que m’apportait - parce que c’est sûr que ce personnage m’invite à suivre son patchouli, cette Isabelle H. - calmée et francisée, qui est-elle ?
Si quelqu'un a une idée de ses véritables identités, pas moi… je trouve que plus elle vit plus elle se révèle différente de moi… ou plutôt plus elle s’empare de ce qu’il y a de plus superficiel, ma peau, et de plus profond, ma poésie, elle en fait autre chose que ce que je veux faire...
Et elle s’empare de moi …elle est extravertie, pas moi…elle est mon inverse, mon opposée
ou plutôt elle me rogne, elle ne laisse de ma pomme qu'un trognon…
Je crains que je ne puisse jamais plus m’en débarrasser, autant j’avais oublié Joe Pastry
mon premier pseudonyme, masculin dans mon idée, autant Isabelle H. me semble une personne obsédante, presque toxique, difficile à oublier, attractive…Je pense pouvoir l’oublier en choisissant un jour un troisième pseudonyme, mais pour le moment
je n’ai pas envie d’oublier Isabelle H…
Par exemple Isabelle H. est une star, se veut star, se vit star, une Rihanna bellissima, mais je ne veux pas de ça moi. Je ne veux pas de ça. Elle me pose la question « comment devenir une star ? » …elle est très candide …
Je lui dis - les pharaons t'expliqueront - le tout c'est d’avancer masqué, me sourit-elle tout en caressant sa chatte en train de tracer discrètement sur sa paume un sanglant zède.
Ô Isabelle H., si différente de moi, si caressante, et si insensible à la douleur quand il s’agit de me sourire, à moi seul !
Pierre Lamarque
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Victor Hugo, par Jeanne Ozbolt, éditions Ellipses.
Biographie composée de sept grandes parties chronologiques pour 525 pages (la dernière, sur la postérité, pouvant être simplement consultée), divisées en chapitres courts, avec des extraits d’œuvres, des témoignages, de nombreuses anecdotes... Cela rend la lecture simple et plaisante, adaptée au grand public, pour un livre dont la taille peut, à première vue, impressionner. Nul besoin, donc, d’avoir beaucoup lu Hugo auparavant. Nul besoin également de tout lire si on s’intéresse à des périodes ou à des œuvres en particulier.
Ce livre nous fait voyager dans la vie et les créations du génie, dans le Paris du XIXe siècle, dans l’Histoire pleine de péripéties de cette époque. La précision des événements nous en offre des tableaux on ne peut plus vivants. Je pense par exemple à ce véritable enchaînement de scènes d’action : la fuite in-extremis à Bruxelles de Victor Hugo, suivie de celle de Juliette Drouet, tous deux recherchés, parfaitement orchestrées par celle-ci, après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851.
On pourrait citer de nombreux autres événements, parmi les souvenirs d’enfance, les voyages (notamment avec cette même Juliette Drouet), l’accident tragique de Léopoldine Hugo, la vie en exil, les discours à l’Assemblée... jusqu’aux funérailles nationales.
On ne peut qu’être sensible aux liens intimes entre la vie et l’œuvre de l’auteur : par exemple, on apprend que la scène des Misérables où Fantine se bagarre contre un homme qui l’a importunée, ce qui lui vaut d’être interpellée, est l’exacte réplique d’une scène de rue dont il a été témoin (il était alors lui-même allé déposer sa version des faits au commissariat pour faire libérer la jeune femme).
Victor Hugo a eu un succès planétaire de son vivant (tant comme écrivain que comme humaniste), ce qui n’est pas donné à tous les personnages qui passent à la postérité. Pour autant, il a énormément souffert dans sa vie personnelle, mais aussi à cause des très nombreuses moqueries à son encontre : en littérature comme en politique. On sourit en songeant que le critique Jules Barbey d’Aurevilly estimait que Les Contemplations devaient vite tomber « dans l’oubli des hommes ».
On nous rappelle que Hugo, en plus d’avoir été ce que j’appellerais un créateur décathlonien (roman, poésie, théâtre, textes historiques, discours, récits de voyage, lettres, agendas de Guernesey, mais aussi œuvres graphiques et caricaturales, décoration de sa célèbre maison d’Hauteville House), en plus de ses fonctions politiques, s’est notamment intéressé à la daguerréotypie, à la photographie, et même au spiritisme.
Ses combats et son regard visionnaire sont époustouflants : lutte contre la misère et la peine de mort, pour le droit de vote au suffrage universel, pour les droits des femmes, des enfants, des animaux, pour la liberté de la presse, la défense du patrimoine et de la nature, les « États-Unis d’Europe », etc. Mort à 83 ans, on se dit qu’il ne s’est jamais arrêté de toute sa vie et qu’il aurait pu continuer encore indéfiniment : écrire et voyager encore, combattre de nouvelles causes, aimer de nouvelles femmes...
Dans le dernier chapitre sur sa postérité, un parallèle intéressant est fait avec son influence dans les camps de concentration nazis de la Seconde Guerre Mondiale.
Je n’ai ainsi pu m’empêcher d’imaginer un Victor Hugo vivant aujourd’hui, quelque deux siècles plus tard. En cinéaste par exemple, lui qui a tant excellé dans le théâtre (avec peut-être des scandales, des photographies en couvertures de magazines, mais là n’aurait pas été l’essentiel pour autant).
Il aurait connu l’abolition de la peine de mort en France et d’autres lois de progrès social comme le droit de vote des femmes, la création de l’Union Européenne, la déclaration universelle des droits de l’homme, la déclaration des droits de l’enfant, l’Organisation des Nations unies. Mais tant d’injustices l’auraient également frappé, qu’il aurait dénoncées sans relâche ! Ce dernier point relève évidemment de la libre interprétation de tout un chacun.
Une biographie qui donne envie de lire ou de continuer à lire l’œuvre hugolienne. Car qui a tout lu ? Il faudrait sans doute plus d’une vie pour le faire. Alors, devant tant de choix, ouvrez le menu et commencez par ce qui vous inspire le plus.
Victor Ozbolt
Notules de…
MANIFESTE DU VIDE
Les pensées passent, reflets brisés, ondes concentriques autour du caillou de la douleur
jeté dans le vide anxieux du cœur, remous de l’esprit dans l’esprit. Sous mes haillons
se cache ma robe couleur du temps, et sous ma robe je porte ma vie en haillons. Comme
l’eau bout à cent degrés, l’air en ébullition pétille à la lumière du jour. Tout est voix,
tout est silence. Je suis un point d’interrogation. Nous n’avons pas encore vu le jour.
Nous n’avons rien d’autre que nos vies.
Calique Dartiguelongue
***
Il sort de sa camionnette au milieu de la nuit et cherche dans un brouillard de silence l'horodateur. Son souffle seul témoigne d'une présence sous la lune. Ce brouillard n'est pas un brouillard hydraulique mais bien l’hyposignal condensé de tous les esprits qui sommeillent autour de lui. Il aurait envie d'échanger avec un quidam de cet étrange phénomène météorique mais il se garde maintenant de divulguer ses opinions avec des quidams. Depuis que le soleil s'est effondré sur lui-même, il vaut mieux se taire pour ne pas ajouter de nouvelles ombres au tableau. Déjà qu'il est hasardeux de faire un pas devant l'autre sans tomber dans un piège. Il vaut mieux s'en tenir au tracé le plus simple, celui qui mène au cimetière des consciences
Jérôme Fortin
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LE PASSEUR
Georges Perros avait un métier, un métier littéraire, celui de lecteur pour les éditions de monsieur Gallimard.
C’est quand-même un beau métier ! Un métier que j’ai touché du doigt quand je débutais ma carrière poétique peu prolifique au demeurant sauf depuis 2020, où j’ai subi comme un emballement psychotique en prenant conscience du temps qui passait…
Du trafic de lettres que j’ai eu la chance de pouvoir entretenir avec Claude Roy, je retiens qu’il était poète et que son métier était lecteur chez Gallimard, comme Georges Perros. J'avais présenté un texte qui s’appelait l’oiseau poème et Claude Roy m’avait répondu gentiment en m’encourageant.
Il m’est arrivé de recevoir de lui une carte postale océanique avec au dos des lignes d’écriture qui ressemblaient à des vagues de Claude Roy.
Dans la pratique du métier l’oreille s’affine, le lecteur de métier, à la différence
du lecteur ordinaire, est assis devant le livre qu’il lit placé à côté de la tasse
et du pain quotidien, il travaille comme le lecteur inconscient, pour Elle.
Pierre Lamarque
FIGURES LIBRES (Sandrine Cerruti)
Mise en accusation d'Arthur Rimbaud
Mise en accusation, par les Gardiens du Bien et Bon écrire, du sieur Arthur Rimbaud, pour crime contre l’esprit du bon usage lexical, suite à création de néologismes, hapax, anglicismes et pléonasmes.
Ci-dessous, les sources émanant du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRS) afin de fonder les motifs de mise en accusation dudit poète « aux semelles de vent » déjà incarcéré le 31 aout 1870 en la prison de Mazas, suite à fugue.
Mazas-Prison-https://www.youtube.com/watch?v=76cUCna6YqE&ab_channel=LesNautesdeParis
NEOLOGISME, subst. masc : 1. Péj. Habitude considérée comme fautive d’abuser de la néologie, soit en créant, soit en utilisant de nombreux mots nouveaux. HAPAX, subst. masc. : LING : Mot, forme dont on n’a pu relever qu’un exemple. ANGLICISER, verbe trans : Donner le caractère anglais à quelqu’un, à quelque chose. PLEONASME, subt. masc : Terme ou expression qui ajoute une répétition (consciente ou inconsciente) à ce qui a été énoncé.
Néologismes-Michaux-https://www.youtube.com/watch?v=bt3d796ouLY&ab_channel=Po%C3%A8me
Sont énoncés ci-dessous, les motifs d’accusation portés à l’encontre du sieur Rimbaud, pour création de néologismes et ou d’hapax par abus de morphologie dérivationnelle, suivis de leurs différentes visées poético-subversives :
Mise en accusation pour production frauduleuse d’hapax par abus de substantivation dans les poèmes suivants : Les Assis « Le sinciput plaqué de hargnosités vagues / Comme les floraisons lépreuses des vieux murs » et ce à visée misérabiliste ; Les pauvres à l’église « tous leurs yeux / Vers le cœur ruisselant d’orrie et la maîtrise / Aux vingt gueules gueulant des cantiques pieux ; » et ce par esprit incriminable pour son persiflage anticlérical irrespectueux.
Pauvres-Hugo-https://www.youtube.com/watch?v=M5Y97HTWKmQ&ab_channel=LouisSeigner-Topic
Mise en accusation pour production frauduleuse d’hapax par abus d’adjectivation dans les poèmes suivants : Le cœur du Pitre « Ô flots abracadabrantesques, / Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé ! » et ce par irrespect de nos intouchables traditions hermétiques ; Nocturne vulgaire « Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons » et ce pour entraîner l’innocent lecteur dans un imaginaire déchaîné, aux portes de tous les délires.
Nocturne-Vulg-Rimbaud https://www.youtube.com/watch?v=xV5zA3R8xLs&ab_channel=Po%C3%A8me
Mise en accusation pour production outrancière d’hapax par création inacceptable de verbe : dans le poème Les assis « Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges, / Sentant les soleils vifs percaliser leur peau » et qui fait insulte à la stabilité de l’ordre moral, ici, outrageusement défié.
Verlaine-Rimbaud-Ferré-https://www.youtube.com/watch?v=UQHsJbcWp0k&list=PLiN-7mukU_RHLBeV-TvIAg0WPR9FYW-Bs&ab_channel=L%C3%A9oFerr%C3%A9-Topic
Mise en accusation pour deux acharnements déplorables avec tentative de transformation d’hapax en néologisme : Le premier consiste à s’attaquer à l’astre fétiche du poète, la lune, au moyen de l’usage des hapax suivants : dans Les Poètes de sept ans « le jardinet / Derrière la maison, en hiver, s’illunait » ; dans Les Premières Communions « A son réveil -minuit, - la fenêtre était blanche / Devant le soleil bleu des rideaux illunés ; ». Quant au second acharnement, il réside dans la création traduisant l’insolence créatrice dudit Rimbaud, qui persiste dans son entêtement poético-anarchiste à troubler la sérénité du lexique du bleu, par abus de substantivation dans deux poèmes : Les mains de Jeanne-Marie : « Mains chasseresses des diptères/ Dont bombinent les bleuisons / Aurorales, vers les nectaires ? » et le Bateau Ivre : « Où teignant tout à coup les bleuités » ainsi que par adjectivation dans Les premières communions « Des curiosités vaguement impudiques/ Épouvantent le rêve aux chastes bleuités ».
Anthropométries-Klein-https://www.youtube.com/watch?v=gqLwA0yinWg&ab_channel=channel391(
Est énoncée ci-dessous, la mise en accusation du sieur Rimbaud pour crime de décadence linguistique antipatriotique par usage d’anglicismes :
Dans plusieurs poèmes des Illuminations, comme si la perdition hallucinatoire qui épouvante le lecteur déboussolé ne suffisait pas, de nombreux anglicismes, témoins du crime de dégénérescence culturelle du sieur Rimbaud, sont à relever dans les textes suivants, scribouillages délirants que les Gardiens du Bien et Bon écrire considèrent comme une atteinte infamante au genre poétique : Solde, « A vendre les Corps, les voix, l’immense opulence inquestionable, ce qu’on ne vendra jamais » ; Fairy, « Pour Hélène se conjurèrent les sèves ornamentales dans les ombres vierges et les clartés impassibles dans le silence astral. » ; Jeunesse « Ces despérados, leur œuvre accomplie, retournent vite à leur nature de mauvais garçons » ; Promontoire, « de grands canaux de Carthage et des Embankments d’une Venise louche » ; Dévotion, « Baou. – L’herbe d’été bourdonnante et puante. »
Illuminations-Rimbaud-https://www.youtube.com/watch?v=8Cyh59DIUTU&ab_channel=%C3%89CLAIRBRUT
Est énoncée ci-dessous, la mise en accusation pour provocation tautologique : Le sieur Rimbaud aura à répondre du pléonasme suivant figurant, dans une lettre à son professeur Georges Izambard « Que voulez-vous, je m’entête à adorer la liberté libre » Ne tenons-nous pas là, l’aveu affligeant du penchant qu’a le sieur Rimbaud à se conduire en agitateur poétique avéré, et hautement et sévèrement condamnable pour atteinte au Bien et Bon écrire ?
Bateau-Ivre-Rimbaud-https://www.youtube.com/watch?v=sQO48Cp0RHU&ab_channel=JuS.Ju
Source article : Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Gallimard, édition établie, présentée et annotée par Antoine Adam, 1972.
Sens dessus dessous
Flaques de ciel
Mon parapluie avait un trou, Et de sa toile, goutte à goutte, Tombe le ciel dessus dessous, Sous mes souliers et sur la route.
Et depuis lors, un peu partout, Chassés d'en haut du paysage, (Le monde est sans dessus dessous) C'est donc au sol que vont les nuages.
Christophe Goarant-Corrêa-de-Sà, in Enfants sillages (Séguier, 2007)
FORME DEFORME
Forme
Déforme
Balle
Mur
Balle
Mur
Forme déforme
Forme déforme
Balle
Mur
Balle
Mur
HI in Papiers Froissés
Poéthylique Verser ses maux Dans des poèmes Et vider ses vers D'un trait
Air
Quant vient le manque
Quand vient le manque j'abreuve ma tête de n'importe quoi de scroll en scroll défile l'alcool je batifole.
Qu'importe le breuvage pourvu qu'il comble le vide existentiel et remplisse la fosse de matière digitale.
Air
La pellicule
Un photographe aux cheveux argentiques
aimait si fort les libellules
qu’elle s’envola
sa pellicule
Félix Musy
A bien y réfléchir
A bien y réfléchir, le mot "alexandrin" est le seul mot de la langue française à compter dix lettres, mais douze syllabes.
A bien y réfléchir, le poète est le seul être à compter ses pieds sur ses mains.
Patrick Modolo
La page blanche n°62 avril 2023
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Dépôt légal : à parution / ISSN 1621-5265 La page blanche association loi 1901 La reproduction même partielle des articles et illustrations publiés par la page blanche est soumise à autorisation
[1]Voir l'article de Jean-Noël Cordier, ancien vice-président de la Société des Poètes Français, Les départs inassouvis de Jean de La Ville de Mirmont, à l'occasion de la Commémoration de la Première Guerre mondiale et du centième anniversaire de sa mort. C'est lui qui qualifie cet écrivain d' « homme de vers et de prose ».
[2]Michel Suffran : Jean de La Ville de Mirmont, Oeuvres complètes, éditions Champ Vallon, 1992, p.213
[3]J'emprunte ce titre, Ecrits/récits, aux œuvres intégrales de Pierre Fanlac, rassemblées sous ce titre, aux éditions du même nom.
[4] Clown à retrouver sur le net en tapant « BrutdeCrustace » ou « TristanFelix viméo ou daylimotion »