Le dépôt
Bien entendu la pluie tombera encore
A
Mon vélo repose dans la véranda
Fidèle comme le chien que je ne veux pas
Sa béquille lui confère une posture maladroite
Entre le bateau à marée basse
Et le tuteur d’un rosier Ronsard
Mon vélo repose dans la véranda
Il m’attend.
Il attend que je n’essaie plus de dormir
Chaque matin nous nous mettons en vie
Pédalons
Roulons de plus en plus vite
Et ses rayons prennent alors des allures de disques divins
La roue devient lisse comme la platine
Des boucliers antiques
Les pédales tournent, tournoient, se noient
J’aspire à pleins poumons l’air de la liberté
De la victoire de la vitesse sur le temps
De la victoire de la roue sur le pas
J’aspire cet air vicié
De toute façon
Le caoutchouc des patins brise rapidement l’illusion
Et mon vélo redevient vélo
Objet métallique
Manufacturé
Mort
Mon vélo repose devant mon travail
Un mors aux dents dans ses roues
Aujourd’hui, il a un an
Si j’avais un Golden Retriever
On aurait dit qu’il en avait dix-huit.
B
Demain
L’horizon sera devenu vertical
Et les coureurs après leur forme
Cesseront de de se débattre dans les cercles concentriques d’un kilomètre de rayon
Demain
Le sourire satisfait du propriétaire terrien
Arpentant son bout de terrain comme
Adam aurait mesuré les ares du paradis
S’effacera derrière la visière en plexiglass
Qui le transformera en produit manufacturé
Demain
Les balcons applaudiront à l’idée d’une liberté enfin retrouvée
Liberté
De régler son réveil à 6h55 et de s’octroyer
Dix minutes douillettes au fond de son lit creusé
Instrument de Rhadamanthe
Comme celui de l’engin à quatre roues
Qui dissémine les familles
A la sonnerie des trompettes du Jugement Dernier
Le souffle de vie désormais masqué
Le cœur hydroalcoolisé ainsi que les mains
Liberté
De réduire son temps comme une boule de papier journal jeté au feu
Ainsi
Eloigné de Moi par moi
La satisfaction aux lèvres comme un mors aux dents
Je m’épanouirai dans une contrainte souhaitée
Tout en gardant une saveur mélancolique de ce temps passé
C
La maison de mon enfance ressemble à ceux-là
Qui l’ont habitée des années durant
Un pavillon, des murs creux
Une façade entretenue qui contient du vide,
Du propre
Du Saint-Marc
Enfant, j’entendais chaque soir un bruit, un seul
Coup de marteau ? Burin en action ?
J’étais persuadé que lentement, dans la nuit, on réalisait un trou
Un coup de burin par nuit
Et qu’on viendrait m’enlever à ma famille
L’ouverture enfin assez large
La façade est restée intacte
Et j’ai continué à dormir dans cette chambre
Aussi bien rangée que les émotions de maman
La seule fureur décelable est celle de deux chevaux hennissant et partant au galop :
Deux serre-livres
Offerts le jour de ma communion
Même en se cabrant, le plâtre ne fendille pas
D
La vie comme un jardin enneigé
La blancheur
Ma pureté que je sais frauduleuse
Les bruits sourds et les cris des enfants vécus
Comme des arbalètes tendues en direction du Temps
Et puis, bien vite,
Les doigts qui s’engourdissent
Le caché qui refait surface
Et qui prend le dessus
Et le blanc devient boue
Tout est gâché
Et il faut maintenant simplement faire attention
A ne pas se casser la gueule
Et finir ce poème que je tiens dans la main
Parmi d’autres
Mais je sais que si je desserre le poing
Ils se jetteront dehors
Et ne manqueront pas de me manger le visage
En souriant de leurs dents blanches
E
Je me suis levé un matin au côté d’un homme endormi
Et que je n’ai pas reconnu au premier abord
L’appeler homme me parut si incongru
Que bien vite je remplaçais ce nom par « quelqu’un »
Il s’est levé sans me jeter un coup d’œil
A enfilé ses chaussettes comme on range une épée dans un fourreau
Pas un mot ne sortait du trou de sa bouche
Il semblait regretter le monde mais refusait également la nuit
Et
En adoptant cette posture
Cet entre-deux aussi inconfortable qu’un strapontin
Il engageait un combat qu’il refusait de mener à son terme
Il enfilait ses chaussettes comme on range une épée dans un fourreau
Et rien ni personne n’aurait pu les lui faire enfiler d’une autre façon
C’était un déserteur
Un de ceux qu’on n’ose même pas condamner
Parce qu’ils n’ont pas déserté par désir de vivre
Mais par peur de mourir
Cet homme s’est levé
Et a commencé sa journée : café avalé, dents brossées
Noir et blanc
Une pièce qui se trouverait à cheval sur les deux couleurs
Jamais il n’a su choisir un camp
Ni n’avoir d’opinion
d’avis personnel
F
Mon jardin n’est pas rempli de plantes exotiques
Il n’est pas grand
Pas même assez petit pour paraître charmant
Il ne contient pas d’arbres fruitiers
Il n’est pas fleuri
Pas profondément beau
Adam et Eve s’en seraient enfuis
En l’oubliant sitôt le seuil franchi
Il borde une route passante
Les particules fines le polluent
Le bruit des trains empêche la quiétude
Un panneau publicitaire s’aperçoit à travers les trouées du sapin
Et se rit de moi avec la publicité pour une voiture moins polluante
Un salon de jardin résistant au soleil
Des vacances au bord de la mer.
Des chenilles processionnent en haut du pin
Et forment un cocon blanc
Effrayant
Une incarnation du Mal.
Et
Pourtant
Il m’est un lieu de tranquillité
Et j’aime le regarder par ma fenêtre
Parcourir ses 300 mètres carrés
Instinct de terrien
Il est une rondeur
Un demi-cercle de soie verte
Une victoire sur la rue
Il existe indépendamment de la route
Du béton, des voitures, des gens qui discutent
Du commercial qui sonne et qui espère vendre un purificateur d’air
Un garage se trouve à son extrémité
Si l’on peut parler d’extrémité pour un endroit si proche
Son toit est ondulé
Et des chats se promènent quotidiennement dessus
Sans savoir qu’il est rongé d’amiante
Mon jardin est le combat incarné de la nature et de la ville
Le match est déséquilibré
La ville a gagné haut-la-main
Mais...
Les fleurs de la glycine
Les coccinelles
Les pies
La boue qui colle aux chaussures
Les moucherons qui agacent
La toile d’araignée que tu arraches avec ta tête
L’arbre que tu plantes et que tu chéris comme un enfant dans sa turbulette
G
La fatigue chenille sur mon visage
Et mes cernes grandissent comme le pin
Infesté de processionnaires
Couche d’oignon s’ajoutant à une couche d’oignon
Elles sont un caillou jeté sur une eau huileuse
Mais la fatigue ne s’arrête pas là
Elle se rétracte, remonte son dos puis se détend de tout son long
Se creuse une galerie pour atteindre mon crâne
Qu’elle découpe à coups de hachoir bien sentis
I
Un homme s’est introduit dans notre maison
A la recherche d’objets de valeur
- Perspicacité, quand tu nous tiens –
Mais l’esprit de propriété était trop en lui
Et il a choisi de laisser son vélo au pied du portail pourtant ouvert
Comme s’il se soumettait aux règles de l’homme
Je l’imagine appuyer le guidon sur la barrière
En faisant attention à ne pas la rayer
Et à ne pas renverser son vélo.
Peut-être qu’en avançant par le chemin gravillonné
Il a remis du bout de sa chaussure quelques cailloux qui étaient dans l’herbe
Il a certainement observé la terrasse
A-t-il remarqué qu’elle s’était affaissée dans le fond ?
Ramassé un pavé de rue
Qu’il a lancé dans la fenêtre
Et s’est introduit chez nous comme le vaccin
Se mêle à notre sang après qu’on ait brisé l’ampoule
Evidemment il s’est fait prendre
Et je pense que c’est les miettes de lois sur la propriété
Qu’on lui a peut-être enseignées
Qui l’ont condamné à la prison.
Quelle ironie !
Mais son souvenir coule en nous
Et je regarde mes fenêtres comme autant d’ouvertures sur le Mal.
J
Et un de ces jours
Pas plus tard que bien plus tard
Je brûlerai les interstices de liberté
Qui s’attachent encore à moi
Et cherchent à me faire dire qui je suis
Je les traquerai au chalumeau
Car ils sont ma perte
Un désert factuel aux dunes d’angoisses
Je ne suis pas le cheval de Camargue
Et ne m’épanouis que le mors aux dents
K
Nous sommes un bonhomme de neige
Deux boules glacées assemblées par deux enfants
Superposées l’une sur l’autre
La première soutient l’autre, l’empêche de s’écraser au sol
Tandis que la seconde montre à la première le ciel
Voit plus haut
Vise l’éternité plus grand
Nous sommes ce bonhomme de neige
Et quand nous fondrons
Nous serons encore plus unis qu’auparavant
L
Bien entendu, la pluie tombera encore
Et les chaussures des écoliers finiront dans la flaque
Bien entendu un litre d’eau pèsera toujours un kilo
Mais le poids des années lui sera plus fort
Bien entendu les pommes de pin
Tomberont toujours sur le capot de la voiture
En faisant des « Bong » dignes d’un cartoon
Mais les enfants seront partis
En laissant derrière eux
Un vide plus dense que ma calvitie
Bien entendu nous attendrons qu’à chaque printemps
Fleurissent les jonquilles
Et nous oublierons que le bulbe, lui, a dépassé la décennie
M
Finalement,
Demain était hier
Et l’élan syncopé de l’avenir aura fait trébucher
Les pierres les plus stables d’entre nous
Rebroussant le chemin à peine entamé
J’ai arpenté les rues
A la recherche de ce
Nouveau Monde
Pour lequel je ne suis rien
Mais mes pieds n’ont rejoint que les mêmes croisements
Emprunté les mêmes trottoirs
Rien n’avait changé
Cela m’a rassuré et effrayé à la fois