Le dépôt
Le tour de moi en 31 insomnies
Matthieu Lorin
Le tour de moi en 31 insomnies
1
La porte vermoulue des rêves est scellée
Et si la serrure semble prête à céder
Personne n’a jamais tenté d’en forcer le passage
Comme on le ferait pour entrer dans une grange en ruine
Et y soutirer bêches, fourches et cordages.
Devant, à seulement quelques pas d’enfants,
Une croix en bois :
La tombe des rêves avortés
Qu’on la traite au xylophène
Avec la plus acharnée régularité
- Deux passes pour du préventif, trois pour du curatif -
Qu’on grave sur cette croix :
« Ici ne se repose pas celui qui jusqu’à son dernier souffle combattit
Les horloges de la mort et fut rejeté par la nuit,
Comme une mère expulsant son enfant.
Pas de planche de salut
Pour celui qui recherche des vers,
Quels qu’ils soient ! »
2
Les coffres de mes souvenirs
Se rangent désormais en quinconce dans ma mémoire
- Signe que le temps fait son effet -
Il faudrait peut-être mieux enterrer les prochains désormais
Entre le cadavre décomposé d’une gloire espérée
- Quoi de plus triste qu’une étoile rongée par les collemboles –
Et un avenir que je n’imagine plus accessible,
(Même en passant par
la petite porte)
3
Poème géométrique :
Mes cernes - cercles concentriques
Qu’on éplucherait avec des lames émoussées –
Envahissent le miroir
Mes yeux ne tiennent qu’avec
Des allumettes transformées en deux étais
Et je ne résisterai pas à en gratter l’embout
Quand l’espoir s’écroulera en un sable informe.
Œdipe n’aurait pas fait mieux.
La fatigue devient un morceau de moi
Elle est le doigt, je suis l’ongle
Mon crâne – triangle inversé couvert de coton -
Au milieu duquel un gamin lance des pierres lourdes
Sur son segment métallique
Un bruit mat résonne, se répercute, fait écho
Et les poteaux qui forment les angles vibrent avec le vent
Tandis que je m’empêtre dans les barbelés de mon imaginaire
Mes jambes – droites qui se rêveraient parallèles-
Un ressort empêche
De les étendre dans le lit
Et mon corps forme un angle de 110 degrés
Qui n’a pas sommeil
Angle,
Ne vois-tu pas que ta place n’est pas là ?
Elle est sur le bureau incliné de l’architecte
Sur le compas cassé du collégien
Ou les tableaux de Mondrian
4
Cette nuit encore je ne dors pas
« Simple visite » m’avait-on pourtant certifié
Comme si Morphée jouait au Monopoly
Chaque minute s’allonge sur mes yeux
Ombre déformée d’un rat,
Pâte étalée au rouleau de l’angoisse
Râteau raclant l’obscurité de ses dents de marbre
Amenant sur son dos, large et voûté, son lot de questions
Déposant de ses bras décharnés un paquetage au pied du lit
Et repartant, allégée, mais le sourcil froncé
Au dessus d’un œil aux allures reptiliennes.
Chaque minute m’enterre lentement
Aussi sûrement qu’une maison en contrebas d’une dune sable
Chaque minute amène un paquet plus lourd que le précédent
Parfois emballé dans du papier kraft
Le bruit qu’elle fait en s’approchant est semblable à celui d’une nappe en papier
Qu’on roule en boule à la fin de la cérémonie baptismale.
La minute sortira victorieuse
Je sais déjà que j’aurais assisté à son existence entière
Elle en doute pourtant
Je me gratte la tête, le dos, les mollets, les cuisses, les tibias, l’aine
Et recommence sans fin cette gymnastique absurde
Je me gratte la tête, le dos, les mollets, les cuisses, les tibias, l’aine
Je frotte chaque centimètre carré de mon être
Je me gratte la tête, le dos, les mollets, les cuisses, les tibias, l’aine
De mes ongles - vrillettes de l’angoisse.
5
Le temps avance en moi
Comme une flaque sur le chemin
Qui attend la pluie.
Et
Le chemin le plus tortueux pour se rendre
D’un rêve A
A un rêve B
Reste celui de l’insomnie
Pelures de poèmes géométriques
Coincés dans mon crâne.
6
Voir l’ombre du sommeil au loin
Se mettre à germer
Mais, par ce regard, faner la graine
Avant même que le coquelicot de la nuit
N’ait pu atteindre la taille de coton tige
Prendre ce crayon Ikea à la main
Le soumettre au papier
Et s’apercevoir qu’il ne porte en lui
Aucun mot poétique.
Alors le reposer
- Comme on le dit d’un homme mis en terre –
Ouvrir une bande-dessinée au hasard
Et y compter les philactères comme autant de moutons
7
Ce matin, il me restait un morceau de la nuit,
Collé sur la paume de ma main.
Je l’ai pris et l’ai lancé à terre
Espérant qu’il se casse en milliers de morceaux
Qu’il se perde sur le parquet de la chambre
Comme une pièce de puzzle parmi d’autres pièces de puzzle.
Il n’en fut rien
Le morceau a rebondi et est parti se terrer
Entre la commode et le bureau
- L’endroit le plus sombre -
Ma paume s’en est débarrassée
Comme on agite frénétiquement sa main
Pour finir de décoller un pansement.
Il y reste une marque blanche
En forme d’étoile
Ou d’astérisque boiteux
« La nuit a signé son crime »
Et j’entends déjà gratter derrière le tiroir du bas
Et tout au fond de ma mémoire
8
Mes souvenirs d’enfance comme un paquet de céréales :
A l’intérieur se trouve un jouet, enfoui on ne sait où.
Je le recherche à pleine main
Je plonge dans les pétales de nostalgies
Sans même comprendre qu’il est tard
- Que c’est trop tard -
De l’avoine plein les veines,
Je remue, J’explore, fouine
Et finis par trouver
Un petit quelque chose blanc et terne
Couleur carrelage de pavillon
Inutile, ennuyeux et plus froid que le marbre.
Et pour ce faire,
J’ai sali
Mes flocons de souvenirs
Tout est sens dessus dessous
Le jouet finira à la poubelle
Et il ne sera certainement pas seul
A se perdre dans le bleu nuit du sac
9
Je suis encore plus malléable qu’un tuyau de plomberie
A qui on fait faire des pirouettes
Prendre des angles improbables
- Je vais bien au-delà des 360 degrés -
Pour épouser les contours d’un mur
Glisser derrière un meuble
Longer une plinthe et se confondre avec elle
Discrète mais pas inutile pour autant.
Je vis
Aussi caché qu’un frein tambour
Qui laisse la gloire au cadre qui le porte
10
« Littérature »
Image de Malcolm Lowry
Le mescal n’est pas l’avenir
Il n’en est que l’arrondi
La souplesse de ce qui n’existera plus jamais
Et Geoffrey Firmin avale ses litres
Comme des mètres de fils barbelés
Et Geoffrey Firmin laisse couler ses larmes
Pareilles à des poignards
Qui se fichent dans une planche de bois aux lettres dorées
Tandis que, moi, je corrige en rouge
Les oublis d’accord sur des feuilles
Qui pleurent ce qu’elles sont devenues
Image de Roberto Bolano
Ai vu en lui un frère littéraire
Et me voilà sur Amazon en train de commander un t-shirt
De l’auteur chilien
Pendant qu’Ulises Lima tourne
Tourne avec la voiture de Font
Dans ma tête
Et sur mes aspirations
Laissant une empreinte de pneus
Pour toute consolation au rêve détruit
Image de Faulkner
Un cri pour un caddie entraperçu
Une boîte percée villebrequin
Un frère qui en tue un autre d’un coup de revolver
Tandis que, moi, j’ai l’esprit aussi aiguisé
Qu’un couteau de cantine
Livres,
Je vous lis au kilo
Incendiez-moi
Et vous verrez que je ne sens même pas le papier
11
Impression d’écrire en boucle
Comme si j’étais à la fois corde et condamné
Boucle moins harmonieuse qu’une alliance
Mots aussi variés
Que le contenu d’un paquet muesli premier prix.
Qu’il est maussade de s’avouer la vérité
Alors qu’on a passé sa vie à déplacer des miroirs
aux alouettes
Pour pouvoir s’y refléter dedans.
Impossible de déchirer sa vie
Comme on le ferait d’un chèque mal rempli
Pas même assez de cran pour le faire avec cette feuille
Un soir
Les yeux agités,
Qu’on a pourtant envoyés se coucher mais qui s’y refusent,
Se relire
S’entendre dire : « ce n’est pas si mal »
Alors que notre raison hurle à la mort
« esbrouffe, esbrouffe, esbrouffe »
Etouffer cette voix comme on étouffe une bougie
En plaçant un verre renversé par-dessus
Pour l’asphyxier
Et prendre un roman
-Au hasard des Editions de Minuit-
qui nous permettra de nous éloigner de ce que l’on est.
S’y prendre bien avant
Que la mèche de la bougie ne noircisse
Devienne aussi souple qu’un poteau téléphonique goudronné
Et qu’alors je comprenne tout :
Je rêve de mots arrachant les pages comme des loups
- La gueule béante, ouverte -
Et je ne couche que des chevaux boiteux un peu débiles
12
J’espère un jour
Trouer un livre de Faulkner à la perceuse
- Au hasard, Tandis que j’agonise -
Pour apprendre la souffrance aux mots
J’espère un jour
Etendre les Euclidiennes de Guillevic
Sur une corde à linge
Pour qu’elles se confrontent au réel
J’espère un jour
Déposer les œuvres de Gary et d’Hemingway
Chez l’armurier et attendre leur effet
J’espère un jour
Offrir la collection entière de « L’Imaginaire »
A ma mère
Et l’entendre ensuite pleurer discrètement
J’espère un jour
Abandonner Abe Kobo sur une plage
Et voir un homme s’en saisir et le lire
Tandis qu’un enfant lui enterre gentiment les pieds
J’espère un jour agrandir la distance
Entre la Terre et les étoiles
Et déposer dans cet espace un livre de Bolano
Il sera temps ensuite pour moi
D’écrire un poème sur ces tentatives
Et de me croire aussi invincible
Que l’enfant se sentant capable d’arrêter une auto
Lancée de plein fouet
13
Le temps disponible, je le broie comme une biscotte
De façon à le réduire en miettes
A pouvoir le balayer sous les meubles
Mais
Dans mes nuits d’insomnie
Mes longues nuits d’insomnie
Celles où votre peau correspond aux écailles du temps
Où le combat que vous menez n’est qu’en vous
Dans ces nuits-là,
Lorsque je descends les escaliers pour boire un verre d’eau
Me dégourdir les jambes
Calmer mes muscles qui s’agitent comme une araignée avant que le produit xylophage ne fasse effet
et la laisse comme une boule de mort au bout de son fil devenu linceul
Dans ces nuits-là
- Souvent mais rien n’est jamais acquis -
Quelques miettes de ces biscottes du Temps
Crissent sous mes pieds
14
Elle est aussi voluptueuse
Que la fumée d’une cigarette oubliée sur le coin d’une table
Mais tu ne voyais que le cendrier
Ou la table
Ou le pavé en damier
- Le roi est mort -
Tu ne regardais pas vers le Ciel
Et si jamais, par bonheur,
Qui ici n’équivaut à rien d’autre qu’à la chance,
Ne tirons pas des plans sur la comète,
Si jamais, dis-je, tu levais la tête
Ce n’était que pour observer le plafond qui se lézardait.
Le parapluie de tes yeux n’y changera rien maintenant
Elle ne bougera pas plus
Qu’un crucifix pourtant exposé aux vents du Finistère.
15
Décroche la lune et emballe-la dans du papier bulle
Tu es si maladroit que même les rêves
Tu es capable de les briser
Range les étoiles et ne te coupe pas avec
Tu es si maladroit
Et je n’ai pas envie de t’accompagner
Recoudre les plaies de ton coeur
Remplace ce ciel de dessin animé
Par une toile de lin.
Toi qui te rêvais aussi épais que l’œuvre de Bolano
Tes écrits ne dépasseront jamais le tas journalier de publicités
déposé dans la boîte aux lettres
Tu es si maladroit
Que même les mots tu peux les faire tomber
Et si jamais tu te penches pour les ramasser
Ils sautent sur ton dos
te martèlent de coups de pied
Tu finis à terre, allongé,
Et les premières pelletées recouvrent déjà tes yeux
Que tu t’efforces de garder ouvert, maladroit !
Malgré la poussière
Malgré la brûlure
Malgré les picotements
Et jamais tu ne penserais à te relever
A entrer dans ta bataille.
16
Je vis sur une planche de pin
Au milieu d’une chape de béton frais
Peur de commettre l’irréparable
De laisser pour jamais une empreinte indélébile
Sur le seuil de ton existence
Equilibriste, je cultive le néant
Tout en me rêvant essentiel
J’aspirais à devenir quelque chose de
Comparable à la césure de l’alexandrin
(Et ce même vers en rejette la présence)
Je me suis voulu chercheur d’or
Tailleur de rêves
Raconteur d’avanies
témoin d’avaries
Renard de basse-cour
Et me suis englué dans mes rêves
Car j’ai posé l’OSB des chimères
Sur les bastaings de la réalité.
17
J’ai noté tes désirs sur l’échine recourbée des songes
Et les ai envoyés au pays des regrets.
Retour à l’expéditeur ;
1ère à gauche, 4ème à droite.
S’arrêter au stop dangereux,
Ne pas le glisser.
Tu trouveras après le rond-point
Une maison au rire édenté
Ne la regarde pas de trop ou ton esprit va se carrier.
Arrête-toi cependant, contemple ta propre vanité
Rentre en toi comme un ongle incarné.
Et s’il fallait partir,
Quitter cette maison, cette peau
Rempote tes craintes
Egrène le terreau sur mon mauvais rire
Et sème tes larmes le long des plinthes
De ta nouvelle demeure
18
Une angoisse me poursuivait
Chevauchait en moi et je n’arrivais pas à la suivre
Car la nuit était sombre et mes yeux se blessaient
Aux angles de la pièce
« Pas des angoisses, docteur, une angoisse perpétuelle »
Peur des xylophages
Peur de la maladie
Peur du bistre
Peur du sifflement à l’accélération de la voiture
De perdre mes clés
Des punaises de lit
De la fuite d’eau et des tuiles poreuses
De la fuite tout court
Je suis davantage le tonneau que les sœurs Danaïdes.
La nuit s’est retirée
Comme on incise un naevus bleu disgracieux
Et le soleil a percé.
Les xylophages se sont étouffés
J’ai détaché à grands coups de tournevis
Le bistre à mon cœur
L’angoisse a fait ses valises pour la journée
Mais je sais que mes rêves resteront enfermés
Dans des comprimés de Donormyl.
« Pas des angoisses, docteur, une angoisse, perpétuelle »
Que j’essaie de semer en courant
Sous le gris écrasant d’une journée d’hiver
Mais elle s’accroche à moi comme
Un sac plastique se prend aux branches
Du peuplier un jour de grand vent
S’il était resté à terre, il aurait été presque invisible.
Maintenant il nous nargue de sa blancheur
Et nous ne pouvons pas le décrocher,
Etendard de notre impuissance
19
Ce que j’ai en moi est illisible
Comme un vase au col étroit.
Pour savoir ce qu’il contient
Il faudrait me renverser, me vider, me briser.
Peut-être,
Entre les morceaux de verre qui joncheraient à mes pieds
Peut-être
Trouverais-je une réponse à la question que je ne me pose pas.
20
Longtemps j’ai cru que je pourrais dévorer la liberté
Et transformer mes doigts en des éventails éternels
Longtemps j’ai pensé que l’amour se présentait sous la forme
De poussières qui roulent sous les meubles
Et qu’on découvre un jour
au détour d’un coup de balai un peu plus approfondi
Longtemps je me suis dit qu’écrire de la poésie
Était d’une facilité déconcertante
Plus aisée que réserver un billet d’avion en ligne
Et maintenant je m’aperçois que planifier un voyage
Engage une quantité de contraintes non négligeables
Mais qu’il est plus simple de dépasser les frontières géographiques
Que celles de mon esprit étriqué
Et je finis par lancer au feu ma liberté de papier
Pour la réduire encore plus
Et je déplace les meubles
Pour m’apercevoir qu’il n’y a plus rien
Ni derrière, ni dessous, ni dedans
21
L’eau tombe dehors et mon crâne contient un ouragan
La Terre est une gouttière
Qui baigne mes yeux et aplatit mes hémisphères
J’ai vendu mon sang aux goélands
Et m’étonne qu’ils reviennent de temps en temps
Réclamer leur denrée
Dans ma tête flottent ces fins de terre
Se percutent enfin,
Etincelles de la mer.
Pause dans la nuit : escalier éveillé
A droite, puis encore à droite.
Debout, sous la lune insomniaque,
Je coupe mon regard avec la partie aigüe du continent sud-américain
Et réduis ma présence au bas du planisphère
Marge de la marge
Bout de papier sans signification, sans intérêt
Qu’on massicotera à la première occasion
22
Les chauve-souris volent au-dessus des lampadaires
Prenant des angles étonnants
Aussi beau qu’un lâcher de mikados sauvages
Elles attrapent en plein vol des étoiles
Qu’elles recrachent près de moi
La tête dans le ciel
Tournesol de la nuit
Pensant que l’horizon manque de verticalité
Et n’apercevant pas mes chaussons s’enfoncer dans la flaque
Leur vol aussi imprévisible que mon sommeil
Et nous nous déplaçons dans un labyrinthe invisible
Elles Dédale, et moi Icare.
23
Ecrire un poème chaque nuit
Et le noter le matin sur le verso d’une feuille
Dont le recto constituait mon roman de jeunesse.
Je recycle le papier gâché et jette mes premiers mots
De l’autre côté du miroir
Espérant y apercevoir la rive des espérances
Mais ils se rangent chez moi dans le même ordre
Que chez les autres
- Je ne suis qu’un alphabet niais -
J’essaie pourtant de les disséminer
De les éclater
Mais ils sont organisés
Pas plus dérangés par ma présence
que des fourmis par mon coup de pelle pervers
Chacun son rôle
Et tout rentre dans l’ordre
« A sa place »
Même si cela empêche de trouver la mienne
24
Si jamais tu léchais mon cœur,
Ta langue y percevrait une odeur âcre
De cendre humide
Je suis pourtant l’homme des commissures
Mais ce je fais germer chez les autres
Périclite chez moi
Gazon rabattu trop court mainte et mainte fois
Et qui laisse apparaître désormais des parcelles de terre
de plus en plus vastes
Je ne suis qu’un bateau pneumatique
Qui flotte sur mes angoisses
Qui refuse d’y jeter un regard
De peur de voir que l’eau n’est pas profonde
Et que tout n’est qu’illusion
25
Mes doigts ont sali l’encre fraiche déposée sur la feuille
Comme si les mots avaient éclaté avant d’être formés
Comme le fœtus expulsé du corps de la femme
Au terme du troisième mois
Comme l’épine finit par sortir elle-même de la pulpe du doigt
(Comme si elle savait par où elle était entrée
Et par où elle devra sortir)
Comme une voiture en contresens sur l’autoroute du soleil
Comme si la seule issue possible était la nuit noire
Qu’est l’encre de mon stylo
Et qu’il fallait mieux ne pas la lire
26
Les rêves me sont devenus urticants
Ils grattent mon cerveau au grain 80
Espérant sans doute trouver
A force de ponçages répétés
Qui je suis
Ne comprenant pas encore
Que je suis ailleurs
Dans un endroit que je ne connais pas
Et qui ne me connait pas
27
Les ciseaux du temps ont accéléré leur action
Et il ne reste plus que quelques coups
Avant que la page blanche de ma nuit
Ne soit découpée en deux.
Image de Rimbaud tirant sur ses élastiques
« un pied près de mon cœur »
Je fais de même
Avec mes nerfs optiques
Qui se cabrent et égrènent sur leur trajet
Des millions de vaisseaux sanguins désorientés
Mais
J’espacerai mes prises de Doliprane
Des trois heures réglementaires
N’osant jamais dépasser les lignes
28
Aujourd’hui, de bon matin, je me suis raconté :
problèmes d’insomnie et de rêves récurrents
« Je poursuis mes rêves mais ne les attrape jamais » lui dis-je
Il m’a observé comme on analyse un champignon :
Par-dessous.
Avec dans la tête l’idée que je suis peut-être vénéneux
« Ce n’est pas les rêves qui vous qui poursuivent mais vous qui les poursuivez. Vous aimeriez être le bœuf, la victime innocente, mais vous êtes le toréador aux épaulettes d’airain. Vous foncez sur eux mais eux vous évitent, Alors vous leur plantez des banderilles de réalité pour éviter qu’ils vous foncent dessus. »
J’ai compris que ce qu’il disait n’était pas vrai
Qu’il plaquait un discours convaincant sur un cas différent
Comme on force une pièce de puzzle à entrer dans un logement
Qui ne lui est pas destiné.
Cependant, la volonté que ce soit cela, que ce soit son bon endroit Nous invite à taper dessus de la paume de la main
Pour qu’on puisse se dire :
« Soit, n’y revenons plus »
29
Ecrire des mots
Comme on retourne la terre avec cet instrument à trois griffes
Qui rappelle la patte d’un tigre
Ecrire et se fendre en deux verticalement
Séparer les deux blocs comme on ouvre un avocat
Y retirer le noyau
S’apercevoir qu’Abel et Caïn y vivent
Pleurer cette vérité et laisser les mots s’oublier
De la même façon qu’on dit cela à un enfant
Eponger cette vérité apparue soudainement
Comme le lait sortant d’une casserole
Essorer pour oublier
Qu’à un moment vos mots ont eu des griffes
Et qu’ils se sont attaqués à vous
30
Grignote,
Il sera toujours « temps » de recracher
L’ensemble lorsque tu t’apercevras
Que la nuit n’est pas comestible
Et qu’elle laisse dans ton estomac
Un goût de cendre et d’abysse
Que la seule blancheur que tu avaleras
Sera celle du cachet de Donormyl
Posé sagement au pied du lit
Epie
Il sera toujours temps de décrocher tes yeux
D’aller les planter ailleurs
Là où la terre meuble les accueillera
(Peut-être les enterrer comme le jardinier prévoyant
Qui plante ses bulbes en février
Pour voir apparaître les fleurs de printemps)
Ecris
Car chaque point de suspension
Est un océan maléfique
Et tu rames malgré toi
Pour atteindre les côtes de la Médiocrité
Bien que tu essaies d’élargir ton esprit
Comme on agrandit des chaussures
En les bourrant de papier journal humide
31
J’ai tant écrit sur la nuit
Que j’ai lassé mes Insomnies
Elles s’en sont allées comme on quitte son pays pour toujours
Le pas en avant, le regard en arrière
Le cœur au fond d’une poche que l’on dérobe au regard
Me voilà seul et endormi
- Evénement aussi rare qu’un 29 février -
Et tout cela n’a pas plus d’importance
Qu’un trèfle à trois feuilles
Dans un champ de luzerne