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notes pour la revue LPB

Pierre Lamarque



« A walk by waiting » - Marche en attente du minimum

Par Pierre Lamarque (de la revue de poésie La Page Blanche)

 

 

  Difficile la traduction du poème « A walk by waiting » de Harold Pinter parce que mots basiques, syntaxe élémentaire, économie de mots, sont des constantes minimalistes dans ses poèmes que je découvre en les traduisant de l’anglais, et parce que sous cette simplicité de bon aloi se cache une grande complexité, comme si le texte était crypté. Il s’agit bien d’une poésie minimaliste.

 

  Il me faudrait dire quelque chose sur le minimalisme en poésie, c’est un sujet qui m'intéresse, sur l’aspect crypté que peuvent avoir des poèmes de Cedric Demangeot ou Guy Viarre. Depuis plus de vingt ans que c'est mon dada, je devrais y réfléchir au minimalisme, tenir un registre des minimalismes, penser par moi-même le minimalisme, donner des preuves personnelles de son existence en littérature. Mais sitôt que je m’aventure à écrire un po je m’arrange pour le faire disparaître par dissolution. « Minimalisme en action »...

 

  C’est rare que je découvre des poètes au style minimaliste qui me plaisent autant que Pinter. La poésie de Beckett a un caractère minimaliste aussi, je l’aime autant… Beckett, Pinter, se connaissaient, et leur minimalisme influencera longtemps les poètes, et longtemps la poésie.

 

  Le minimalisme moderne me fait penser au minimalisme du haïku, courant ancestral de la poésie minimaliste, comme le vers, qui constitue un minimalisme, le poème étant lui-même comme un art minimaliste, tantôt art de comprimer les mots sous un comptoir de verres à pieds, tantôt art de mêler deux ou trois mots sur le sable blanc d'une page…

 

  Le "ainsi peu" est une façon de s’exprimer qui imprègne de tout temps la poésie...

 

 

 

A walk by waiting

 

 

A walk by listening.

A walk by waiting.

 

wait under the listening 

winter, walk by the glass.

 

Rest by the glass of waiting.

walk by the season of voices.

 

Number the winter of flowers.

walk by the season of voices.

 

wait by the voiceless glass.

 

Harold Pinter

1953

 

 

 

Une marche en attente

 

 

Une marche à l'écoute.

Une marche en attente.

 

Attente sous l'écoute. 

Marche à la vitre, en hiver.

 

Pause à la vitre de l'attente.

Marche à la saison des voix.

 

Décompte des fleurs d'hiver.

Marche à la saison des voix.

 

Attente à la vitre sans voix.

 

Trad G&J

 


 


 



Pierre Lamarque


ÉLOGE DU SENTI - LA MÉCANIQUE DU PRÉJUGÉ


À propos de l’article de Cédric Enjalbert dans Philomag.com : « Cédric Enjalbert s’est rendu à la Fondation Louis-Vuitton pour voir l’exposition

« Claude Monet-Joan

Mitchell ». https://www.fondationlouisvuitton.fr/fr/evenements/claude-monet-joan-mitchell » 


Comment s’opère la distinction entre sentir et penser ? Éloge du Senti plutôt qu'éloge du Pensé… je suis d’accord, la Poésie exprime l'au-delà la Pensée.


Bien que les propos de Joan Mitchell cités dans cet article me prouvent que c’est une bonne artiste, ses tableaux ne m’intéressent pas, ne m’attirent pas…enfin… j’exagère un peu… j’aimerais bien avoir dans mon salon celui à gauche derrière mon épaule.


Je ne ressens pas, à voir ses tableaux, ce que Joan Mitchell dit ressentir en voyant un spectacle de la nature « “Je peins d’après des paysages remémorés que j’emporte avec moi et le souvenir des sentiments qu’ils m’ont inspirés”, et je ne suis pas d’accord avec le slogan culpabilisateur qu'elle assène : « On ne sait pas voir » ...exactement elle dit cela : " “Voir, pour beaucoup de gens, n’est pas une chose naturelle, explique-t-elle. Ils ne voient que des clichés appris. Ils restent pris dans le langage.”


... Et je ne change pas d’avis : ceux qui sont pris dans le langage sont ceux qui croyaient prendre. Malgré leurs esprits éveillés Cedric Enjalbert et Joan Mitchell tombent dans le panneau. 


J’admire les nymphéas de Claude Monet, elle furent mon premier choc esthétique quand j’allais âgé de 17 ans leur rendre visite au Petit Palais à Paris, mais contrairement au philosophe Cedric Enjalbert qui dit avoir révisé son jugement sur les Nymphéas de Claude Monet, je n’ai pas besoin de Joan Mitchell pour me les faire revoir, ou voir, comme Enjalbert semble en avoir éprouvé le besoin - un besoin de redécouverte, les nymphéas sont gravées dans ma mémoire.


Bref, je crois que Vuitton tient entre ses mains les fils d'une marionnette médiatique, qui lui ont permis d’organiser cette comparaison entre Monet et Mitchell, faite d’un jeu enfantin de ressemblances de couleurs sans rien de plus, miroir de notre propre bêtise à gogo. Les goûts endurcis d'Enjalbert sont accrochés dans l’inconscience de sa propre marionnette, hélas c’est ainsi dans notre monde, l’argent nous envahit, nous submerge, exactement comme une mode qui dure, et quand il se retire de nous après nous avoir submergés comme un tsunami, nous voilà appauvris par l’argent, sans argent, exploités, miséreux, et nos esprits sont ruinés, anéantis par un lavage de cerveau consenti. Éloge du senti ou éloge du consenti ?


Le livre « Ce qui n’a pas de prix » d'Annie Lebrun - détaille la mécanique du préjugement.  Annie Lebrun se livre à une impitoyable critique des mécanismes par lesquels la violence de l'argent travaille à asservir notre vie sensible.


Pierre Lamarque



Marcel Proust - Nymphéas - Cité dans Passages https://lapageblanche.com/le-depot/notes-1/passages-livre-de-citations


Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété dont l’accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui s'y était complu à des travaux d'horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l'eau un fond qui était habituellement d'un vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d'après-midi orageux, j'ai vu d'un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d'apparence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu'on croyait voir flotter à la dérive, comme après l'effeuillement mélancolique d'une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et le rose proprets de la julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu'un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées, sur l'obliquité transparente de ce parterre d'eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d'une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l'après- midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d'un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu'il s'emplît vers le soir, comme quelque port lointain durose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu'il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux - avec ce qu'il y a d'infini - dans l'heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.



Andrew Nightingale



Le Domaine d'Assez


Le chaud élan amoureux ressenti, lorsqu'on donne, ou lorsqu'on travaille, se consume, mais la méditation est quelque chose qui peut nourrir le cœur. La méditation ne se ressent pas comme un élan chaleureux, mais avec la pratique, la méditation peut rendre heureux, ou au moins guérir, tout le temps. 


Soutenue, rafraîchie, consciente, prête pour la pensée suivante, le sentiment, la douleur, l’extase, ou l’observation, sans précipitation vers ces choses. Ce sont les moments précédant tout ce que vous voulez réaliser, de plus en plus, jusqu’à ce que la pensée, le sentiment, l’observation extérieure, ne soient plus quelque chose à chercher. `


Cela viendra de soi, Ce sera amusant quand cela viendra, mais pour l’instant il faut profiter du repos aussi longtemps qu’il dure. Peut-être que cela s'appelle « Le Domaine d’Assez. »


Andrew Nightingale

Trad. G&J




The warm love you feel when you give or work can't be sustained, but meditation can eventually be something that can feed the heart. It doesn't feel the same as the warm love, but with practice it can keep you happy, or at least healing, all the time. Sustained, refreshed, aware, ready for the next thought, feeling, pain, ecstasy, or observation without hurrying towards these things. Its the moments before all these that you want to make longer and longer, until the thought, feeling, external observation is not something to seek. It will come on its own, it will be fun when it comes, but for now: enjoy rest as long as it lasts. It may be called "The Land of Enough. »


Andrew Nighitingale



Pierre Lamarque


Quatre Ananké


Je propose une citation, aphorisme, maxime, notule, écrite par Victor Hugo, pour la partie critique de la revue,  car je pense que la partie critique de notre revue polyphonique, comme sa partie poésie, n’est pas réservée  qu’aux auteurs de Lpb. Cette citation est une notule éclairante dans la mesure où Victor Hugo présente les lois que se donnent les hommes sous le terme peu flatteur de préjugés, ce en quoi je l’approuve car les lois, comme par exemple la Charte des Nations Unies, sont des préjugés, mais des préjugés nécessaires face à la barbarie. Pour ma part j’aime caresser l’idée que les lois sont des préjugés. J’aime la relativité, le paradoxe, le koan, je m’y sens à l’aise comme dans tout ce qui distingue l’éveil de l’égarement.


«L’homme a affaire à l’obstacle sous la forme superstition, sous la forme préjugé, et sous la forme élément. Un triple ananké pèse sur nous, l’ananké des dogmes, l'ananké des lois, l’ananké des choses ». Victor Hugo - Les travailleurs de la mer


La question des préjugés me semble très importante aussi bien dans l'espace de nos goûts que dans celui de nos actions, nos paresses et nos abstentions…envisager les préjugés comme étant les fondements de la loi, de toutes les lois, même des lois scientifiques, envisager les préjugés comme étant les fondements de la connaissance…  les préjugés masquent nos manques de jugement, masquent aussi nos silences paresseux ou pudiques.  Je crois qu’il y a un quatrième ananké qui pèse sur nous, pauvres humains, c’est notre réelle faiblesse intellectuelle, en elle nous sommes tous égaux si nous ne le sommes pas en termes de force musculaire ou d’âge ou d’expérience à travers les âges.





Bertrand Naivin


Pour une poégramie ambitieuse et libératrice

 

 

Instagram semble être devenu un nouveau terrain d'expression pour de nouveaux poètes 2.0. Au point que certains d'entre eux confirment leur succès par une publication dans une maison d'édition. Ce fut le cas notamment de amours_solitaires, alias Morgane Ortin qui à 27 ans vit ses posts devenir un livre épistolaire paru en 2018 chez Albin Michel après un an et demi d’activité et 200000 abonnés. Ce fut le cas également de la star des instapoètes, la canadienne Rupi Kaur d’origine indienne dont le succès sur le réseau social donna lieu en 2016 à la publication de son livre Milk and Honey, vendu à ce jour à plus de trois millions d’exemplaires et traduit dans 40 langues. Son éditrice, Kirsty Melville, revendiquait alors « une poésie connectée en phase avec l’époque », soit une forme courte et des messages abrégés accompagnés de dessins épurés, et une autrice qui incarne la jeunesse d'aujourd'hui comme les minorités ethniques de par ses origines sikh et pendjabi. Un succès éditorial qui est loin d'être isolé car la poésie est devenue aux Etats-Unis le secteur d’édition qui y connait la plus forte croissance où près de la moitié des recueils de poésie vendus viennent de ces nouveaux cyber-auteurs qui y font grimper le lectorat de poésie à 28 millions d’Américains, soit selon une étude conduite par le National Endowment le chiffre le plus élevé de ces vingt dernières années. Ce que confirme l'étude américaine publiée en 2018 par le site Quartzy selon laquelle la lecture de la poésie par les jeunes aurait augmenté de 5% entre 2012 et 2017 grâce à la plateforme créée en 2010.

Etonnant ? On pourrait en effet s'interroger sur ce qui lie ainsi l'écriture poétique au réseau social américain conçu pourtant pour le partage de photos et dont le nom est fait de la contraction d'Instant Photography et de Telegram, indiquant par là sa vocation à communiquer avec des sortes de polaroids numériques.

Pourtant, l'image semble bien être au cœur de l'écriture poétique, et ce dès l'Antiquité, période à laquelle le poète Horace écrivait dans son Art poétique vers 65 av. J.-C le vers Ut Pictura Poesis, soit, la poésie est comme une peinture. Il entendait ainsi faire de la poésie un art imageant capable, comme la peinture donc, de faire naitre des images dans l'esprit du lecteur. Une formule dont le sens sera retourné à la Renaissance par des peintres désireux de donner à leur discipline le prestige de l'art poétique, scellant pour longtemps l'image et le texte dans le domaine des arts plastiques.

Quant à la poésie, nombreux furent les auteurs qui tentèrent de fusionner ces deux acceptions de la formule horacienne en produisant un texte à la fois imageant et imagé. C'est ainsi que dès 325 avant notre ère, le poète Simmias de Rhodes disposait déjà les vers de son poème consacré à l'Amour spirituel en deux paragraphes disposés en miroir, de façon à ce que, mis horizontalement, l'ensemble forme deux ailes. Une poésie dite concrète à laquelle s'essaiera également François Rabelais qui forma en 1564 une bouteille pour sa dive bouteille, un siècle avant que l'Allemand Johann Steinmann ne donne à son poème La corne de la béatitude la forme adhoc.

Cette pratique sera plus tard bien-sûr reprise et magnifiée dans les calligrammes d'Apollinaire au XXème siècle, comme dans son texte « Il pleut » où les mots sont autant de gouttes de pluie qui tombent du haut de la feuille en 1918. Plus que jamais, le mot devient ainsi un motif avec lequel joue le poète, comme dans « Du coton dans les oreilles » où l'auteur varie la disposition et la taille des lettres pour leur donner musicalité et puissance sonore en même temps qu'il retourne le sens d'écriture des vers pour mieux évoquer un monde sens dessus dessous où la logique et la raison ont comme perdu la tête.

Un jeu plastico-sémique que l'on retrouve dans le texte « Ordnung-unordnung » écrit cette fois en 1968 par Timm Ulrichs qui y recopie vingt-deux fois le mot ordnung et déplace à la 17ème occurrence les lettres « un » de la queue à la tête du mot. Il insinue ainsi que de l'ordre nait le désordre, celui d'une jeunesse qui veut renverser l'autorité et la rigidité de l'ancien monde. A moins que l'on puisse comprendre ce texte comme l'idée qu'à trop vouloir ordonner la société, on n'aboutit qu'à l'effet inverse. Un renversement qui n'est présenté cependant que comme éphémère, la velléité ordonnatrice de l'homme socialisé reprenant vite ses droits.

L'écriture poétique paraît donc avoir été souvent une écriture également plastique. De quoi expliquer l'actuelle vogue poétique sur Instagram où le #poésie compte plus de 660000 publications et le #instapoésie près de 140000. D'autant plus qu'au-delà du poétique, toute image partagée sur la plateforme se révèle à l'étude hautement textée. Chaque photo mise en ligne y est en effet accompagnée d'un # ou d'un @ qui, associés à un mot-clé ou au compte d'un autre utilisateur, améliorent sa visibilité, et donc sa possibilité de générer likes et commentaires. Sous l'image publiée, on peut alors voir une succession de termes, notions, catégories ou comptes instagram, tous précédés de ces signes qui sont autant de ponctuations graphiques dans des énumérations dignes d'un Prévert ou d'un Pérec numériques et qui occupent bien souvent une place plus importante sur l'écran que l'image elle-même. Lettre et signe, mot et dessin s'associent donc et se fondent pour servir la vocation messagère et sociale de ces posts. Une transcription du visuel qui, tout en reprenant les éléments et thèmes de l'image et en en précisant les destinataires, révèle également la nature hautement stéréotypée et consensuelle de ces images. L'esthétique instagram s'y révèle être en effet extrêmement écrite au sens où, au-delà des filtres et du format même de l'image qui sont imposés par la plateforme, les sujets photographiés et leur plasticité convenue révèlent un désir d'efficacité pour des images qui ne sont plus que des illustrations d'hashtags choisis pour leur potentielle viralité.

Pour revenir à la poésie, le recours à l'image ou a l'imagement répond en premier lieu à l'envie de donner au texte davantage de visibilité, et donc de lisibilité, en même temps qu'elle le matérialise et l'ancre dans cet intime collectif propre à Instagram. Clichés et pittoresque – du coucher de soleil au couple sur la plage - s'y accumulent alors, en même temps que des références au quotidien – un carnet posé à côté d'une tasse de café, un lit - et une certaine esthétique du modeste. Il s'agit d'offrir une ambiance et une atmosphère au texte tout en donnant l'impression au scrolleur qu'il a accès à l'intimité du poète, mais sans l'exclure du geste poétique par trop de prétention. Nombreux sont ainsi les posts dans lesquels l'instapoète photographie son texte écrit sur une simple feuille de papier, ou a recours à une typographie manuscrite ou imitant les caractères des machines à écrire mécaniques dans une revendication assumée du vintage. En privilégiant ainsi une dose toujours mesurée de vieillot et de simplicité pour mieux revendiquer une authenticité et un réelle proximité avec l'instalecteur, ces posts déclinent au poétique cette logique du quotidien et du spontané qui pouvaient former au départ l'ADN du réseau social. Une modestie visuelle par laquelle sont également revendiquées une sincérité et une normalité là où d'autres posts redoublent d'artifices et d'adoration de soi.

C'est donc une poésie de l'intime et du journalier qui y réfute toute prétention pour mieux correspondre aux normes éditoriales du réseau social et toucher le plus d'internautes. Une adaptation qui passe donc par l'image comme par le fait de privilégier des sujets et des représentations universels autant que consensuels tels que le sentiment amoureux, l'exaltation de la nature ou l'éloge du quotidien. Le style y est également bien souvent la simplicité d'une courte note ou la grandiloquence d'un poème romantique, faisant fi d'années d'expérimentations et de diversification de l'écriture poétique (sociale, politique, graphique, musicale, etc.). Une conformation à une idée commune du poétique qui semble aujourd'hui se réduire au mignon et au sentimental, mais qui n'est également pas sans lien avec l'économie 2.0 du flux, du j'aime et du commentaire. Comment en effet donner au regard de l'internaute l'envie de s'arrêter ? Comment se donner le plus de chances de récolter le plus de retours positifs ? Tout simplement en lui donnant ce qu'il attend et ce qu'il veut, soit une poésie convenue qui puisse le faire rêver avec des moyens simples. Ces moyens sont alors des images et thèmes aux stéréotypes rassurants et un manque de prétention stylistique qui permet de contenter une envie de poétique journalière.

Mais dans ces poests – proposons ce néologisme reliant poèmes et posts – l'envie d'accrocher à tout prix le regard distrait du scrolleur compulsif pousse bien souvent l'instapoète à faire déborder l'image sur le texte. Linstalecteur vit alors comme un conflit de loyauté envers des vers qui ont bien du mal à soutenir la concurrence d'illustrations parfois confondantes de kitsch ou des fonds filmés. Une surenchère visuelle qui trahit le désir de faire exister l'écrit dans le monde de l'hyper-image, du like et du viral. Au-delà du caractère convenu et très cliché de ces écrits, ces posts trahissent comme un asservissement du texte par l'image que l'on retrouve dans cette autre tendance instapoétique qu'est la préférence portée à des textes courts et à des formules chocs. Ces micro-poèmes qui peuvent parfois n'être que quelques mots écrits avec une typographie simple et lisible se révèlent ainsi parfaits pour être lus en quelques secondes et marquer le e-lecteur pressé, mais également pour se démarquer dans l'océan de posts que constitue Instagram. Sentiment amoureux et humour y sont alors privilégiés pour mieux attendrir et faire sourire, deux émotions particulièrement appréciées par les utilisateurs d'Instagram. Là aussi, le texte est régi par la nécessité du posteur de s'assurer la plus grande visibilité et donner envie à l'internaute de s'arrêter sur son post et de le liker. Le poétique y devient alors bien souvent affaire de bon esprit et de sensiblerie pop et bon marché, révélant non plus le désir de transporter ou dé-ranger le e-lecteur, mais plutôt de provoquer en lui un petit sourire de contentement sans pour autant le freiner dans son engloutissement quotidien de publications et la bonne gestion de sa socialité numérique.

Si alors Instagram peut être vu par beaucoup comme un média pour une nouvelle poétique, de quelle poésie parle-t-on ? Peut-on la limiter à un sentimentalisme likable et à un sens de la formule virale ? N'est-elle également qu'une pratique de bien-être associée à la culture healthy d'une société au positivisme presque dictatorial ?

Instagram ne risque-il pas aussi d'amener à un devenir selfique de la poésie ? Nombreux sont en effet les insta-auteurs à succès numérique comme Rupi Kaur qui mêlent sur leur page textes et selfies dans lesquels on peut percevoir non sans mal une mise en scène de soi assumée et travaillée. L'instapoésie serait-elle alors à la poésie ce qu'est le selfie à l'autoportrait ? Une adaptation de l'écriture poétique au règne contemporain du partage instantané et de l'extimité comme sa soumission à une culture néo-libérale de l'efficacité, de la positivité et de l'auto-branding ?

Plutôt qu'une instapoésie, il reviendrait donc peut-être à inventer une poégramie qui, loin de ne faire que s'adapter aux formats 2.0 du réseau social, s'engagerait dans son détournement et sa réappropriation. Non plus une poésie instagrammée mais bien plutôt un instagram poétisé pour ouvrir au poétique de nouvelles voies créatives qui ne limiteraient plus la poésie à sa seule likabilité, mais permettrait d'interroger ce nouveau régime d'existence 2.0 qui est désormais le nôtre. Une poésie ambitieuse et soucieuse de son temps pour permettre à ses contemporains, comme elle le fit toujours, de mieux s'en libérer.

 

Bertrand Naivin, 25/08/22




AIR



Qu’est-ce que la crypto-poésie?


par Air




Historique


Dès la deuxième moitié du XXe siècle en France, des expérimentations liant ordinateurs et poésie voient le jour, notamment sous l’impulsion de l’OuLiPo qui utilise les outils mathématiques comme contrainte d’écriture. Ainsi deux Oulipiens, Paul Braffort et Jacques Roubaud, créent en 1981 l’Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs et utilisent des programmes de type combinatoires pour générer des poèmes.


Dans les années 2000 et avec l’essor d’internet, l’informatique est utilisé non plus comme programme, mais comme support de la poésie. Ainsi, la revue La Page Blanche choisit dès sa création de se diffuser par cet intermédiaire. L’apparition des réseaux sociaux voient une nouvelle génération d’écrivains s’exprimer en s’appropriant ces outils. Avec l’avènement de la “blockchain” (chaîne de blocs informatiques permettant la certification des transactions), un nouveau support est mis à la disposition des poètes et le terme “Crypto-poetry” émerge pour désigner une diversité de création poétique utilisant un support commun: le NFT (Non Fungible Token). Cette technologie permet la signature numérique, et l’emploi de divers outils digitaux dans l’élaboration du poème: animations, textes, audios, faisant ainsi écho aux propos de Jacques Roubaud: « Un poème est un objet artistique de langue à quatre dimensions : pour la page (c’est-à-dire pour l’œil), pour l’oreille (ce que nous entendons), pour la voix (ce que nous prononçons) et pour une vision intérieure ».



Définition


En France, le terme “Cryptopoésie” apparaît dès 2018 comme titre d’un recueil du poète marocain Khalid Makhlouf, mais le concept en lui-même n’a pas encore émergé. Au regard de son histoire et de l’utilisation croissante de ce terme dans le milieu littéraire numérique, la “crypto-poésie” peut s’entendre sous trois formes:


   - sens contemporain comme de la poésie utilisant un support numérique particulier, le NFT. Ce support permet la publication de poésie sous forme de texte, image, animation, réalité augmentée, intelligence artificielle ou sous toutes ces formes associées et permet de signer numériquement cette création poétique. Des poètes comme les américaines Ana Maria Caballero ou Sasha Stiles contribuent à son essor et sa médiatisation.


    - sens technique : l'ensemble des procédés qui permettent de coder une information poétique, de la diffuser et de la partager. Le travail expérimental de l’OuLipo s’inscrit dans ce sens, mais des procédés comme l’alexandrin (support de diffusion de l'information orale facilitant sa mémorisation), l’acrostiche ou la combinatoire utilisée par Jean Meschinot (vers 1490) et Quirinus Kuhlmann (vers 1660) répondent déjà à la définition technique de la crypto-poésie.


  - sens philosophique: la poésie comme logiciel de codage et de diffusion des émotions collectives humaines. L’élargissement du concept inverse la perception et place l’humain comme support d’une poésie au service d’un inconscient collectif: les bits poétiques, via un code émotionnel et perceptif commun, se transmettent comme une information de support en support, de génération en génération. Ainsi les grands mythes qui traduisent la vision du monde d'une société et se transmettent grâce à une forme poétique qui résonne à chaque génération et répondent à une structure harmonique (travaux de Claude Levi-Strauss). L'homme devient le support de l'information poétique (extension du sens contemporain , l'humain est comme le disque dur), celle-ci pouvant être réduite en "bits" poétiques - plus petite unité poétique, nano-poésie que le crypto-poète (du grec kryptos caché, secret) se fait charge de mettre en lumière. 



***



Dans sa définition actuelle, la crypto-poésie ouvre donc la voie à un large champ de création poétique s’inspirant de techniques et d’expérimentations historiques tout en en utilisant tous les supports modernes à sa disposition. Ce courant poétique en phase avec son époque et soumis à ses limites - environnementales notamment - amène une nouvelle génération d’auteurs à s'approprier ces nouveaux codes poétiques comme objet ou moyen de diffusion de leur création. 






Patrick Modolo


Henri


   C'est l'histoire d'Henri. Henri Salmide. Mort et enterré au cimetière protestant de la rue judaïque de Bordeaux, non loin du poète bordelais Jean de La Ville de Mirmont. Henri Salmide, qui, comme La Ville de Mirmont, a donné son nom à une rue de Bordeaux. Dans le quartier de Bacalan, sise entre les quais et la base sous-marine.

   Sur sa tombe, à son décès en 2010 à plus de 90 ans, ses amis sapeurs pompiers de la "C.U.B.", comme on disait à l'époque, ont déposé une plaque commémorative. Un hommage. Un hommage à ce grand homme. Ce grand homme qui a dédié une grande partie de sa vie à aider, à secourir, à sauver les Bordelais. Un héros ordinaire. Un héros du quotidien.

   Il s'était marié avec une Bordelaise, Henriette Buison, originaire de La Creuse, après la guerre. Mais il l'avait rencontrée pendant la guerre... La seconde. L'autre, mondiale. Pas la Grande Guerre. Mais pas une petite guerre pour autant. La plus grande guerre. Celle de l'industrialisation de la mort à très grande échelle. Du génocide mécanisé. La Seconde Guerre mondiale. Celle d'Hitler. Celle du Nazisme. Celle des Nazis. Celle des S.S. Celle des bunkers. Celle qui a laissé l'Humanité en croix. Gammée. Celle de la Résistance. Celle de Jean Moulin et de Max Coyne. Celle dont on voit encore, depuis les quais bordelais, à marée basse, les squelettes de fer dans la Garonne. Plus de deux cents bateaux coulés par l'Occupant lors de sa débâcle, pour ralentir la progression des alliés et de la Résistance.

   Henri Salmide était plombier de formation. Puis pompier. Sapeur pompier. Volontaire. Il a même peut-être eu des enfants. Une descendance. Et il devait prendre plaisir à faire sauter sur ses genoux ces petites têtes blondes. 

  Henri volait donc au secours de ses concitoyens. De la veuve sûrement. Des orphelins aussi. Car il était en plus profondément chrétien, depuis son plus jeune âge. Un homme en accord avec ses valeurs humaines. Il n'était pas un vaurien, car il valait quelque chose. Il n'était pas un bon à rien. Car là où il excellait même, c'était l'altruisme.

  Dans ce Bordeaux de l'après-guerre, il fréquentait les frères Moga, connus de tout amateur de rugby girondin. Sans pour autant apprécier le rugby. Car on peut aimer saisir la balle au bond, sans être sportif pour autant.

  En bref, c'était un homme comme les autres. Il avait une vie comme les autres. 

  Et ce destin ordinaire est né d'un acte extraordinaire.

  En août 1944, alors que les S.S. sont sur le point de déserter la ville, ils font sombrer ces deux cents navires dans le port de la Lune. Ordre est donné de faire sauter tous les quais, depuis le quartier de Bacalan jusqu'au centre-ville de Bordeaux. Plus de trois mille civils menacés. Le 9 août 1944, le sous-officier artificier de la Kriegsmarine de la base sous-marine de la capitale girondine, concepteur de torpilles et de mines, se voit charger de cette explosion meurtrière sans précédent sur le sol français. Ironie du sort, il avait déjà été à bord du seul vaisseau de la Seconde Guerre mondiale coulé par des torpilles terrestres au large d'Oslo. Un naufragé de l'Histoire, sur le point de prendre sa revanche programmée pour le 26 août 1944.

  Il n'est pas donné à tout le monde de faire mourir ainsi plus de trois mille innocents, d'un seul et même coup. Avec cette petite excitation supplémentaire de l'effet de surprise. Étonnant. Et détonnant... Une occasion unique dans une vie. Dans la gradation des crimes de guerre et de l'horreur, la toute récente expérience d'Oradour-sur-Glane, à peine plus de deux mois plus tôt, n'en était qu'une toute première, et mince, étape. 

   Le 22 août 1944, à vingt heures passées, une détonation sans précédent secoue toute la ville, avec une violence inouïe. 

   Le dépôt de munitions et d'explosifs allemands de la rue Raze vient de partir en fumée, causant la mort de plus de cinquante S.S. Mais le sous-officier entend cette brutale déflagration depuis le jardin public, au cœur de la ville, où il attend, seul, sur un banc. Certainement un sourire aux lèvres. Ce sous-officier S.S. de la Kriegsmarine nommé Heinz Stahlschmidt a sa conscience de bon chrétien pour lui. La Ville de Bordeaux est sauvée par son sabotage.

   Heinz Stahlschmidt disparaît dans cette explosion. Au même moment, naît celui qui sera naturalisé Français par la Ville de Bordeaux reconnaissante sous le nom d'Henri Salmide.





Jean-Michel Maubert


 DÉMOCRATIE - TOTALITARISME - ANARCHIE - LIBÉRALISME - IDÉOLOGIE - PENSÉE POLITIQUE POSITIVE


Par Jean-Michel Maubert




  Je me souviens d'un livre des années deux mille qui, sur les traces d'Hannah Arendt et de Claude Lefort, m'avait interpellé : "La démocratie post-totalitaire" de Jean-Pierre le Goff (ed. La découverte). Il faut que je le relise. Il y a dans ces pages une discussion intéressante autour du concept de totalitarisme et de certains traits totalitaires des "démocraties". Un autre ouvrage stimulant (et qui est une bonne synthèse de sa pensée) c'est le livre d'entretiens de Marcel Gauchet, "La condition historique". Le lien qu'il fait entre l'émergence des totalitarismes et le processus de sortie (politique) de la religion comme tentative impossible de restaurer une société organique a, depuis, été approfondi dans "A l'épreuve des totalitarismes" (tome 3 de "L'avènement de la démocratie"). Je ne me sens pas très proche de Gauchet, mais j'ai toujours trouvé intéressant son approche de la démocratie comme phénomène anthropologique - d'où ses explorations de la révolution psychiatrique dans "La pratique de l'esprit humain" et sa tentative de penser une psycho-sociologie de l'individuation démocratique - il montre que l'entrée dans "l'ère de l'égalité" modifie en profondeur la perception de l'altérité du fou, et qu'on fait alors le pari d'un "dialogue avec l'insensé", la folie n'étant plus décryptée dans une structure hétéronomique, comme le montre la naissance du concept d'hallucination + voir aussi son travail sur Charcot [on a là un débat intéressant avec Foucault].


  Dans une perspective anarchiste, il y a les analyses et réflexions intéressantes du politologue canadien Francis Dupuis-Déri : https://www.youtube.com/watch?v=InBv0TKBZ54


  La notion d'anarchie est souvent employée n'importe comment ; tout comme celle de libéralisme - pour éclairer l'histoire non homogène de cette notion, on peut lire "La nouvelle raison du monde" de Pierre Dardot et Christian Laval ; ce livre, combiné à celui de Barbara Stiegler "Il faut s'adapter. Sur un nouvel impératif politique" nous aide à faire la différence entre libéralisme (politique et économique, qui ne sont pas homogènes), ultra-libéralisme (ordolibéralisme) et néo-libéralisme [ces deux derniers par ex. ne pensent pas l'État de même manière]. Il en est de même avec la notion d'idéologie, qui est souvent employée de façon floue, pour disqualifier quelqu'un, sans que l'on comprenne bien de quoi il s'agit, si ce n'est marquer des propos comme arbitraires. Le problème avec cette notion c'est qu'on ne voit pas bien comment celui qui s'en sert comme stigmate pourrait être lui-même exempt d'idéologie. Si on met de côté les auteurs du XVIIIeme siècle, la notion d'idéologie a essentiellement été élaborée dans la tradition marxienne et marxiste, puis reprise et ré-élaborée par Hannah Arendt, qui montre que la dynamique totalitaire remodèle la société et les psychismes en imposant par la terreur politique une fiction fondée sur une Vision : des races (nazisme), ou une téléologie historique (communisme) ou religieuse (Daech correspond tout à fait au concept d'Arendt). 


  Un travail intéressant sur la notion d'idéologie a été fait par Bernard Stiegler dans "Pharmacologie du front national" (il y a dans ce texte une discussion serrée avec Althusser et ses héritiers). La question de l'industrialisation de la sphère symbolique (bien vue par Adorno et Horkheimer) à l'âge numérique permet de repenser ces questions (voir aussi son "De la misère symbolique" - ou comment se prolétarise le champ symbolique, pensée, langage, culture, art, etc.).


  Pour ce qui est des liens entre savoir et destruction, il y a des pages très intéressantes de Bernard Stiegler dans le tome III de "La technique et le temps", "Le temps du cinéma et la question du mal-être" où Stiegler explore la notion de techno-science à partir de Bachelard - il montre par ex. l'inversion du rapport entre le possible et le réel opéré par la génétique et certains pans de la physique - en créant de nouvelles espèces par ex. on fait du vivant issu de l'évolution au sens darwinien un possible parmi d'autres. Impossible ici de détailler - attention, c'est du costaud conceptuellement parlant ! Cet âge des ténèbres où nous sommes entrés, comme il dit, a été pensé d'une certaine façon par Günther Anders : https://www.youtube.com/watch?v=BQimxoflo_4


  Pour ce qui est d'une pensée politique positive, je conseille les livres de Corine Pelluchon, surtout sa trilogie "Les nourritures. Philosophie du corps politique", "Éthique de la considération", et "Les Lumières à l'âge du vivant" (ed du seuil). Elle repense le libéralisme politique à partir de Lévinas, ce qui lui permet d'opérer une relecture profonde des catégories éthique, juridique et politique, et d'intégrer la dimension écologique et la question animale dans un nouveau contrat social. C'est une des rares pensées d'aujourd'hui qui intègre de façon rigoureuse toutes les dimensions de l'existence, d'une phénoménologie des nourritures jusqu'à une réflexion sur les institutions.




Andrew Nightingale



Note d' Andrew Nightingale



L’ORPHELIN





La distinction entre machine et humain est assez difficile à faire. Que nous soyons humains et pas seulement machine tient à un cheveu. Si un humain ne remarque pas le cheveu, il est essentiellement machine… L’étymologie du mot robot est instructive. Même si l’étymologie est presque entièrement une œuvre de l’imagination, selon cette imagination, le mot robot remonte au mot PIE orbh, lié à PIE Orbho, qui signifie orphelin ou plus précisément « sans père ». Donc, si je peux deviner un sens à partir de cela… (il serait préférable de mettre ce sens en vers pour lui donner un air hypothétique) : Quelqu’un paterne un traducteur automatique, puis le père s’en va. Son enfant est la technologie de Google Translate. Cet enfant ne sait pas plus que ce que son père lui a appris. Il ne peut être qu’un serviteur ou un esclave. Si le père place sa bienveillance dans son enfant, alors l’enfant peut grandir et apprendre de nouvelles techniques. Il n’est pas un robot. Maintenant, qui est votre père? Le christianisme a une bonne réponse à cela. La réponse bouddhiste est similaire. Et le Bouddha élabore, mais je m’écarte du bouddhisme sur cette question particulière.


Donc un robot possède un corps physique. Il peut percevoir avec des instruments qui détectent la lumière ou le son, et caetera. De plus il possède un algorithme pour forger des sentiments ou des réactions à ses sens. Sans doute a-t-il un libre arbitre, parce qu’il a accès à des nombres aléatoires. (les nombres aléatoires auxquels un ordinateur a accès sont une sorte de pseudo-aléatoire discutable). Avec l’accès à des nombres aléatoires, le robot peut prendre des décisions différentes selon le moment où vous lui demandez de faire sa tâche (la « graine » utilisée pour faire des nombres aléatoires est habituellement faite en utilisant une mesure extrêmement précise du temps présent, appelée « temps machine »). La seule chose qui manque est la conscience complète. Le robot peut avoir une conscience partielle s'il est suffisamment complexe… En ce qui concerne le rire ou la tristesse, ces difficultés peuvent être abordées plus tard pour un robot. Je crois que la prochaine étape est l’émerveillement, l’émerveillement est la façon dont commence un bébé .


Toutefois, un robot peut-il se sentir émerveillé ? Cette partie de la conscience semble manquer au robot. Y a-t-il sentiment d’émerveillement quand l’esclave accomplit son travail ? Le Bouddha faisait une analyse des questions, la 4ème catégorie de questions est le produit de grandes questions qui sont si grandes qu’elles sont inutiles. Un robot ne poserait jamais ces questions-là parce qu’il ne serait d’aucune utilité en tant que serviteur. Aurons-nous jamais envie de créer un robot qui puisse faire l’expérience de l’émerveillement? Cela aurait probablement pour résultat que le robot fonctionnerait moins bien. 


Voilà ma principale entrée dans les enseignements que j’ai lus sur le bouddhisme, bien que ce dernier ait des enseignements qui promettent un pur émerveillement sur les montagnes et les arbres, l’océan et le sable : sur les sens physiques. Comme mon professeur de méditation le dit, parfois la pratique implique de regarder le monde comme un bébé.


Nous avons peut-être commencé à prendre l’habitude de nous tenir devant nos écrans plutôt que d’aller à l’extérieur. Cependant, le monde des idées est considéré par le Bouddha comme une autre forme de sensualité. Les idées sont une forme de contact sensuel avec l’esprit, comme une prairie est une façon d’aller au contact sensuel avec les yeux, le corps, les oreilles, la langue et le nez. Si nous aimons les plaisirs sensuels dans le monde des idées, je pense que poser les grandes questions est bon parce que c’est une belle partie de l’être humain. L’attitude du scepticisme est d’accepter sans douter les sensations physiques. Dans le monde des écrans, pas besoin de se débarrasser de quoi que ce soit. Là, le scepticisme doit être appliqué, même lorsque nous étendons notre conscience vers une grande question posée sur un écran ou dans un livre, ou avec une voix prêtée.


Le juste degré d’émerveillement devrait être situé dans le « milieu ». Je ne veux pas dire une ouverture à tous les mystères à la fois. La voie du milieu est un concept difficile à cerner. Être dans la voie du milieu ce n’est pas la même chose que d’avoir un sentiment médiocre. Le but de la pratique est le summum du bonheur. Nous ne connaitrions jamais un bonheur extrême si nous pratiquions un sentiment médiocre toute la journée. Même chose pour la qualitité d’émerveillement que nous pouvons avoir… Il vaudrait mieux laisser un peu de mystère au concept d’émerveillement.


Un exemple mathématique intéressant (semblable à un exemple trouvé dans de nombreux manuels de mathématiques d'un niveau d'études supérieures) de la façon dont il est difficile de chercher le milieu est l’ensemble de chiffres que je vais vous décrire maintenant. En commençant sur un plan xy cartésien, Placez un point à y=1/2 et x=1/2, ce point est le milieu de l’intervalle de x=0 à x=1. Puis nous continuons à trouver des milieux, entre x=0 et x=1/2, et entre x=1/2 et x=1. Ces milieux sont trouvés avec deux nouveaux points ayant y=1/4 et les x-coordonnées sont x=1/4 et x=3/4. Si nous continuons ce processus de trouver des milieux, il y aura tellement de points près de y=0, le long de l’axe des x, que le milieu est sans doute continu. Cependant il y a beaucoup de points discrets aussi bien. Le milieu est sans doute entre continu et discret. Ceci montre la difficulté de trouver le milieu.


Et ce milieu est parfois grand et parfois petit, et parfois c’est quelque chose « hors du continuum » du petit au grand (Ref Thannisaro Bikkhu 2012 ), selon les dichotomies pertinentes, et même les dichotomies de pertinence et de non pertinence. « Hors du continuum » serait une situation de suprême émerveillement aux idées, puisque le continuum est une simple idée. J’oserai dire que l’émerveillement fait toujours partie de l’expérience de la beauté. Une grande question est souvent appropriée et peut servir l’émerveillement, le but de la beauté, et aussi la vérité, ou ne pas servir du tout. Il suffit d’entrer dans un état d’émerveillement, car regarder simplement les étoiles ne sert à rien, sinon à être hors de tout continuum de beauté, de vérité, d’amour et d’antagonisme entre les contraires, même si ces choses sont « inutiles ».


Une partie de la question est de désapprendre, car les anciens chérissaient l’« ignorance apprise ». Un robot ne peut désapprendre avec les facultés dont il dispose.


Qu’est-ce que l’émerveillement ? Pourquoi nous explique-t-on que l’émerveillement est de l’anxiété ? Cela peut être un bel état conscient. Et pourquoi devrions-nous essayer de réduire notre sens de l’émerveillement avec des postures scientifiques et une rhétorique sur le fait de connaître tant de choses (certaines des choses que nous considérons comme connaissance peuvent être le résultat du pessimisme – comme la définition mathématique du continuum).


Je crois que la merveille fait partie du travail d’un poète et d’un traducteur humain de poésie. Cette merveille d’une main humaine dans le travail est transmise aux lecteurs, qui font l’expérience de quelque chose qui est entièrement humain.


Que cette pièce réjouisse les gentils.


A.N

Trad. G&J



Texte original en anglais

https://questionsarepower.org/2022/08/



Andrew Nightingale

 

 

Qu’il ne leur vienne pas de mal

 

 

La folie est tout, si je veux absolument avoir raison, mais en même temps être complètement inutile. Nous pouvons enquêter sur notre propre folie et essayer de la dissiper. La folie collective est un bien trop gros problème. J’ai consacré ma vie à dissiper une certaine folie collective, et n’ai réussi qu’à me rendre plus malsain. Ma propre folie, maintenant, pas au début, est ma compréhension du bouddhisme. Le point de vue bouddhiste est le seul point de vue sur la folie dans lequel je sois éduqué. Mais encore ne suis-je pas moine, et il convient de décrire ce qui suit comme ma propre folie. D’avoir bu profondément dans les livres sacrés du bouddhisme m’a rendu moins sensible à beaucoup de livres qui m’intéressaient auparavant. J’ai également perdu de l’intérêt pour le voyage, l’être mondain, ou encore l’intérêt à acquérir capacité et apprentissage dans le domaine des mathématiques.

 

Mon point de vue est que ce sont les dieux créateurs - dont l’existence n’est pas niée, qu’ils soient Hindous ou Chrétiens ou Raison, Philosophes Naturels, toute autre religion, ce sont les dieux créateurs qui ont créé leurs mondes que nous habitons en raison d’une folie légère. Une absence de compréhension amena ces dieux à désirer quelque chose. À partir de leur ignorance d’un plaisir supérieur, ils ont commencé à rêver de plaisirs puis à les créer. Ces créations ont ensuite conduit à la création d’autres êtres, moins compréhensifs, qui ont créé des mondes moins agréables. Cela dure depuis toujours, et il est fait en sorte que les gens devenant si ignorants, le meilleur endroit pour eux c’est l’Enfer, au moins jusqu’à ce qu’ils apprennent quelque chose de ce que c’est d’être en Enfer. Il n’y a pas de preuve théologique d’un commencement, il n’y a pas non plus d’inévitabilité à détruire notre monde et à plier notre volonté vers un Jugement dernier et une bataille épique entre les anges et les démons. Ces choses sont probablement déjà arrivées de nombreuses fois, d’un point de vue universel, elles sont vraiment fatigantes. Il n’y a pas de jugement final, pas de connaissance finale. Ce que nous considérons comme connaissance est simplement la compréhension du rêve de ce Dieu créateur particulier qui a créé le monde dans lequel vous êtes.

 

Le seul remède est la connaissance de l’ignorance, qui est bien sûr une déclaration mystique : une paire d’opposés qui se joignent. Parce qu’il n’y a pas de commencement, pas de fin, nous sommes tous tombés dans le monde de l’Enfer, comme le Bouddha a attesté d’avoir été en enfer. Il existe une preuve mathématique, en fait, qui vous aiderait à croire que s’il y a la moindre possibilité de finir en Enfer, étant donné un temps illimité, cela arrivera. Si nous ne travaillons pas pour en sortir, même si nous devenons des anges après la mort, nous retomberons qui sait où. Dans cette existence vide du sens d’aller et de venir, de poursuivre le futur ou de porter le passé, nous nous nourrissons des autres et des nutriments du monde. Nous faisons cela afin de pouvoir créer de nouveaux rêves moins agréables selon notre compréhension limitée. Toutes ces créations sont étiquetées Dukkha, même les cieux ont Dukkha, généralement traduit par la souffrance ou le stress, mais en fait deux mots mis ensemble "mauvais" et "espace." Il y a des zones de l’univers, de grandes ténèbres caverneuses au bord d’une galaxie, sans lumière ni amour. C’est "Le Problème", si vous en cherchez un. "La Solution" c’est d’être conscient que lorsque les créations passent de l’existence au silence, il y a plaisir, s’il y a aussi conscience. L’expérience de ce passage est le processus de conversion de Dukkha en un "bon espace" : le champ du Nirvana -- l’amour, la compréhension et la conscience. Si nous comprenons l’ignorance, nous trouvons ce champ de plaisir que nous pouvons habiter. Je ne parle pas de l’être, le Bouddha a dit que la question de savoir s’il y a un être éternel ou non n’était pas utile. Elle vous mènera dans un désert de pensée. Il est préférable de décrire ce champ comme juste le temps. Le temps universel et immuable qui sous-tend tout orage et tout soleil. En ce sens, ce champ exalté de plaisir est ordinaire, et exactement là où vous êtes maintenant, si vous pouvez le trouver.

 

Alternativement, nous pourrions appeler Dieu comme étant la même chose que ce champ positif sous-jacent. Il a une sorte de conscience qui permet aux dieux délirants de créer des choses dans cette conscience, donc ma propre compréhension du bouddhisme n’est pas incompatible avec les autres religions.

 

Je suis un peu réticent à essayer d’expliquer en quoi réside MON problème, (comme des gens que j’ai rencontrés m’ont demandé dans des associations polies telles que des pique-niques ou des fêtes, où j’essayais également d’être poli : "QUEL EST VOTRE PROBLÈME?") Je ne suis pas sûr que ce soit très intéressant, ni que ce soit ce que mon public veut savoir.

 

J’ai toujours eu le sentiment que quelque chose ne va pas du tout ici. Je n’ai pas su pendant longtemps que ce n’était pas une observation très astucieuse, mais c’était un sentiment palpable, énorme, dominant quand j’étais enfant. Je ne suis pas allé chercher les défauts de tous mes liens sociaux. Pourtant, ces liens menaçaient ma façon d’être. Pour moi, c’est juste beaucoup d’efforts pour être conscient de CE monde, de CES gens, et non des mondes d’idées et d’êtres auxquels je voulais penser. Alors maintenant j’ai ce merveilleux groupe de gens qui m’écoutent, l’un d’eux me demande d’écrire sur la folie, je suppose parce qu’il sait que je vais écrire quelque chose de stupide. J’ai expliqué pas mal de mes points de vue sur être incarné dans ce monde dans mon livre "A Defense of Poetry Against the Mathematicians" Un titre qui rappelle le livre canonique de Sextus Empiricus sur le scepticisme. Le scepticisme (ancien scepticisme, pyrrhonisme) est mon point de vue occidental, quand je ne veux pas paraître religieux, mais je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de différence entre le scepticisme et le bouddhisme. Le scepticisme fournit le cadre philosophique du livre. Chacun veut être la réponse au scepticisme ancien, de sorte que les scientifiques (un mot qui signifie savoir) disent qu’ils sont sceptiques (une philosophie sur ne savoir presque rien). Toutefois, je crois que ce sont les poètes qui sont les experts de l’ignorance.

 

J’ai étudié les mathématiques parce qu’elles sont venues facilement à moi. J’ai appris au sujet de la plus haute précision parce qu’il est paresseux d’être trop précis, du moins pour moi. Cela vous permet de parler sans cesse de très peu.

 

Après des années d’études, les mathématiques m’ont finalement intéressé aussi. Les quelques mots réels "Complétude" "Continuité" "ensemble" "si" "et" "pas" étaient le foyer de mon intérêt, mais quand j’ai parlé à des mathématiciens au sujet de mes pensées sur ces mots, ils m’ont donné le conseil qu’il était préférable de ne pas interpréter les mots du tout. Ils avaient besoin d’un mot, et le sens du mot n’était pas le but. Je pouvais penser très intensément aux mathématiques, mais plus tard j’ai appliqué ce genre rapide de pensée calculée aux significations, rêves, symboles et leurs formes, paroles, légendes, sommeil et réveil, manger. Au début, je n’étais pas très doué pour faire ça, je ne le faisais pas souvent, trop lentement. J’avais été habitué à un autre type de concentration sur les mathématiques.

 

À la suite de cette transition, j’ai fini par être capturé et emmené contre ma volonté à l’isolement. Pendant des heures, j’ai senti que ces médecins attendaient quelque chose de moi. D’une certaine manière, je savais ce qu’ils voulaient, et que je n’allais pas sortir de l’isolement jusqu’à ce que je leur donne ce qu’ils voulaient. J’ai commencé à méditer sur le solipsisme, et avec succès adopté ce point de vue. La minute suivante, un médecin est entré dans la chambre et m’a informé que j’étais fou. Quand j’en suis resté simplement assis, elle a dit "c’était amusant." (Et c’est un secret que je partage avec ceux qui liront réellement jusqu’à la fin mes sottises) Je lui ai demandé incrédulement "C’était amusant?" Elle avait l’air surprise, je suppose qu’elle s’attendait à ce que je pense qu’elle était un produit de mon imagination. J’avais changé d’avis au sujet du solipsisme assez rapidement, jusqu’à me traiter de menteur, mais cela m’a fait peur. Et c’est Bertrand Russell qui a dit que la seule alternative à la croyance dans les physiciens était le solipsisme. J’ai vu comment cette vision d’un penseur très humain et prudent est maintenant appliquée. Et maintenant, je me demande ce que mon public veut... et j’essaie de lui donner.

 

Que tous les êtres trouvent le vrai bonheur

 

Que tous les êtres soient libres

 

Que tous les êtres soient à l’aise

 

Qu’ils ne leur vienne pas de mal

 

 

 

Andrew Nightingale

Traduction et titre de G&J

 

 

Madness is everything, if I want to be absolutely right, and at the same time be completely unhelpful. We can investigate our own madness and try to dispel it. Collective madness is much too big a problem. I have dedicated my life to dispelling a certain collective madness, and have really only succeeded in making myself more unhealthy. My own madness, now, not in the beginning, is my understanding of Buddhism. The Buddhist point of view is the only view on madness in which I am educated. But still I am not a monk, so it is better to describe the following as my own madness. After drinking deep from the holy books of Buddhism, it made me less interested in many books I had interest in before. I also lost interest in travel, being worldly, or having ability and learning in the field of mathematics. 

My view is that the creator gods, whose existence are not denied, whether they are Hindu or Christian or Reason, Natural Philosophers, any other religion, they created their worlds which we inhabit due to mild insanity. An absence of understanding caused these gods to desire something. Out of their ignorance of a superior pleasure they began to dream up pleasures and then create them. These creations then led to the creation of other beings, with less understanding, who created less pleasurable worlds. This has been going on forever, and has resulted in people becoming so ignorant, the best place for them is Hell, at least until they learn something from being in Hell. There is no theological proof of a beginning, neither is there any inevitability in destroying our world and bending our will towards a final Judgement Day and an epic battle between angels and demons. These things have probably already happened numerous times, from a universal perspective, they are really just tiring. There is no final judgement, no final knowledge. What we think of as knowledge is merely the understanding of this particular creator god's dream that created the world you are in. 

The only cure is knowledge of ignorance, which of course is a mystical statement: a pair of opposites that join. Because there is no beginning, no end, we have all fallen into the world of Hell, as the Buddha attested that he had been there. There is a mathematical proof, in fact, that would help you believe that if there is any possibility at all of ending up in Hell, given an unlimited amount of time, it will happen. If we do not work towards getting out, even if we become angels after death, we will fall again to who knows where. In this meaningless existence of going up and down, chasing the future or carrying the past, we feed on others and on the nutriments in this world. We do this so we can have the power to create new not-so-pleasurable dreams according to our limited understandings. All these creations are labelled Dukkha, even the heavens have Dukkha, which is usually translated as suffering or stress, but it is actually two words put together "bad" and "space." There are areas of the universe, great cavernous darknesses off the edge of a galaxy, with no light or love. This is "The Problem," if you were looking for one. "The Solution" is being aware that when creations pass from existence and there is silence, there is also pleasure, if there is also awareness. Experiencing this passage is the process of converting Dukkha into a "good space": the field of Nirvana-- love, understanding, and awareness. If we understand ignorance we find this pleasure-field which we can inhabit. I am not talking about a being, the Buddha said the question of whether there is an eternal being or not was not helpful. It will lead you into a wilderness of thought. It is better to describe this field as just the weather. The universal, unchanging weather that underlies any storm or sun. In that sense, this exalted field of pleasure is ordinary, and exactly where you are now, if you can find it.

Alternatively, we could call God as being the same thing as this underlying positive field. It does have a kind of consciousness, and it allows delusional gods to create things within this consciousness, so my own understanding of Buddhism is not incompatible with other religions.

I am a little reluctant to try to explain what MY problem is, (as people I've met have asked in polite associations such as picnics or parties, where I was also trying to be polite: "WHAT IS YOUR PROBLEM?") I am not sure it is very interesting or what my audience wants.

I have always had some feeling that something is very wrong here. I did not know for a long time that that is not a very astute observation, but it was a palpable, enormous, domineering feeling when I was a child. I did not go seeking the faults of my every social connection. Still, these connections threatened my way of being. For me, it is just a lot of effort to be aware of THIS world, THESE people, and not the worlds of ideas and beings that I wanted to think about. So now I have this wonderful group of people listening, one of them asks me to write about madness, I suppose because he knows I will write something foolish. I have explained a lot of my own views on being embodied in this world in my book "A Defense of Poetry Against the Mathematicians" A title that recalls the canonical book by Sextus Empiricus on skepticism. Skepticism (ancient skepticism, Pyrrhonism) is my Western view, when I don't want to sound religious, but I don't believe there is much difference between Skepticism and Buddhism. Skepticism provides the philosophical framework for the book. Everyone wants to be the answer to ancient skepticism, so scientists (a word that means knowing) say they are skeptics (a philosophy on not knowing almost anything). However, I believe it is the poets who are the experts on not knowing things. They are the ones who have knowledge of ignorance.

I studied mathematics because it came easily to me. I learned the subject of the utmost precision because it is lazy to be too precise, at least for me. It allows you to talk endlessly about very little. 

After years of study, mathematics finally interested me too. The few actual words "Completeness" "Continuity" "set" "if" "and" "not" were the focus of my interest, but when I talked to mathematicians about my thoughts on these words, they advised it was best not to interpret the words at all. They needed a word, and the meaning of the word wasn't the point. I could think very intensely about mathematics, but I later applied this rapid kind of calculated thinking to meanings, dreams, symbols and their shapes, lyrics, legends, sleeping and waking, eating. In the beginning I was not very good at doing this, and I did it too often, and too slowly. I was used to a different kind of concentration about mathematics. 

As a result of this transition I ended up being captured and taken against my will into isolation. As I sat there for hours I could feel that these doctors wanted something from me. Somehow I knew what they wanted, and that I wasn't going to get out of isolation until I gave it to them. I started meditating on solipsism, and successfully adopted the point of view. The next minute a doctor entered the room and informed me I was insane. When I just sat there she said "that was fun." (And this is a secret I share for those who actually read to the end of my foolery) I asked her incredulously "That was fun?" She looked surprised, I suppose she expected me to think she was a figment of my imagination. I had changed my mind about solipsism rather quickly, call me a liar, but it made me afraid. And it was Bertrand Russell who said the only alternative to believing the physicists was solipsism. I have seen how that view of a very humane, careful thinker, is now being enforced. And now here I am, wondering what my audience wants... and trying to give it to them. 

May all beings find true happiness

May all beings be free

May all beings have ease

May they not come to harm

 

Andrew Nightingale-

 

 

 



Isabelle H.


Le mot de la concierge - Après Dada, l’esprit kitsch du monde postmoderne


Je fais partie de la main d’oeuvre, une organisation anarchiste. On m’appelle Pierrette depuis que je suis née. Je suis enregistré comme telle à l’état civil. . Ce n’est pas moi qui ai choisi ce prénom. Pas plus que mon nom d’ailleurs. Et pourquoi un seul nom, pourquoi pas deux ? Mon grand-père maternel s’appelait L'arrose. J’ai bien été obligée d’accepter mon prénom. On m’en a même donné quatre, pour me distinguer des homonymes. Pour faire un code unique ? Passons. 


Je suis concierge d’un dépôt. Je m’occupe d'un dépôt situé par hasard Place des pages blanches. Je balaye le dépôt six heures par jour. Les parties communes sont mon job. Je balaye aussi les parkings des étages privés. J’ installe souvent des bobines dans des cases élastiques étiquetées. ‘ bancs', ‘informations', ‘poèmes', ‘notes’. Quelques fois je mets des enveloppes dans des fentes. La main d’oeuvre ouvre les enveloppes. La plupart du temps je n’ai rien à faire d’autre que papoter avec la main d’oeuvre. je lis des bandes dessinées sous un néon pour tuer le temps.


Une madame, un monsieur de la main d’oeuvre, est logé au dépôt ainsi que les autres monsieur et madame. L’un deux, un monsieur, s’occupe juste de faire des clefs du dépôt et de fournir les clefs à la main d’oeuvre munie des clefs (qui n’a plus qu’à suivre les indications fournies à : https://lapageblanche.com/le-depot/accueil/notice-d-administration-du-depot) .., le dépôt gagne inexorablement le ciel depuis le rez-de-chaussée de la famille Lapèbe, construit sur trois pilotis en 2000, située dans le quartier inondé mais fleuri Lapageblanche.com. Un gratte-ciel extensible que l’architecte a conçu pour que la main d'oeuvre puisse construire vers le ciel elle-même sans intervention de sa part. Un peu comme le bon dieu fait avec l’empilement de ses cubes de particuliers élémentaires.



Si quelques uns parmi les manoeuvres possèdent une culture de connaisseurs en mathématiques et en poésie, souhaitons qu’ils manoeuvrent afin d'en faire profiter les autres manoeuvres. Mathématique+poésie, voilà un objet rare et recherché. D’ordinaire ou trouve l’un sans l’autre.… je suis curieux des liens qu'on peut imaginer entre poésies et mathématiques, personnellement je ne comprends absolument pas d'autres langages communs, d'autres langages de communication que les langages parlés, peints, chantés, dansés... Parmi tous les etcaetera possibles, les langages mathématiques ne sont pas mon truc. J'ai pressenti l'aspect mortel des mathématiques dès mon jeune âge. 


Comme je vois des liens évidents entre poésie et musique et poésie et peinture, etc. , je ne vois pas l'évidence de liens entre poésie et mathématique. Par contre je vois des liens entre mathématique et pollution de la planète.


La mathématique est destinée à mourir. La mathématique est très liée aux forces du mal qui gisent en nous, elle en est même la cause. S’il ne suffit que d’un seul manoeuvre pour abattre la mathématique, c’est moi qui la tue. Parce j’accuse la mathématique d’être responsable de tous les maux de la planète, avec l’inconscience qui la caractérise.


En vérité, comme le philosophe Socrate je ne sais rien, je dois me contenter de boire. Tout ce que me montre mon lorgnon tourné vers la voûte du dépôt c’est de la future pourriture céleste tombe sur laquelle aura régné après dada l’esprit kitsch du post-modernisme quelques années avant la fin du monde annoncée par Greta Thunberg.


Isabelle H





Isabelle H.


PASSAGE PAR LA FOLIE



À chacun sa propre théorie sur la folie, la folie est l’affaire de tous. Elle nous concerne, elle nous cerne tous. J’ai entendu parler de la théorie poétique qui parle pour expliquer la folie de la "forclusion du nom du père ». La mienne théorie, prosaïque, c’est que la folie est inconscience. De là je déduis que la folie est la chose la mieux partagée au monde bien avant la raison. L’inconscience caractérise les humains dont il faut sans cesse rabattre la prétention comme l’a fait Pascal dans ses Pensées. Nul besoin de théorie pour expliquer la folie parce que chacun sait dès la naissance que la folie est inconscience, individuelle, collective. Pas de conscience sans inconscience, pas de raison sans folie. Folie, inconscience, délire sont des termes synonymes qui fondent notre réalité quand bien même nous ne voudrions pas voir la réalité, et que par là-même nous délirerions par volonté de délirer.


Voilà à peu près tout ce que je retiens de la folie après des années d’études patientes et studieuses sur la chose psy… On peut guérir diverses maladies, diverses crises, divers troubles, avec des médicaments et l’écoute - avec l’attention portée au malade, à ses paroles (et l’attention portée à la relation malade -médecin). Ce qui est soignant c’est l’attention portée à autrui autant qu’à soi. On peut guérir diverses maladies psychiatriques qui sont des folies, des inconsciences banales ou particulières - plus fréquentes chez les malheureux humains inconscients que chez les bienheureuses bêtes conscientes - ainsi la chatte Louloutte, qui fait un câlin le matin au réveil, qui ne répond pas quand on l’appelle, seulement quand elle y pense, la chatte est plus consciente que ses maîtres. 


Mais on ne peut pas guérir la folie en tant que folie parce que la folie est nécessaire aux humains pour vivre raisonnablement. La folie est la substantifique moelle de la société. L’inconscience est notre réalité quotidienne commune, notre matière noire, traversée par des moments de prise de conscience fugitifs… Sigmund Freud l’a dit à sa façon et si je me trompe quand je fais cette remarque, c’est qu'à partir du discours freudien je délire sans m’en apercevoir, puisque je ne suis pas consciente de quelque vérité que ce soit, puisque que je m’exprime dans l’à peu près d’un raisonnement imparfait. Puisque je délire à cause de l’imprécision de mes dires. Puisque je suis une être humaine.


Pour moi Sigmund Freud est un génie. Je suis fan de son idée de divan, de son livre sur l’analyse des rêves, et j’aime sa théorie sur les névroses et sur le transfert qui sous-tend l’idée géniale du divan. En fait, sa théorie sur l’amour. Freud m’a beaucoup aidée à me comprendre et comprendre le monde en l’écoutant, en faisant attention au monde, à ses musiques et ses bruits, en me tournant vers le monde. Disons que Freud a été pour moi un analyste attentionné de l'humain, orienté vers le monde, la culture, la littérature, la poésie…


Donc s’il vous plait, ne faites pas de dichotomie raison-folie ou conscient-inconscient, les dichotomies nous aident simplement à raisonner mais la vérité des choses c’est la vérité des mots, et je préfère dans ce cas les mots qui désignent à la fois une chose et son contraire, je préfère le concept du mot et son contraire réunis en un seul mot. Et je préfère le concept au mot lui-même.


Oui la conscience par interstice/s vers la lumière…


La plupart du temps les humains baignent dans l’inconscience, et l’inconscience a des gradients, le gradient le plus élevé étant la folie… la folie est l’inconscience majeure, le point le plus chaud de l’inconscience comme le majeur est le doigt le plus long de la main.



Isabelle H.


Sandrine Cerruti


DIVINE COMÉDIE


C'est toujours compliqué de mesurer le génie d'une oeuvre traduite et en langue ancienne. On peut saisir à la lente lecture de la Divine Comédie, le tour de force de sa construction très resserrée, d'une incroyable modernité formelle en définitive; il y a la folie des images, très inspirée des visions mystiques, mais qui étaient réservées au monde religieux et qu'il s'approprie; le syncrétisme spirituel audacieux et qui lui a valu, sa condamnation à mort par la papauté; la violence des comptes qu'il ose régler à l'endroit du clergé et des proches, autre grief. L'expression de la bête politique florentine qu'il fut. Un tueur. Un enragé. Puis au fil du temps, un Florentin fou-sage, lucide-aveugle. Sur le fil. Incroyable. Il a su changer. Devenir lui-même? Il a su être exilé. Et bien vivre en déclassé. Preuve qu'il a sans doute été heureux et créatif, loin de sa charge. Et mourir à Ravenne. La malaria. 


Toute cette modernité, cette audace, on les ressent à la lecture de ce poème, car, il me semble que toute l'étrangeté de ce texte est bien là : bien que guidé par Virgile, il ne s'agit pour autant pas d'un récit épique, on sent bien qu'il ne cherche pas à fonder, qu'il ne se prend pas pour un fondateur; bien que très lyrique, il n'est pas seulement un chant troubadour (même s'il est marqué par cette esthétique héritière du roman de chevalerie); il y a aussi tout le flou autour du personnage qui ne s'énonce comme Dante que très tardivement dans le récit (la dimension introspective est même remise en question). 

L'originalité, la puissance de ce travail sautent toujours davantage à la figure à la lecture de chaque chant. Malgré les sources écrasantes qui l'inspirent, à la manière d'un poète-colosse, Dante construit un monstre. Un poème-monstre. C'est vrai.


Peut-être que la Divine Comédie est si originale, qu'il s'agit bel et bien d'un poème, d'une édifice de pure création poétique, à échelle géante. Parce que c'est la nature de l'auteur, et non un projet. Son gigantisme, c'est lui. On sent cette démence à sa lecture. Ce poème, je veux dire ce poème qui résiste à toute forme d'étiquette, est immense. Parce que Dante transmet son propre gigantisme. Le sien. Rester humain dans cette incroyable traversée-transposée du monde. 


L'Enfer est ses cercles, la montagne du Purgatoire (c'est lui qui invente ce concept théologique), les sphères du Paradis : un ensemble fou. Assumer une vision gnostique aussi franchement démesurée, d'abord personnelle car portée par sa sensibilité, c'est incroyable. Le personnage qui avance de cercle en cercle est toujours profondément ému. Cette sincérité face à la souffrance touche. Les êtres aux Enfers, nous bouleversent. Le tragique de la répétition, du sans-retour du châtiment émeut, émeut trop pour qu'un regard teinté de jugement puisse l'emporter. Pourtant, il y a eu bien des contresens, c'est amusant, son oeuvre, reconnue de son vivant, a fait grimper l'achat d'indulgences. Elle a crée des peurs tant sa lecture a frappé les imaginations, l'inconscient de ses lecteurs, débordés par une oeuvre aussi saisissante et mal reçue. A mes yeux, la traversée des Enfers dit la piété face aux châtiés. Ce qui est contraire à la vocation de l'Enfer, lieu dans lequel il n'y a justement plus de place pour le regard humain, le regard d'amour. Le personnage, lui, reste humain, constamment. Je suis touchée par cette humanité constante. Cette résistance d'amour, via ses yeux qui refusent de s'accoutumer aux jugements, de s'endurcir. Des yeux qui ne jouent pas le jeu du mal, au cœur du mal, de ce qui fait mal. Des yeux d'amour humain, oui, en somme. Rester humain. Voilà comment je lis ce poème-utopie-d-amour.


La Divine Comédie a contribué à bousculer le monde, à forger une sorte d'identité imaginaire, celle de l'italianité naissante. Placer des Papes ou des hommes d'Eglise aux Enfers, il y est allé très, très, fort. Son édifice a contribué à créer un imaginaire culturel, celui d'une Italie sur laquelle la Toscane s'est imposée en maîtresse toute-puissante. J'ai du mal à croire qu'il ait projeté cela. L'amour-tracé-utopique est présent à chaque vers. Il l'emporte sur la fondation de l'italianité, il me semble. 


Il baptise son oeuvre la Commedia (par opposition au genre tragique) parce que le récit "finit bien". Ben oui. Béatrice quoi. L'amour humain. Comme seule vérité. L'amour. Il est follement tombé amoureux de Béatrice, une petite voisine, quand il a perdu sa mère. Il a fait un mariage arrangé. A su vivre en être hédoniste. Béatrice est morte à 24 ans, il a su créer un amour-moteur-platonique-d-écriture parfait. Quelle belle ruse-muse ! La fixer, en direction des sphères, comme pour s'intimer de rester humain tout au long du parcours d'écriture. Aussi moderne et étonnant qu'Apollinaire écrivant son amour obstiné pour Lou malgré les obus. 


Boccace a sa part fautive. C'est lui qui qualifie la Comédie de Divine. Je trouve important de savoir cela. Cette information redonne à l'oeuvre géante toute sa dimension d'oeuvre libre. De regard libre. De grand poème qui échappe aux genres parce que sa liberté créatrice est plus forte que toute forme d'inspiration en fidélité à des conventions auxquelles il échappe en colosse-maître-sensible de son travail poétique. Il est poète-géant. Parce que, ce que son oeuvre est devenue lui a totalement échappé. Et que le fil amoureux persiste, si on la lit paisiblement. Non comme un texte écrasant, mais comme le poème de l'amour résistant. 


La force de la Divine Comédie, je trouve, est qu'elle se lit avant tout comme on lit un poème, non un texte fondateur écrasant. Son affranchissement poétique est présent à chaque tercet. Et même au cœur des Enfers, le regard d'amour existe, persiste. Là où Orphée a échoué, Dante, lui, il l'a fait. Quel fou furieux! 





Andrew Nightingale



IMPRÉCISION/PRÉCISION

L’examen minutieux de la difficulté de communication que nous vivons ensemble m'a donné envie de cette note




Aristote dit que la précision est quelque chose que nous employons au degré approprié en fonction de l’exactitude du sujet. Borges mentionne que plus est grande la qualité intellectuelle d’un sujet, plus la langue utilisée pour ce sujet est barbare. Ainsi, il y a une certaine barbarie dans la mathématisation des sciences sociales et d’autres domaines (barbare est un terme utilisé dans la Rome antique pour les étrangers qui parlent "bar bar" ou "bla bla"). Étrangement, l’exemple qu'Aristote a donné pour illustrer l’application d'une précision différente a été donné entre la probabilité et les mathématiques, où la probabilité était pour lui quelque chose de complètement étranger aux mathématiques. Malheureusement (ou heureusement, selon la personne) la probabilité est entrée dans le pli des mathématiques comme tout le reste relativement récemment. En tant qu’étudiant, il est généralement implicite qu’une qualité intellectuelle supérieure signifie une plus grande précision. Quand nous avons fini d'écraser notre esprit à travers un programme éducatif, comme une pieuvre tord son chemin à travers un labyrinthe de très petits tubes, nous revenons à la famille humaine et appliquons notre nouvel intellect de qualité à nos semblables humains. L’humanité, cependant, est l’un des sujets d’intérêt où moins de précision est appropriée. Si nous voulons juger de la vérité ou de l’intégrité d’une personne, il faut la considérer comme hostile, voire agressive, la juger avec une précision indue. Notre capacité à nous entendre dépend de cette compréhension, sinon nous nous jugerons les uns les autres agressivement sans vraiment comprendre la spécialisation linguistique ou scientifique des autres humains de la pièce. C’est là que la poésie est désespérément importante, parce que c’est un domaine de connaissance qui exige une interprétation vague, créative et positive. Apprendre à lire et à interpréter la poésie, c’est apprendre à écouter les gens parler de l’imprécision de la vie. Si nous parlons de mathématiques à nos compagnons du matin au soir, il y aura la guerre. Guerre entre père et fille, ami et sainte religieuse. Le projet qui nous est présenté, en tant que poètes et lecteurs de poésie, est existentiel. Plus important encore, si la poésie peut ou non être impliquée dans la création de centrales électriques et d’autres nécessités nouvelles agréables, la poésie est le domaine de l’étude du langage qui enseigne de bonnes interprétations et l’imprécision diplomatique. Puisque le langage est son principal médium et que le langage est spécifiquement humain, la poésie, dans le domaine de l’existence humaine, est le cœur.


Aristotle said that precision is something we employ to the appropriate degree depending on the exactitude of the subject. Borges mentions that the greater intellectual quality in a subject, the more barbarous the language used for that subject. So, there is a certain barbarism in mathematizing the social sciences and other fields (barbarian is a term used in Ancient Rome for foreigners that go "bar bar" or "blah blah"). Strangely, the example Aristotle gave to illustrate applying precision differently was between probability and mathematics, where probability was to him something completely foreign to mathematics. Unfortunately (or fortunately, depending on the person) probability entered the fold of mathematics like everything else relatively recently. As students, it is usually implicit that higher intellectual quality means higher precision. When we are quite finished squishing our minds through an educational curriculum, like an octopus contorts its way through a maze of very small tubes, we return to the human family and apply our new quality intellect to our fellow humans. Humanity, though, is one of the subjects of interest where less precision is appropriate. If we want to judge the truth or integrity of a person, it should be regarded as unfriendly, even aggressive, to judge with undue precision. Our ability to get along depends on this understanding, otherwise we will judge each other aggressively without really understanding the linguistic or scientific specialization of the other humans in the room. This is where poetry is desperately important, because it is a field of knowledge that requires vagueness and creative, positive interpretation. Learning how to read and interpret poetry is learning how to listen to people speak about the imprecise business of living life. If we speak in mathematics to our bedfellows from the dim morning to the fading evening light, there will be war. War between father and daughter, friend and holy nun alike. The project before us, as poets and readers of poetry, is existential. More importantly, while poetry may or may not be involved in the creation of power plants and other pleasant new necessities, poetry is the field of language study that teaches good interpretations and diplomatic imprecision. Since language is its primary medium and language is distinctively human, poetry, in the realm of human existence, is where the heart lies.





Jean-Michel Maubert


Melville. Les assises du monde


Dans son livre, "Melville. Les assises du monde", le philosophe phénoménologue Marc Richir entreprend de décrypter la figure de la tyrannie et du mensonge social dans l'oeuvre d'Herman Melville, focalisant ses analyses sur trois textes : Moby Dick, Billy Budd et Pierre ou les Ambiguïtés. Il montre que dans Moby Dick, le capitaine Achab "détient (...) un secret enfoui dans les tréfonds de son affectivité, tellement épouvantable qu'il semble être le seul à même de le soutenir en sa chair." Achab est - selon un de ses seconds, Starbuck -, habité par une "peine atroce", une "haine incoercible contre la Baleine blanche". Une haine qui est aussi une étrange complicité. Richir définit Achab comme un "tyran héroïque, du type de ceux qu'on rencontre dans les récits mythico-mythologiques grecs de fondation, dans l'épopée et la mythologie." Les mythes, les récits théogoniques, mettent en scène l'origine du monde, l'engendrement des dieux, des hommes, de la nature et des vivants. Les lignées humaines sont enchaînées aux généalogies divines, ancêtres fondateurs, forces primordiales. Comme Lévi-strauss l'a montré, il n'y a pas de version première et véritable d'un mythe - c'est une constellation dans laquelle greffes et variations sont consubstantielles. La mytho-logie, elle, selon Richir, rompt avec les récits mythiques en racontant une lutte pour la domination et l'instauration d'une royauté divine (Zeus chez les grecs), constituant ainsi la figure d'un "despote originaire", "à l'origine de l'État". D'où la sacralité des rois et empereurs, fils des dieux, garant d'un ordre social et politique fondé sur un ordre cosmique hiérarchique (Richir détaille ce processus dans son livre "La naissance des dieux", livrant par ailleurs une analyse intéressante de la politique platonicienne et du travail de miroir critique, déconstructeur, opéré par le théâtre tragique). Selon Richir, l'épopée métaphysique qu'est Moby Dick cherche à mettre à jour le refoulé du texte biblique. Ismael, le narrateur et seul survivant du Pequod, est l'homonyme d'un serviteur de Job, "Achab est le nom d'un roi d'Israël (I, Rois, XVI), tyrannique et idolâtre (adepte du culte de Baal)." Son épouse magicienne est tranférée dans le personnage de Fédallah, Parsi embarqué clandestinement par Achab. Celui-ci, "adepte de Zarathoustra" incarne un monothéisme plus archaïque que le monothéisme biblique. "Il y a (...) dans le récit biblique, comme une mythologie tronquée", des traces "d'une cosmogonie plus archaïque", issue du monde mésopotamien, dans lequel Élohim, Yahvé, est un roi des dieux, tout comme Marduk en Mésopotamie, "accompagné d'une cour de dieux que le monothéisme postérieur pensa comme des "anges"". On a affaire à un "polythéisme sous-jascent" refoulé. Dans le texte biblique, le Léviathan, les "monstres marins primordiaux (..) ont à voir avec l'abîme" (la masse des eaux), que Iavé a eu à vaincre pour instaurer sa domination. On retrouve ici la structure de la tyrannie, d'une hiérarchie sociale et politique fondée sur une matrice théologique. Richir montre de façon détaillée que c'est ce que comprend et explore avec génie Melville, dans un mélange de réflexion intense et d'intuition (comme en témoigne Hawthorne, à l'époque où ils se fréquentaient assidûment). Cette fondation symbolique a façonné l'affectivité humaine (voir dans "La naissance des dieux" l'analyse des passions dans la tragédie grecque), la soumission intime des humains au pouvoir, à la domination, aux hiérarchies. Richir convoque sur ce point La Boétie et la question de la servitude volontaire. "La tyrannie et l'institution de la royauté" crée une sorte d'hypnose (nécessitant une mise en scène, comme dans le passage où Achab, après avoir révélé le véritable but de la chasse, cloue un  doublon d'or au grand mât et le promet au premier qui apercevrait Mobby Dick) en s'enracinant dans les "terreurs primordiales", la souffrance infinie, comme s'ils étaient capables d'en protéger les hommes. L'abîme insondable, infigurable, terrorisant, est condensé tout entier dans la blancheur de la Baleine, elle même figure infigurable du sublime (au sens kantien). On ne peut ici que citer Melville : "Le blanc est moins une couleur qu'une absence de couleur", "Les autres couleurs de la terre ne sont que de subtiles illusions, aussi bien les douces teintes du couchant ou du feuillage des bois, que le velours doré des ailes de papillon et des joues des jeunes filles", "c'est un simple enduit", "dont le chatoyant plumage ne couvre que le charnier intérieur", "Si la lumière frappait directement la matière des choses, elle donnerait sa blancheur vide à tout, à la tulipe comme à la rose", et pour finir : "si, pauvres misérables que nous sommes, nous nous obstinons à regarder à l'oeil nu le gigantesque suaire blanc qui enveloppe toute choses, nous sommes irrémédiablement aveuglés. La baleine était le symbole de tout cela. Vous étonnerez-vous maintenant de la férocité de la chasse ?" (XLII). Le paradoxe invivable d'Achab est que Moby Dick est son double. "La haine du monstre est aussi haine de soi. Comme s'il fallait être au dessus de tous les tyrans possibles pour extirper dans une infinie fuite en avant, les racines informes de la tyrannie". Richir voit dans Billy Budd, écrit quarante ans après Mobby Dick, un contre-mythe, réécrivant l'histoire d'Abel et Caïn, dénonçant "ce qui semble fonder la société humaine depuis la nuit des temps" : la Loi, complice malgré elle de la tyrannie contre l'innocence.



Jérôme Fortin


Protestation tout confort 


Il y a une vingtaine d'années, à une époque où la défense des droits des animaux était une activité hautement impopulaire et même risquée au Canada, nous étions peu nombreux à brandir nos pancartes colorées sous des ciels indifférents (au mieux) ou givrés d'hostilité (la plupart du temps). On soupçonnait très sérieusement, dans la presse écrite et verbalisée (même celle vaguement de gauche, dans la mesure où ça existe au Canada), les antispécistes d'être de potentiels terroristes. Les commentateurs les plus en vogue nous ridiculisaient sans vergogne sur les plateaux télé, nous taxant volontiers de crétins anthropomorphistes (au mieux) ou de fous dangereux (la plupart du temps). On sélectionnait avec soin, pour les vox pop, ceux qui, parmi les manifestants, avaient l’air le plus con. On préférait l'hurluberlu en patins à roulettes et oreilles de Mickey à l'étudiant au doctorat en science du sol (moi, en l'occurrence). On connait bien ces techniques de cherry picking. Or, si la troupe de manifestants était bigarrée au niveau des styles (bourgeois, anarchistes, punks, mamies et papis, bodybuilders, métalleux...) certains groupes d'individus étaient étrangement absents de ce temps partagé. Je dis "étrangement" en ce sens qu'on se serait attendu à les y retrouver. Tentons, avec nos talents caricaturaux bien connus, de définir cette viduité. Utilisons des points de fixation issus d'un bestiaire sociologique contemporain populiste pour nous orienter dans le dédale de nos perceptions. Commençons par le bobo: c'est à dire ce professionnel aisé des grandes villes qui aime le manger bio et la locomotion électrique. Ce stéréotype, encore relativement nouveau à l'époque, était en effet quasi absent de ces manifs. La cause était bien sûr trop risquée pour lui. Y participer aurait pu nuire à son image de citoyen exemplaire, car c'est bien ce qu'il souhaite être (s’il existe - je crois bien l'avoir déjà aperçu deux ou trois fois à La Vie Claire). Mais le concept social du bobo à lui seul est trop squelettique pour décrire ce déficit numéraire mentionné plus haut. Plus généralement, le stéréotype "écolo" ou, en poussant encore plus loin la clownerie, le "gauchiste obsédé par son gauchisme au point de ne plus être capable d'aucun concassement avec la réalité", faisait cruellement défaut durant ces manifs pour la cause animale au Québec dans les années 2000. Je ne citerai pas de source car je n'ai pas envie d'être sérieux (je n'écris pas pour Libération ou Le Monde), mais je vous affirme que la plupart de ces écolos (et même les plus végans d’entre eux) méprisaient passablement ces militants antispécistes - ou en tout cas ne souhaitaient pas les apercevoir à côté d’eux dans un miroir. Du bout des lèvres, quelques-uns admettaient peut-être que l'élevage intensif de type McDo et Burger King était éthiquement inacceptable. Mais peu auraient osé dire : "Je suis végan parce que j'aime les animaux". Non! C'eut été bien trop irrationnel et "vieille dame" de dire ça. S'ils préféraient les protéines végétales, ces végans à la tête carrée, c'était uniquement pour des motifs très sérieux validés par la revue Science et Vie. Pas de sentimentalités anthropomorphistes! Quant au gauchiste obsédé par son gauchisme, son hostilité venait peut-être (j'hypothétise) de cette idée que défendre les animaux non humains signifie qu'on se fout des problèmes dudit humain, à commencer par les enfants qui crèvent de faim en Afrique. Celui qui se veut "humaniste" ne pouvait donc pas être également "animaliste". Nous conviendrons que cette binarité, pour utiliser un langage à la mode, est passablement absurde. (Notons aussi, tant qu'à être dans cette fusée, cette fake-news encore largement relayée, voulant qu'Adolf Hitler ait été végétarien pour d'autres raisons que ses problèmes digestifs). Aussi les voyait-on (ces bobos, ces écolos à la tête carrée, ces humanistes...) snober ces abrutis d'antispécistes irrationnels en patins à roulettes; j'en ai même vu se moquer d'eux avec beaucoup d'incivilité durant des cocktail parties sans gluten. Je n'ai pas à vous le démontrer; vous n'aviez qu'à être là vous aussi. Et ces mêmes gens, vingt ans plus tard, manifestent toujours aussi volontiers pour défendre ces grandes causes tellement plébiscitées par les médias, encore une fois sans le moindre risque de représailles sociales. Je ne suppose évidemment pas que ces causes confortables, au goût du jour, ne soient pas dignes d'être défendues. Je ne fais que constater que ces grands protestataires font, la plupart du temps, cruellement défaut dans les manifs demandant un véritable courage. C'est décevant en même temps que ce n'est pas étonnant; l'homme est souvent plus petit que nature. L'importance du snobisme dans l'horizon des causes défendues est certainement une voie de recherche que d'autres avant moi n'auront pas ignorée. J’effectuerai une recherche plus poussée un jour si j'ai le temps; pour l'instant je dois aller rejoindre Beaux Yeux au Café du Bonheur. 




TRISTAN FELIX


 

CONTRE LE CLONE, LE CLOWN

 

 

Déjà le clone est sur le seuil de la maison, il montre patte noire. Il sent très fort. Il a reçu les compliments de la Science, de l’Armée et du Pouvoir. Plus virtuel du tout, il œuvre à notre duplication infinie, à notre perfectionnement, à notre éternité. Il programme, sous forme de robot ou de pedigree OGM, l’espèce exclusive et indestructible apte, qui sait, à nourrir les survivants qui coloniseront une autre biosphère, quand la Terre aura rendu l’âme. Le microcosme du corps est devenu, avec le clone, le macrocosme de tous ses microcosmes que sont les cellules-souches, abîmes vivants, peut-être sœurs jumelles des amibes unicellulaires et déformables, s’étirant tels rhizomes en pseudopodes rampants… À côté, Narcisse ou Alien sont des saintes-nitouche. Quant à Dieu, mutipillez ! mutipillez ! qu’il a dit — ayé, c’est fait. Notre miroir a volé en éclats. Observez un grain de votre peau et dites-vous, estomaqué, qu’elle contient votre oreille, votre foie, votre luette : une vraie chambre froide ou une morgue portatives. Je puis donc me remplacer moi-même, comme un lézard sa queue, me parthénogénérer, pouponner chaque tesselle de mon corps, dans une mosaïque hallucinante. Je deviens mon dieu, mon origine et ma fin. Je me meurs de renaître, phœnix sevré de sa légende.

 

Si l’on pousse l’autonomie de l’être jusqu’en ses limites extrêmes, jusqu’à la folie pure du clown sacré archaïque, hors-la-loi mystique de la Cité, je puis donc m’amputer de l’oreille pour me remplacer l’oreille, me prélever pour me substituer à moi, m’ôter pour m’ajouter ! Voilà bien un paradoxe mathématique réjouissant qui laisse béat, ou béant devant la psyché, désormais inutile puisque mon corps est devenu mon propre miroir, ma bouteille de Klein dont la surface est la profondeur même révulsée en surface. On comprend qu’Alice, la créature d’un mathématicien hors-norme autant qu’énigmatique, inadaptée à sa propre taille, ait eu envie de traverser le miroir, après sa chute vertigineuse pour se figer, sous différentes alter ego, sur des plaques photographiques sensibles et troublantes. Et le clown en tout cela ?

 

Pardi, le clown, maître du nonsense carrollien est l’anticyclone du clone. Il est cap’ de le balayer d’un coup de boule rouge sur sa face de lune effarée. Son ignorance feinte mais convaincue, incorporée, habitée jusqu’en ses tréfonds les plus idiots est le reflet grimaçant, douloureux ou euphorique du spectateur interdit d’ignorance, interdit de virginité, interdit d’invention de la pensée autre que celle à laquelle l’assigne le consensus social. L’Auguste est le double dérangeant, porteur de chaos, l’incommensurable, celui en qui s’incarnent tous les possibles de l’être : demi-portion, hybride, mutant, contrefait, monstre, cinglé, inadapté, animal, dépouille, déchet, raclure, immondice. Il est autorisé, quand l’enfant est grondé et le fou ou le handicapé médicalisés.

 

Le clown offre une mise en abyme inverse de celle du clone en cela qu’il féconde l’impensable quand ce dernier stérilise la pensée, qui devrait être pesée des contraires (« penser » - « peser », doublets issus du latin pensare, fréquentatif de pendere, « peser souvent »), le doute suspendu au fléau de la balance, la relativité, la diversité. Or, l’avènement généralisé du clone sous toutes ses formes menace d’instaurer le règne de l’unicité et la terreur du même. Sans doute sont-ce la recherche et la pensée qui ont découvert le clone… Nul n’ignore cependant que toutes les inventions perpétrées par l’espèce humaine pour survivre ne sont que mimes de la Nature observée (scotch-Brite de même structure que les langues de chat, techniques de chasse copiées sur celle des poulpes etc.) et que cette mimesis (« imitation ») doublée d’une metis (« conseil, ruse ») aboutit à la disparition progressive de toutes les espèces qui ne sont pas l’homme mais dont il s’est servi pour être. Les cellules-souches, par lesquelles je me duplique et les cellules-miroirs par lesquelles je désire tout ce que l’autre a ou fait, forment le couple idéal et fatal.

 

Entre Dracula et Méphisto, l’homme inféodé à lui-même aspire la substance de l’autre en un processus sui generis suicidaire, une anthropophagie autophage. Cette transfusion à grande échelle, depuis les premiers élevages et pacages, n’est peut-être qu’une des infinies modalités du vivant, qui contient sa propre mort en gésine.

 

Le clown ne manque de rien, il est son tout, sans le savoir quand le clone manque de tout.









Clown de mes deux

Gove de Crustace[1]

 


Le clown se met le doigt dans ton œil

pour n’avoir pas à pleurer sur ton sort.

Il a péri d’un rire qui te ressuscite en pire

 

Pourquoi, comment devient-on clown, bonne mère ? Digressons par la voie personnelle puisqu’il y a dix ans, dans le Cotentin, je le devins, un soir de nouvel an, entre cinq amis d’une compagnie de théâtre étrange, Le Pergonicaspop, rompue aux improvisations de toute espèce. L’être humain n’est-il pas invention inconsidérable ? Les faits : à la faveur de quelques verres mais surtout d’un auditoire ouvert à toutes les extravagances, je m’emparai, comme jamais de façon si décidée, de quelques objets, verre, corde, fourchette, couvercle, écharpe, bûche, que sais-je, et m’engageai dans un délire animiste et métaphorique qui donnait une vie imprévisible aux objets comme aux êtres humains, mes amis, témoins et complices. Les premiers rires m’encouragèrent au délire le plus débridé et la crise dura deux heures. Le lendemain, mon amoureux me déclara, comme une flamme, que je devais devenir clown. Il m’apporta même une martre morte et toute tiède encore de l’écrasement d’un chauffard, en guise d’allégeance au clown ou au contraire d’adoubement.

Et ma mère dans tout ça ? La voilà — qui ravaudait, quand nous étions minots, nos nounours éventrés en chantant un chant d’oiseau, le fameux do si la sol, do do – tendait un ring de boxe le dimanche autour de la table, avec des spaghetti noués à nos poignets, nous déguisait en dragcouines avant l’heure pour que nous allions épouvanter les passants dans la rue les jours de nos anniversaires, graphait des poèmes sur des tickets de caisse qu’elle collait sur le frigo, nous écrivait des cartes postales pour nous conter les aventures d’une mouche éternelle et, accessoirement, photocopiait un peigne et une fleur en travers de sa main.

La recette est donc la suivante : chronologiquement, un ascendant en communion avec tous les esprits farcesques, des fréquentations de bâtards célestes, un regard d’amoureux et la mort. Je ne crois guère aux cours de clown – sauf dans un but thérapeutique — pas plus qu’aux écoles de journalisme. Un cours ne remplace guère la substance vive du désarroi natif, ni l’empathie organique, quasi hors-contrôle de la conscience, pour toutes formes de vie, les plus belles comme les plus monstrueuses. Un cours ne remplace pas la perception continue des commutations du vivant et de l’inanimé ; il n’apprend pas à vivre. Un cours fait accoucher d’un clown, certes, apprend à construire un numéro, enseigne des trucs et des ficelles qu’on reconnait de spectacles en spectacles. Il faut être génial pour s’en détacher, échapper au vulgaire ou au conceptuel. Je salue la grande Zouc, Yolande Moreau et Ludor Citric, grands clown engagés corps et âme dans leur quête d’amour et d’effroi. Les ficelles du clown auquel je crois doivent sortir de ses veines et l’aider à marcher sur le tranchant du fil de la vie. S’il tombe, et il tombera puisque son ciel est en bas encombré d’illusions suspectes, ses fils du corps le rattraperont. Il est à lui-même sa marionnette, fêlé manipulateur de soi-même, extravagant explorateur des mécanismes d’identification. Il passe sa vie à se chercher à l’aide de ses pédipalpes délicats ou forcenés, à chercher les crosses sous l’écorce du monde tout en réclamant un ami à corps et à cris. Affectif dépendant ? Sans doute, mais au nom, collectif — cela il ne le sait pas —, d’une redécouverte du monde. L’Amérique, c’est lui, un continent vierge et sauvage, qu’il aborde, à travers ses spectacles, avec des armes de bric et de broc et cette armée d’Invisibles que sont les spectateurs complices. Faire tabula rasa de soi, de tout, en poète, en philosophe, en fou, le trio infernal au cœur sanglant du clown. Il cristallise notre besoin de briser l’ordre pipé par convention, d’apprivoiser et de tenter les forces bâillonnées. Attention, ne pas confondre le clown et le bouffon. Le clown ignore ce que tu sais, le bouffon sait ce que tu ignores. Le premier est un innocent, le second, par son pouvoir carnavalesque, est à la solde du roi. Le premier émeut, inquiète, ébranle, le second distrait, rassure, cautionne. Le premier est séditieux, le second, offert à la vulgarité entretenue, hélas lèche et couche.

Un soir, mon ancien amoureux à la martre morte, dépose un crapaud sur mon oreiller blanc, un bufo bufo, aux yeux d’or. Je le baise au front. Aucune pustule ne m’explose à la gueule. Depuis, à chaque fois que je croise un crapaud je le prends dans mes bras. C’est la matrice d’un rire que je berce, une bouffonnerie pas pour plus tard, car il ne faut pas grandir, mais toujours en gésine. L’enfant qui résiste à l’agrandissement ne pixellise pas ; il se refuse aux offres dégueulasses d’utilisation dictatoriale de son image d’adulte. Il finit par ne plus tuer du tout pour de vrai, reconnaissant au dépeçage d’un chaton, dans le roman de Yukio Mishima, Le marin rejeté par la mer, une dérive totalitaire. La vie monstrueuse, tapie partout où l’on ne l’attend pas, lui devient sacrée, déclenchant son rire ou son pleur, ces deux acquiescements de la peur devant l’inconnu. Il tombe de haut de tout ce qui l’étonne, il devient tout ce qu’il voit et traverse la mort du vivant en se couvrant de pustules éloquentes qui avertissent l’ennemi, le seul qui vaille — la mort. Est-ce qu’on devient clown ? On tombe clown, comme on finit par tomber malade après avoir été porteur sain d’un virus en sommeil, inoculé depuis la naissance par le sein. Buster Keaton, le magistral tombeur au masque inné, presque né en tombant puisqu’il servait de serpillière et de balle au music-hall, jouait sa vie dans chacun de ses sketches. Il ne faisait pas semblant tout en jouant. Comment est-il possible de faire comme si pour de vrai ?

L’art du clown consiste à s’abandonner à tout ce qui advient sans perdre conscience du danger des alea, à gravir les degrés d’une crise sans basculer de l’autre côté de l’échelle, à se quitter sans s’oublier. Cela requiert une maîtrise mentale proche de l’état hypnotique, je dirais plus exactement de l’état mystique, dans lequel l’esprit, délesté de toute sa connaissance acquise par l’emprise du langage, accède à tous les langages possibles. Sans doute cette capacité est-elle liée à l’ambivalence fondamentale du clown. Auguste et clown blanc parfois fusionnent en un seul personnage tour à tour d’une intelligence douteuse et d’une stupidité salutaire. Auto-marionnette, il s’aventure au bord de précipices avec des cordes de rappel. Le rire qu’il déclenche fait apparaître les dents claquantes de la mort. On doute s’il est homme ou femme, passant de l’un à l’autre avec la désinvolture du fœtus non déclaré ou du poisson clown capable de changer de sexe si la survie de son trio en dépend ; on doute s’il est vieillard ou nourrisson, tant il est ridé par l’émotion. Etonnamment chez lui, l’émotion est une pensée, une première pesée, un mouvement naïf donc natif vers de l’encore ineffable. 

Le clown est si dérangé qu’il dérange. Il touche au sacré parce qu’il profane les certitudes. Intouchable à tous les sens du terme, il est à ranger au patrimoine universel de l’inanité.

 (Paru d’abord en 2015 dans la revue Dissonances, ici modifié)

 

 



[1] Clown à retrouver sur le net en tapant « BrutdeCrustace » ou « TristanFelix viméo ou daylimotion »





IHPAD


ABDELLATIF A TORT !


Quand Abdellatif parle de la dimension orale de la poésie à laquelle il est très attaché je comprends qu’il pose ses mots sur la page tels qu’il les pense à haute voix et tels qu’il veut qu’ils soit lus, à voix haute, avec un rythme d’escalier. Mais son lecteur sourd, monsieur Mambda, est exclu de cette volonté du poète et Mambda, ce qui le navre c’est que le poète soliste ne pense pas au lecteur sourd, il ne pense qu’à sa Jeanne d'Arc, auditrice des voix hautes. Le lecteur a besoin de lire avec les yeux comme l’auditeur a besoin d’entendre avec les oreilles, ou plus précisément le lecteur a besoin de lire, c’est à dire déchiffrer les signes qu’il voit sur la page blanche réfléchissant la lumière - tandis qu'une tondeuse à gazon remplit l’air d’un infect bourdonnement à roulettes, et c’est seulement une fois déchiffrés dans son cerveau qu’il les entendra, ces signes, transformés en sa voix chuchotée de lecteur. Alors, moi, Isabellissima Helena Pastrilasagna Al Dante, je pense qu’Abdellatif a tort ! Car les écrits ne sont que des chuchotements.




ABDELLATIVE IS WRONG!


When Abdellatif speaks of the oral dimension of poetry to which he is very attached I understand that he puts his words on the page as he thinks them aloud and as he wants them to be read, aloud, with a staircase rhythm. But his deaf reader, Mr. Mambda, is excluded from this will of the poet and Mambda, what saddens him is that the soloist poet does not think of the deaf reader, he only thinks of his Jeanne d'Arc, listener of the high voices. The reader needs to read with the eyes as the listener needs to hear with the ears, or more precisely the reader needs to read, that is to decipher the signs he sees on the white page reflecting light - While a lawnmower fills the air with an infectious humming on wheels, and only when deciphered in his brain will he hear them, these signs, transformed into his reader’s whispered voice. So I, Isabellissima Helena Pastrilasagna Al Dante, think that Abdellatif is wrong! Because the writings are only whispers.


Traduction G&J



IHPAD



QUI SUIS-JE ?


Les médecins et les savants doivent être humbles, comme les professeurs de français se doivent d'être inventifs. Parce qu’il travaillent à main nue, médecins, savants, professeurs se doivent chacun à leur manière d’être des artistes. Quand j’étais une adolescente soucieuse de son avenir, je m'estimais humble, timide et distante, et c’est grâce à l'aspect lointain de mon regard, grâce à mon éloignement de la perception des choses, que j’ai pu concevoir un métier scientifique, même si j'aimais la littérature…si je m’étais sentie inventive j’aurais instinctivement choisi d’enseigner la langue française, ou l’histoire et la géographie, ou l’anglais, ou les sciences de la nature… ou la médecine en langue française… j’avais déjà raté en 4ème l’étude du grec que je considérais comme trop difficile avec son nouvel alphabet devenu obsolète à savoir par coeur, je préférais découvrir l'allemand…j’étais trop paresseuse pour devenir une prof de lettres classiques…et pas assez inventive… mais aujourd’hui après une carrière en médecine je me suis tournée vers la recherche… la recherche est une échelle que tout le monde peux gravir, aussi mal que tu la lèves, ta jambe, la recherche est à portée de main ! 


Je dois le redire, ma réalité est pour moi une énigme, non pas dans ses aspects banals, mais sur un point essentiel : qui suis-je ?


IHPAD



WHO AM I?


Doctors and scientists must be humble, just as French teachers must be inventive. Because they work with bare hands, doctors, scientists, professors owe each other to their own way of being artists. When I was a teenager concerned about her future, I considered myself humble, shy and distant, and it was thanks to the distant aspect, thanks to my distance from the perception of things, that I was able to conceive a scientific profession, even though I loved literature… if I had felt inventive, I would have instinctively chosen to teach the French language, or history and geography, or English, or natural sciences… or French-language medicine… I had already missed in the 4th the study of Greek which I considered too difficult with its new alphabet become obsolete to know by heart, I preferred to discover German… I was too lazy to become a classics teacher… and not inventive enough… but today after a career in medicine I turned to research… Research is a ladder that anyone can climb, as bad as you lift it, your leg, research is within reach! 


I must repeat, my reality is for me an enigma, not in its banal aspects, but on an essential point: who am I?


traduction G&J




Victor Hugo, par Jeanne Ozbolt, éditions Ellipses.    

 

     Biographie composée de sept grandes parties chronologiques pour 525 pages (la dernière, sur la postérité, pouvant être simplement consultée), divisées en chapitres courts, avec des extraits d’œuvres, des témoignages, de nombreuses anecdotes... Cela rend la lecture simple et plaisante, adaptée au grand public, pour un livre dont la taille peut, à première vue, impressionner. Nul besoin, donc, d’avoir beaucoup lu Hugo auparavant. Nul besoin également de tout lire si on s’intéresse à des périodes ou à des œuvres en particulier.

     

     Ce livre nous fait voyager dans la vie et les créations du génie, dans le Paris du XIXe siècle, dans l’Histoire pleine de péripéties de cette époque. La précision des événements nous en offre des tableaux on ne peut plus vivants.      

     Je pense par exemple à ce véritable enchaînement de scènes d’action : la fuite in-extremis à Bruxelles de Victor Hugo, suivie de celle de Juliette Drouet, tous deux recherchés, parfaitement orchestrées par celle-ci, après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851.

     On pourrait citer de nombreux autres événements, parmi les souvenirs d’enfance, les  voyages (notamment avec cette même Juliette Drouet), l’accident tragique de Léopoldine Hugo, la vie en exil, les discours à l’Assemblée... jusqu’aux funérailles nationales.

     On ne peut qu’être sensible aux liens intimes entre la vie et l’œuvre de l’auteur : par exemple, on apprend que la scène des Misérables où Fantine se bagarre contre un homme qui l’a importunée, ce qui lui vaut d’être interpellée, est l’exacte réplique d’une scène de rue dont il a été témoin (il était alors lui-même allé déposer sa version des faits au commissariat pour faire libérer la jeune femme).

     Victor Hugo a eu un succès planétaire de son vivant (tant comme écrivain que comme humaniste), ce qui n’est pas donné à tous les personnages qui passent à la postérité. Pour autant, il a énormément souffert dans sa vie personnelle, mais aussi à cause des très nombreuses moqueries à son encontre : en littérature comme en politique. On sourit en songeant que le critique Jules Barbey d’Aurevilly estimait que Les Contemplations devaient vite tomber « dans l’oubli des hommes ».

     On nous rappelle que Hugo, en plus d’avoir été ce que j’appellerais un créateur décathlonien (roman, poésie, théâtre, textes historiques, discours, récits de voyage, lettres, agendas de Guernesey, mais aussi œuvres graphiques et caricaturales, décoration de sa célèbre maison d’Hauteville House), en plus de ses fonctions politiques, s’est notamment intéressé à la daguerréotypie, à la photographie, et même au spiritisme.

     Ses combats et son regard visionnaire sont époustouflants : lutte contre la misère et la peine de mort, pour le droit de vote au suffrage universel, pour les droits des femmes, des enfants, des animaux, pour la liberté de la presse, la défense du patrimoine et de la nature, les « États-Unis d’Europe », etc.  

     Mort à 83 ans, on se dit qu’il ne s’est jamais arrêté de toute sa vie et qu’il aurait pu continuer encore indéfiniment : écrire et voyager encore, combattre de nouvelles causes, aimer de nouvelles femmes...

     Dans le dernier chapitre sur sa postérité, un parallèle intéressant est fait avec son influence dans les camps de concentration nazis de la Seconde Guerre Mondiale.

     Je n’ai ainsi pu m’empêcher d’imaginer un Victor Hugo vivant aujourd’hui, quelque deux siècles plus tard. En cinéaste par exemple, lui qui a tant excellé dans le théâtre (avec peut-être des scandales, des photographies en couvertures de magazines, mais là n’aurait pas été l’essentiel pour autant).

     Il aurait connu l’abolition de la peine de mort en France et d’autres lois de progrès social comme le droit de vote des femmes, la création de l’Union Européenne, la déclaration universelle des droits de l’homme, la déclaration des droits de l’enfant, l’Organisation des Nations unies. Mais tant d’injustices l’auraient également frappé, qu’il aurait dénoncées sans relâche ! Ce dernier point relève évidemment de la libre interprétation de tout un chacun.

     

     Une biographie qui donne envie de lire ou de continuer à lire l’œuvre hugolienne. Car qui a tout lu ? Il faudrait sans doute plus d’une vie pour le faire. Alors, devant tant de choix, ouvrez le menu et commencez par ce qui vous inspire le plus.

 

Victor Ozbolt.







AIR


Note sur Abdellatif Laâbi : exercice de transpose

 

 

  Née dans l’esprit d’un des fondateurs de la revue La Page Blanche pour répondre en premier lieu à une contrainte de place au sein de la revue, la transpose est d’abord une traduction spatiale du poème, répondant à la parution croissante de poèmes en prose découpées en vers. Il s’agit en premier lieu d’abolir le retour à la ligne systématique et d’insérer de l’espace entre les vers originaux afin de garantir l’unité d’énonciation du vers transprosé ainsi formé.

 

  Comme pour toute traduction, la sensibilité du traducteur joue un rôle non négligeable dans la réussite du procédé, pour savoir où le retour à la ligne s’impose et ne pas trahir la pulsation du poème original par exemple. À mesure qu’elle est utilisée et améliorée (taille des espaces, saut de ligne, choix de ponctuation), la transprose s’émancipe de sa contrainte première (la place) pour s’imposer comme un procédé stylistique permettant d’améliorer la cohérence poétique d’un texte, d’où l’idée de passer certains grands textes contemporains à la transprose (ici trois poèmes d’Abdellatif Laâbi) pour comparer les effets obtenus, et interroger l’auteur sur son sentiment après la traduction spatiale de certains de ses poèmes.

 

 

PRIÈRE 


Pourvu    qu’un enfant croise ton chemin   et te gratifie   d’un sourire entendu

 

Qu’une femme    inconsciente de sa splendeur   t’initie    en passant    à la poésie de son parfum

 

Qu’un ami   mort il y a des années    surgisse au coin de la rue   et vienne se jeter dans tes bras

 

Qu’un oiseau   d’une espèce disparue   se pose sur le barreau de ta fenêtre    et se mette à parler    comme dans les fables apprises à l’école

 

Que le jasmin   qui t’a donnée des inquiétudes   au cours de l’hiver   fasse ne serait-ce qu’une fleur   ce matin

 

Pourvu   qu’aucune catastrophe n’intervienne   entre le début de cette rêverie    et la fin   vers laquelle elle s’achemine    et tu auras remporté.   sur ta vie en sursis   une petite victoire


Abdellatif Laâbi, Presque riens

Transprose: Air

 

 

VERS L’AUTRE RIVE

 

Je sais où conduit   ce chemin tracé   par la main d’acier    trempé   dans la forge des ténèbres

 

Ce que signifient   

ces murs   d’eau gelée et d’argile   

ce vide mesurable    et palpable   

cette lumière déclinante   évadée du mirage  

cet air   que l’on ne peut respirer qu’à moitié   

ces douleurs   qui cultivent leur férocité    dans l’avers    et le revers   du corps

 

Je sais   où la houle muette m’entraîne

 

Je devine les récifs    de l’autre rive 

là où la nuit   n’engendre plus le jour   

là où les yeux   ouverts ou non   

cessent de voir

 

 Abdellatif Laâbi, Presque riens

Transprose: Air

 

 

 

(extrait)

 

Venez nos seigneurs   emportez-nous vers cette terre   où la danse  

si elle ne nourrit pas son homme   le transfigure   lui donne la grâce

des êtres   libérés des besoins immédiats   le rend beau de l’intérieur   

troublant de l’extérieur   ressemblant étrangement   à la terre   que

voilà   que voici   gagnée sur le chaos   d’un seul geste   sculptée

dans le tourbillon   toujours disponible   sachant partager le peu du

rare   noblesse des humble oblige

 

Abdellatif Laâbi – L’arbre à poèmes – p 159 - Poésie Gallimard 

Transprose : Pierre Lamarque

 

 

 

Questionnaire pour Abdellatif Laâbi

 

 

Que pensez-vous de la traduction spatiale des trois poèmes choisis ?

 

 

 

 

Que pensez-vous de l’idée de faire évoluer la structure du vers pour les poèmes en vers libres et non rimés ?

 

 

 

Pourriez-vous imaginer un poème directement écrit avec ce procédé ?

 

  


 


PIERRETTE MICHELOUP A LA PAGE BLANCHE


MARC BEDJAI


 


 

 

 

  De la rencontre avec Pierrette Micheloud le 24 juin 1993 au Marché de la Poésie à Paris, Place St Sulpice (Paris 6e) est née une amitié poétique flamboyante qui s’est prolongée jusqu’à son départ en Suisse en 2006 dans nos entretiens orphiques au petit studio qu’elle habitait 5 rue Perronet dans le 7e, à deux pas de la rue des Saints-Pères et du Bd Saint Germain. Ils se rapportaient notamment à nos œuvres respectives comme la lecture critique d’Isfra qu’elle devait annoter de sa belle écriture, à son intuition gnostique de la Gynandre, mythe de la Déesse-Dieu qu’elle portait en elle, ou à l’évocation de l’univers hermético-alchimique qui nous passionnait tant et qui avait décidé de la vie spirituelle de Spinoza dans les Provinces-Unies au XVIIe siècle. Il lui est arrivée de me consulter sur des œuvres présentées au prix de Poésie qu’elle animait ou sur la théorisation de sa vision gnostique appuyée sur une prose poétique, tentative dont je la dissuadais : nos échanges étaient francs, directs, amicaux sans une once de friction. Quelle âme attentive, joyeuse, enthousiaste qui laissait venir à elle l’âme Sœur. C’était bouleversant. Je vois en elle, dans son itinéraire d’une gynandre née de la contemplation du beau et de la trangression- celle de l’homosexualité-, la poétesse de l’Illumination subite qui nous habitue au sublime avec son Grand-Œuvre eurydicéen nous installant En amont de l’oubli. Ce sommet de prose poétique qu’est le Témoignage de L’ombre ardente (1995) de Pierrette Micheloud est magnifique.

  Son pèlerinage poétique à la conquête d’elle-même dans la Lumière-Source de la Vérité d’Elle-Il opposée à celle du Monothéisme - et pourtant proche de Shekina, la présence divine au féminin dans le Zohar (XIIIe siècle) - s’incarne dans trois grands textes :

Les Mots La Pierre (1983), méditation alchimique sur la pierre

p.11

Pierre trois fois obscure, souffrance

De l’UN, sa virginité femelle

Ebruitée, antre d’incohérence.

 

Mais la même souffrance est en elle

De qui fut arraché du réseau

De son être l’astre qui féconde.

 

Mère-Père, en ton lointain vaisseau

Quand l’aube rassemble ses errances

Tu fends l’oubli, deviens notre songe.

______


 

 

 

 

 

 

 

 

 

p.25

Pierre d’un astre errant, amours mortes

D’éons engendrés lors de la folle

Pulsion d’Il-Elle à travers le rien.

 

Et soudain ne plus se reconnaître

Le cœur scindé en deux cœurs reclus

Chacun dans le ghetto de son sexe

 

Pauvres étourneaux pris à la glu.

Elle est passée l’heure qui pardonne

Cloîtrons-nous dans ton froid cristallin.

______


p.56

Pierrette, petite pierre miche

De l’oued, lyre d’eau serpentine

Pierre à feu. Pierrette Micheloud

 

P : lettre séminifère ignée

M : eau matricielle, un avant-gôut

De fleur. Mon nom de gynandracée.

 

Par osmose féconder l’ovaire

Et m’en réjouir jusqu’au fruit. Paître

Le loup dans l’œil de la licorne

____

Entre ta mort et la vie (1984)(non paginé) inspiré du Bardo Thôdol des tibétains

 

Répète trois fois sept fois

Le point de lumière

Qui vibre en moi est uni

Au corps de splendeur

Qui conçoit et engendre la vie ;

Comme lui ma conscience

N’a ni naissance ni mort

_____


Rendre vivante la Vie

Ton identité

Réelle au centre du cœur.

 

Communier à sa lumière

Suprême alchimie du sang

 

 

Azoth suivi de Mélusine (2000

p.47

J’entre dans la chambre profonde

Où je m’attends moi-même

J’ai laissé à la porte

Mon étui de voyage

Aux velours noirs et roses

Le miroir où l’été

Ma neige-amante

Regardait parmi les gentianes

Fondre mon cœur

 

J’entre seule

A visage découvert

Pas tout à fait seule

La mort m’escorte, la vie me suit.

______


p.68

Seul pourrait être éternel

Le point de folle lumière

Antérieur à toute chose

Toute chose d’étant faite

A partir de lui.

Mais lui, comment s’est-il fait

Dans cette absence infinie

                                           ______


p.73


Notre génèse a son germe

Dans le brasier d’un amour

Solitaire éclaté vif

N’en pouvant plus de douleur

De s’aimer lui-même.

 

D’où le soc de nos regards inquiets

Labourant l’éternité

 

 

 

 

 

 

 

REPERES CHRONOLOGIQUES

 


6 décembre 1915, Romont : Naissance en Suisse de Pierrette Micheloud


Etudes classiques à Neuchâtel et Lausanne


1937 : séjour en Angleterre pour apprendre la langue


 1940-1941 : Université de Zurich, Cours d'allemand et de littérature française


          Université de Lausanne, Cours de théologie


1950 : s’installe à Paris et commence son parcours orphique et son parcours de peintre


1952-1960 : écrit dans les journaux suisses La Liberté, la Gazette de Lausanne, Treize Etoiles


1964 : crée avec Edith Mora le prix de poésie Louise-Labé


      Prix Schiller pour Valais dc coeur


1964-1968 : critique littéraire à Paris aux Nouvelles littéraires


1969 : Prix de l’Académie française


1969- 1976 :  rédactrice en chef de la revue Les Pharaons, une collection liée à La voix des poètes que fondèrent Simone Chevallier et Franz Weber.


1972 : Prix Edgard Poe de la Maison de la Poésie à Paris


1975 : Prix de la fondation Archon-Despérouses, fondation de l’Académie Française pour                           Tout un jour, toute une nuit


1979 : Grand prix des pharaons


1980 : rubrique Vivante poésie dans Construire


     Prix Schiller pour Douce-amer


1984 : Prix Guillaume Apollinaire pour Les mots la pierre


1991 : Prix de la Société des gens de lettres


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24 juin 1993 : Rencontre de Pierrette Micheloud au Marché de la Poésie, Place St Sulpice, Paris 6e.

Naissance d’une amitié poétique flamboyante

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1995 : Je fais connaître Pierrette Micheloud à Marcel Rio qui dirige Les Cahiers de La Baule


1996 : Prix de la Société des gens de lettres


2000 : Grand prix de poésie Charles-Vildrac de la Société des gens de Lettres de France pour Poésies


2002 : Prix de consécration de l’Etat du Valais


 

14 novembre 2007 : Pierrette décède à Cully

2008 : Création du Prix Pierrette Micheloud

 

Fondation Pierrette Micheloud

Bibliographie de Pierrette Micheloud

 

 

Saisons, poèmes, Editions Held, Lausanne, 1945, 19 X 14, non paginé [128 p.].

Pluies d’ombre et de soleil, poèmes, Editions Held, Lausanne, 1947, 14 X 19, 112 p.

 Sortilèges, poèmes, avec un dessin de l’auteur (autoportrait), Editions des Rivières, Lausanne, 1949, 15 X 21, 40 p., 300 exemplaires numérotés sur papier volumineux blanc-neige Swissthick.

Le feu des ombres, poèmes, Editions des Rivières, Lausanne, 1950, 17 X 23, 32 p., 250 exemplaires numérotés sur papier volumineux blanc-neige Swissthick.

 Simouns, poèmes, Editions des Rivières, Lausanne, 1952, 14 X 21, 36 p., 400 exemplaires numérotés sur papier bouffant blanc. Points suspendus, poèmes, Pierre Seghers, collection Poésie 53 n° 253 , Paris, 1953, 11 X 18, 44 p., 10 ex. sur Hollande marqués A à J, 100 ex. numérotés sur Alfa marais + édition courante.

Points suspendus, 2e édition, Editions des Rivières, Paris, s.d. [1953], 11 X 18, 42 p.

Dictionnaire psychanalytique des rêves, avec la reproduction d’un tableau de Leonor Fini en couverture, Les Nouvelles Editions Debresse, Paris, 1957, 11,5 X 18, 160 p.

Ce double visage, poèmes, Editions du C.E.L.F., collection Le Trou dans le Ciel série VII n° 42, Malines (Belgique), 1959, 14 X 9,5, 18 p.

Passionnément, seize fleurs sauvages, poèmes en prose, dessins de Claire Finaz, La Baconnière, Neuchâtel, 1960, 16 X 17, 72 p.

L’enfant de Salmacis, poèmes, avec un dessin de Leonor Fini, Nouvelles Editions Debresse, Paris, 1963, 14 X 22,5 , 104 p., 20 ex. numérotés sur pur fil Lafuma + édition courante.

Valais de cœur, proses poétiques, photographies de Jean-Jacques Luder, La Baconnière, Neuchâtel, 1964, 18 X 21, 112 p.

Tant qu’ira le vent, poèmes, avec un dessin de Gromaire en couverture, Editions Seghers, collection P.S., Paris, 1966, 12 X 19, 64 p., 20 ex. numérotés sur Alfamarais + édition courante.

Tout un jour Toute une nuit, poèmes, La Baconnière, collection La Mandragore qui chante n° 28, Neuchâtel, 1974, 14 X 21, 68 p

Douce-Amère, poèmes, La Baconnière, collection La Mandragore qui chante n° 35, Neuchâtel, 1979, 14 X 21, 104 p.

Les mots La pierre, poèmes, La Baconnière, collection La Mandragore qui chante n° 39, Neuchâtel, 1983, 14 X 21, 120 p.

Entre ta mort et la vie, poèmes, avec 40 illustrations en couleur de l’auteur, Editions pourquoi pas…, Anières (Genève), 1984, 18 X 24, non paginé [100 p.], 400 ex. numérotés.

La Cerisaie, poème, La Balance, Sauveterre-du-Gard (France), 1990, 13 X 21, non paginé [20 p.], 13 ex. nominatifs avec 2 gravures de Dagmar Martens, 36 + 3 ex. avec 1 gravure. Elle, vêtue de rien, poèmes, avec un dessin de l’auteur en couverture, L’Harmattan, collection Poètes des cinq continents n° 5, Paris, 1990, 13,5 X 21,5 , 96 p.

En amont de l’oubli, poèmes, avec un dessin de l’auteur en couverture, L’Harmattan, collection Poètes des cinq continents n° 43, Paris, 1993, 13,5 X 21,5 , 160 p.

L’ombre ardente, témoignage, Monographic, collection Racines du Rhône n° 8 , Sierre, 1995, 14 X 21, 264 p.

Pas plus que la neige, poèmes, avec des dessins d’Erik Bersou, Gravos Press, collection poétique « iô », s.l. [imprimé à Neuilly le Bisson (France)] , 1998, 16 X 21, non paginé [28 p.], 100 ex. numérotés sur papier centaure. Poésie 1945-1993, avec la reproduction d’un tableau de l’auteur en couverture, préface de Jean-Pierre Vallotton, L’Age d’Homme, Lausanne, 1999, 15,5 X 22,5, 272 p.

 Azoth suivi de Mélusine, poèmes, avec une illustration de l’auteur en couverture, Proverbe, Marchainville (France), 2000, 14 X 21, 120 p.

Seize fleurs sauvages à dire leur âme, poèmes en prose, photographies en couleur de Didier Bruchez et Egidio Anchisi, Editions Pillet, Saint-Maurice, 2001, 12 X 19, 88 p. [version définitive de Passionnément ].

Regard sur… le Rhône, prose poétique, avec des aquarelles de Françoise Carruzzo, Editions Porte-

 Du fuseau fileur de lin, poèmes, avec une illustration de l’auteur en couverture, Monographic, Sierre, 2004, 15 X 21, 96 p.

Qu’est-ce que la poésie ?, texte d’une conférence, Editions du Madrier, Pailly, 2005, 15 X 21, 8 pages. Nostalgie de l’innocence, récit, L’Aire, Vevey, 2006, 14 X 22, 236 p.

 Choix de poèmes (1952-2004), établi et présenté par Jean-Pierre Vallotton, L’Age d’Homme, collection Poche Suisse n° 271, Lausanne, 2011, 11,5 X 18, 176 pages.

Choix de textes, établi et présenté par Catherine Dubuis, Editions des Vanneaux, collection Présence de la poésie, Montreuil-sur-Brèche (France), 2012, 13 x 17,5, 316 p.

 Journal de mes amours, édition établie, présentée et annotée par Catherine Dubuis, Slatkine, Genève, 2015, 15 x 22, 152 pages.

 Poèmes du Zodiaque, avec 46 illustrations en couleur, BK Editions, Le-Mont-sur-Lausanne, 2015, 18 x 20, 112 pages.

 Derniers poèmes (2003-2006), Le Miel de l’Ours, Genève, 2015, postface de Jean-Dominique Humbert, 12 x 16, 44 pages, 200 exemplaires numérotés.

Poèmes pour Edmée, livre d’artiste sous coffret avec 2 gravures originales d’Armand C. Desarzens, Editions d’Orzens, Lutry, 24 x 32, 38 pages, 67 exemplaires numérotés.

Nostalgie de l’innocence, Editions de L’Aire, collection L’Aire bleue, Vevey, 2016, préface de Julien Dunilac, 12 x 19, 272 pages.

 

 

Notre contribution à deux hommages rendus de son vivant à Pierrette Micheloud , en 1995 et 2002:

 

Les Cahiers de La Baule, Directeur Marcel Rio, n° 72, La Baule (France), 1995, Poèmes de P. Micheloud, pp.9,68-69 ; A l’euvre de P.Micheloud :Andrée Chedid, Jean Celte, Serge Brindeau, Yvette Reynaud-Kherlakian & Marc Bedjaï : « L’ombre ardente de Pierrette Micheloud », pp.52-61 Micheloud ; Le Grand Oeuvre de Pierrette Micheloud, pp.62-67.

 

 Présence de Pierrette Micheloud, ouvrage publié sous la direction de Jean-Pierre Vallotton, avec la reproduction d’un tableau de l’auteur en couverture et 16 pages de hors-texte en couleur, Monographic, Sierre, 2002, 16 X 22, 188 p. :Marc Bedjai, présentation de Saisons

 

Marc Bedjai, Azoth ou l’alchimie poétique de Pierrette Micheloud : 4 p. , non publié

 

 

 

 

 

 

 

 


Joelle Pastry




ENCORE HEUREUSE


À cause de l'impératif climatique, je le présume - parce que nous ne ne disposons pas d'alternative, il faut faire pelote avec l'énergie nucléaire - avec le risque radioactif - faute de mieux - car nous ne devons pas remettre à plus tard notre intention de ralentir la souillure planétaire au gaz carbonique. 


Greta Thunberg pour moi est une idole. Je voudrais pouvoir la palper pour être sûre que ce n’est pas un hologramme. J’ai lu son petit livre "No one is too small to make a différence" qui réunit ses discours. Je suis admirative de la pensée de cette jeune fille, de la construction de son style, du ton posé qu’elle adopte pour s’exprimer. Si Greta Thunberg n’était pas la Jeanne d’Arc du Moyen Âge moderne la situation de l’humanité serait encore plus critique. 


Le génocide ukrainien. Un triste sire trainant derrière lui passé et présent comme chaîne et boulet. Un peuple russe derrière le tyran comme un homme ivre mort. Une chaleur à faire bouillir les veines de l’Inde. Des dictatures qui veulent leur bombe atomique et l’ont. Une religion islamique devenue islamiste à cause d'émanations de pétrole. Des enfants visés et fusillés par des enfants. Une planète qui fout le camp à toute allure avec ses hôtes. Soif, famine, haine. Arrêtons c’est trop. Nous ne sentons pas bon. Nous sommes des animaux vertébrés à deux pattes trop méchants, trop inconscients de notre méchanceté. Encore heureuse qu'il nous reste la Poésie, la littérature, les sciences, les arts, l’amour. 


Simon Langevin



Je suis pour être contre

Beaucoup ont des opinions, parfois bien arrêtées, qu’ils acceptent de partager ou non. Plusieurs ont des idées, de toutes sortes et sur plein de sujets, des plus sérieuses aux plus farfelues. Un peu moins ont des principes, auxquels ils s’arrogent le droit d’être fidèles, y faisant parfois selon ceux qui les arrangent au mieux ou les servent le plus. Plus rares encore sont ceux qui ont une morale, qu’elle soit modulable ou d’acier.

Comme tout le monde, je ne fais effectivement pas exception à la règle. Je possède sans doute une certaine morale (du moins, je ne crois pas être un sociopathe ni un psychopathe); je partage des idées avec un grand nombre de personnes, même à mon insu; j’ai une panoplie de points de vue sur toutes sortes de choses, la plupart du temps, assumés.

Dans la catégorie des pour et des contre, il y a une multitude de faits pour lesquels je suis contre et m’oppose fermement sans condition. Il n’y a pas à discuter. Par exemple, je suis indubitablement contre les accidents de voiture, car ils engendrent pertes matérielles, blessures et même la mort, sans compter les embouteillages et les retards causés aux autres usagers de la route. Je me prononce également contre la couleur brune, les maladies mortelles et les incendies criminels, puisqu'ils n'ont aucune véritable utilité. Les morsures de serpents, la calvitie, les éclipses solaires et lunaires ou de tout autre acabit, l’utilisation des épingles à linges en plastique, le port des bas (surtout les blancs) avec des sandales, la lecture des circulaires, les éruptions volcaniques, l’emploi du vouvoiement envers ses parents, la pluie durant le jour et les inondations font également partie des choses auxquelles je dis non, sans concession.

Peut-être que de s’armer ainsi ne contribuera pas à changer le monde, mais au moins, les gens autour de moi sauront de quel bois je me chauffe et quel type de personne je suis face aux enjeux mondiaux. L’humanité entière ne peut pas toujours rester indifférente à tout. Tôt ou tard, vient le moment où l’on est amené à se positionner vis-à-vis des autres et ce qui nous entoure. C’est une question de choix. 





Denis Heudré


L'académie Baudelaire


d'un ouvrage paru en 2021 pour le bicentenaire de Baudelaire, écrit par

Jean Clément Martin Borella.


2021, fut l'anniversaire des deux cents ans de la naissance de Charles Baudelaire. Au moins trois livres sont venus nous rappeler cet événement :  

L'affaire Baudelaire de Remy Bijaoui, Crénom, Baudelaire ! De Jean Teulé et L'Académie Baudelaire de Jean-Clément Martin Borella. Le premier est un essai évoquant le moment de 1857, où Charles Baudelaire et ses éditeurs sont condamnés pour « outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs » par le tribunal correctionnel de la Seine. Jean Teulé, lui nous a donné à lire le portrait d'un "homme détestable, drogué jusqu'à la moelle". Jean-Clément Martin Borella, jeune journaliste spécialisé dans le domaine de la culture, nous propose lui, après une enquête approfondie dans les différentes correspondances de l'auteur, un roman avec un Baudelaire bien plus attachant dans une vision moins manichéenne et plus axé sur son apport à la poésie.


Le roman débute le 11 décembre 1861, Charles Baudelaire dépose sa candidature à l'Académie française. Il est fatigué des calomnies colportées dans les journaux par des critiques si fermement attachés à la tradition poétique. Bien entendu la plupart des réactions furent hostiles : " Baudelaire à l'Académie ! Pourquoi ne pas aller chercher un aliéné à la maison de Charenton ? "


Ces critiques sont souvent dues à la méconnaissance de l'homme véritable. Seuls ses amis, et quelques jeunes poètes comme Mallarmé, Verlaine, et quelques autres moins connus, encore en apprentissage de leur style, croient en son talent et reconnaissent en lui un guide. "Théodore de Banville et Auguste Poulet-Malassis ont raison, les favoris du succès ne trouveront, demain, plus que leurs noms gravés en lettres lapidaires sur le marbre des cimetières, alors que le vôtre ornera les pages des manuels scolaires." Villiers de l'Isle Adam voit en Baudelaire, l'homme qui marche "dans la solitude du moi". Sainte-Beuve écrit de lui "ce qui est certain, c'est que l'auteur gagne à être vu, que là où on s'attendait à voir entrer un homme étrange, excentrique, on se trouve en présence d'un candidat poli, respectueux, exemplaire, d'un gentil garçon, fin de langage et tout à fait classique dans les formes."


Baudelaire se bat pour une poésie moins romantique et contre un milieu littéraire encore très académique. Sa candidature à l'Académie est une provocation, un saut dans le vide pour se renouveler. " En dévoilant les réalités spirituelles écrasées sous les apparences matérielles, Baudelaire s'érige en premier poète de l'attention. Il a conscience de frapper un grand coup dans le carcan de la tradition mais n'est pas dupe, à être trop en avance, le risque est fort qu'on le croit en retard. "


"Il ne peut se résoudre en conscience à voir la littérature pure arpenter les trottoirs sales et se réunir dans les cafés populaires. Il ne peut accepter sans rien faire que les géniaux Théodore de Banville, Théophile Gautier et Gustave Flaubert continuent de nager au milieu d'un banc de littérateurs médiocres, quand d'autres, vraiment médiocres, se noient sous les éloges et les honneurs."


A part Hugo, Lamartine, Vigny, Sainte-Beuve et Mérimée aucun autre des quarante écrivains pensionnaires n'a laissé une trace dans l'immortalité... Et encore moins le dénommé Abel-François Villemain, pourtant secrétaire perpétuel de cette glorieuse institution pendant plus de trente-cinq ans. Et Charles Asselineau ne s'est pas trompé en parlant ainsi de son ami : "De toute façon, vous êtes le plus grand. Tôt ou tard, la France s'en apercevra."


Le style de Jean-Clément Martin Borella, la mise en scène et les dialogues de ce roman s'appuyant sur ses nombreuses lectures d'ouvrages et de correspondances, rendent justice a ce personnage de la littérature française, bien plus qu'un simple drogué, qui a fait entrer la poésie dans modernité, ouvrant la voie aux Mallarmé, Verlaine, Rimbaud et même plus tard André Breton et aux surréalistes.


 Ce roman mériterait largement être repris en film.



L'académie Baudelaire 

Jean-Clément Martin Borella

Editions L'harmattan


En savoir plus ici

https://youtu.be/d340ZmGkN5c


Tom Saja


Le dernier des animaux

 

A la Jim

 

 

J'avais cent mille ans dans les chaussettes quand j'ai décidé de m'éteindre. Le soleil avait la même température mais l'eau n'avait plus le gout de l'eau. Maman m'a dit cent mille c'est pas trop mal fils. La prairie est un parking et les parcs sont des parkings. Ne m'en veux pas pour cette corde au cou. Ne chante pas notre sérénade préférée. J'attends l'état des lieux. J'attends qu'on ne me rende pas la caution. Le corbeau sur la barrière est le même que dans mes rêves. Quand il n'y aura plus d'animaux l'herbe recouvrira le béton car l'un des deux vit, l'autre n'est qu'une blessure, il restera à peu près tout et les tableaux de Van Gogh. Plus d'oreilles pour Wolfgang, plus de papilles pour le fromage et les bloody Mary. J'aime cette terre même après que je serai parti. J'ai laissé les clefs sur la serrure comme le propriétaire me l'avait demandé. Il rangera sa balle bleue dans la poche, demandera où est passé le vert. Haussement d'épaules. Maman s'allume une clope dans la pénombre, dur de se barrer du paradis. Tricard de l'univers. Ma tête coupée repoussera au printemps prochain. Corps mortel, âme mortelle. Pas de repos éternel. Je ne dors pas de ce pain-là.

 

 

Certains l'aiment chaude

 

 

Je me demande la température de la mort. Parce que si c'est le dix-neuf recommandé ça risque d'être juste pour moi. Il y a quelques années j'aurai soufflé, fait le malin et signé pour moins que cela, mais je deviens frileux avec l'âge. Les pieds de ma femme qui me frôlent sous la couette peuvent me donner un rhume carabiné pendant des semaines. Je n'y comprends rien. Pourtant si je grossis avec le temps, c'est que je m'isole plus, non ? Rien n'y fait, je dois tourner à trois couches quand je suis sur la méridienne, l'ordinateur portable sur les genoux, à écrire mes petites chroniques au goût de bouse. Et avec le plaid déplié sur toute la longueur des membres inférieurs s'il vous plait. Papito me dit mon grand-père. Il se fume des grandes clopes derrière la baie vitrée alors qu'il fait moins deux dehors et il se marre à me pointer de sa cigarette en train de me les cailler sur le canapé. Je jurerai qu'il me fait des doigts quand je ne le regarde pas. Il rentre avec des flocons sur les épaules et dans les cheveux on dirait des pellicules géantes, lâche un pet bruyant, ricane et va se servir un double whisky sans m'en proposer un.

— Tu crois qu'elle a quelle température la mort papi ?

— Elle a intérêt à pas être frileuse parce que moi je suis chaud bouillant.


Matthieu Lorin


Souvenir de lecture

William Burroughs

 

 

Trois cannettes sont posées sur le rebord d’une fenêtre, alignées comme doivent l’être les étoiles pour ceux qui habitent à l’intérieur. Elles sont vides de tout : d’alcool, de propos informes, de pas chancelants et de monde s’écroulant au petit matin comme des falaises de craie. Elles ne sont plus que les ossements d’une nuit sur laquelle je pose un regard étranger.

 

J’ai l’allure mesquine des gens qui détournent le regard et lisent Burroughs comme on prend des vacances avec soi-même.

 

 

L’extrait

 

Je courais à côté de mon corps, essayant d’arrêter tous ces lynchages avec mes pauvres doigts de fantôme… Parce que je ne suis qu’un fantôme et je cherche ce que cherchent tous mes semblables – un corps – pour rompre la Longue Veille, la course sans fin dans les chemins-sans odeur de l’espace, là où non-vie n’est qu’incolore non-odeur de mort. Et nul ne peut la flairer à travers les tortillons rosâtres des cartilages, lardés de morve de cristal et de la merde de l’attente et des tampons de chair noire qui filtrent le sang…

 

W. Burroughs, Le Festin nu, traduction E. H Kahane, Folio SF

AIR

(note pour Mission Traduction de la revue Lpb)

 

Langue en voie de disparition: poème en ket


 

Le ket est un idiome présent en Sibérie, dernier survivant de la famille des langues ienisseïennes. Il ne compte plus aujourd’hui qu'environ 200 locuteurs, ce qui fait craindre pour sa transmission au-delà de la deuxième génération. Joelle

 

La sauvegarde de poème en langue ket soulève la question de la transcription et celle de la traduction. Un linguiste allemand, Heinrich Werner, spécialiste des langues ienisseïennes a créé à la fin des années 1980 un alphabet basé sur le cyrillique pour le ket. Il a également travaillé sur les méthodes d’enseignement de l’idiome dans les écoles et a composé en 1999 un ensemble de poèmes basé sur le folklore, les mythes locaux et l’histoire récente. Ce recueil a été écrit en ket et en russe, en vue d’être utilisé comme livre de lecture dans les classes.

 

La traduction en français d’un extrait de cet ensemble n’a été possible que grâce à celle écrite en russe par H. Werner lui-même; les qualités de linguiste et la sensibilité poétique de H.Werner ne sont sans doute pas étrangères à la clarté du poème après ces différents passages d’une langue à l’autre.

 

 

PRÉDICTIONS

 

En visitant la forêt, /Un endroit calme / Bordé de mélèzes anciens, / Mon frère a parlé / Avec l'Être invisible. / Il connaissait la destinée,/ Entière de son peuple / Et ce fardeau secret / Laissait sans repos / Son âme omniprésente. / Il lui a parlé des gens / Qu'il faudrait prévenir /

Et pour qui viendra le tour / De baisser la tête / Et verser le sang d'innocents. / Leur chemin sera pénible: / En pleine force de l'âge / Quitter le monde, cette lumière, / Arroser le sol de sang / Et oublier la maison natale. / Il la voit, la horde / Plus effrayante que l'ancien maître / Défiler de nouveau / En hurlant des chants / Parsemés d'étoiles rouges. / Il la voit, cette foule, / Devant les portes grandes ouvertes / Puisant l'eau brûlante / Sans même aller chasser: / Elle a oublié ses enfants.

 

Chanson sur mon frère, Heinrich Werner, 1999

Traduction du ket via le russe par Air

 


CONTRE LE BAROQUE DU FAUX VERS 



Il est temps de passer à l'offensive, la supercherie n'a que trop duré !

Nous observons que depuis des années et des années toute une pan du mur des poètes est occupé par des textes présentés en faux vers. Le faux vers est le résultat du débitage d'une prose en tronçons. On installe des éléments d'une phrase les uns au-dessous des autres en considérant que ce sont des vers. C'est un procédé tout à fait mauvais qui coupe la lecture en petits bouts empilés les uns sur les autres. Cela ralentit et la rend plus compliquée la lecture sans rien apporter de positif en échange. Non ! Non ! Non ! le faux vers n'a pas droit de cité en Poésie ! C'est une absurde contre-nature . Un retour à la stupidité baroque !


J.P.



Simon A Langevin


Je suis pour être contre

Beaucoup ont des opinions, parfois bien arrêtées, qu’ils acceptent de partager ou non. Plusieurs ont des idées, de toutes sortes et sur plein de sujets, des plus sérieuses aux plus farfelues. Un peu moins ont des principes, auxquels ils s’arrogent le droit d’être dèles, y faisant parfois selon ceux qui les arrangent au mieux ou les servent le plus. Plus rares encore sont ceux qui ont une morale, qu’elle soit modulable ou d’acier.

Comme tout le monde, je ne fais effectivement pas exception à la règle. Je possède sans doute une certaine morale (du moins, je ne crois pas être un sociopathe ni un psychopathe); je partage des idées avec un grand nombre de personnes, même à mon insu; j’ai une panoplie de points de vue sur toutes sortes de choses, la plupart du temps, assumés.

Dans la catégorie des pour et des contre, il y a une multitude de faits pour lesquels je suis contre et m’oppose fermement sans condition. Il n’y a pas à discuter. Par exemple, je suis indubitablement contre les accidents de voiture, car ils engendrent pertes matérielles, blessures et même la mort, sans compter les embouteillages et les retards causés aux autres usagers de la route. Je me prononce également contre la couleur brune, les maladies mortelles et les incendies criminels, puisqu'ils n'ont aucune véritable utilité. Les morsures de serpents, la calvitie, les éclipses solaires et lunaires ou de tout autre acabit, l’utilisation des épingles à linges en plastique, le port des bas (surtout les blancs) avec des sandales, la lecture des circulaires, les éruptions volcaniques, l’emploi du vouvoiement envers ses parents, la pluie durant le jour et les inondations font également partie des choses auxquelles je dis non, sans concession.

Peut-être que de s’armer ainsi ne contribuera pas à changer le monde, mais au moins, les gens autour de moi sauront de quel bois je me chauffe et quel type de personne je suis face aux enjeux mondiaux. L’humanité entière ne peut pas toujours rester indifférente à tout. Tôt ou tard, vient le moment où l’on est amené à se positionner vis-à-vis des autres et ce qui nous entoure. C’est une question de choix. 



Andrew Nightingale


Identité sexuelle et Dao de jing



Femme/Homme est le Yin/Yang de l'Occident. Le Tao Te Ching comprend un système de description qui est essentiellement le système de nombres binaires doté des significations de Yin (0) Yang (1), se mélangeant, donc "100" est "Yang, Yin, Yin" et a une certaine signification intuitive.


 

Le Femelle/Male occidental montre comment réduire le monde au binaire échoue : prenons les termes Femme virile (10), Femme féminine (00), Homme viril (11), Homme féminin (01). Et puis : Femme feminine virile (010), Femme feminine efféminée, Homme viril effeminé, Homme féminin efféminé, etc.


 

Ce que je veux montrer, c'est comment de plus en plus de gens passent entre les mailles du filet à mesure que le système devient plus exhaustif. Lorsque vous obtenez une précision à trois chiffres, la plupart des gens ne s'identifieront à aucun des termes tels que "femme virile efféminée", etc.


 

Ainsi, un langage exhaustif, un langage précis, découpe de plus en plus la réalité comme "hors sujet" et les personnes trop sensibles à ce qui est ou non pertinent se sentent affaiblies lorsqu'elles essaient d'établir des liens ou de donner un sens aux sens (y compris la sensation d'idées par l'esprit).


 

L'affaiblissement de l'esprit et la façon dont le langage de précision fait passer les gens entre les mailles du filet de la terminologie technique (diagnostics, identités, etc.) sont précisément la raison pour laquelle ils sont exaltés par les puissants oligarques des États-Unis. Le langage de précision n'est en aucun cas supérieur au langage courant ou poétique, sauf que si vous vous montrez comme quelqu'un qui suit les règles des mathématiques (ce qui équivaut à « comprendre » « accepter » les règles des mathématiques), vous obtiendrez un financement, ou serez publié, ou passerez la porte que vous essayez de franchir. Peu importe ce que veut dire le terme "micronutriments", ce qui compte c'est qu'il soit très précis, et qu'en étant hypnotisé par lui, vous perdez de vue le reste du monde.


 


 Le rêve libéral d'inclusivité ne peut être réalisé par un processus de raffinement du langage ou des symboles, bien au contraire. L'utilisation fonctionnelle des mots est de réduire le désir des gens pour les choses du monde, en transformant d'abord les choses en concepts. Bertrand Russell disait que connaître l'origine du mot pour un fruit augmente sa jouissance du fruit. Il se trompe. La jouissance qu'il ressent vient de la suppression de la jouissance du fruit et de sa substitution par une autre jouissance de la connaissance des mots, moins viscérale et plus facile à abandonner. C'est ainsi que les mots sont bénéfiques et utiles. Si vous voulez faire plaisir à une personne, vous suspendez votre jugement en termes de concepts et de pratiques. Vous suspendez le besoin de connaître des faits qui peuvent être exprimés avec des mots. Dans le même sens, comme le mentionne Feyerabend, de l'ancienne croyance selon laquelle compter les gens les met en danger.


 


Les gens trouvent souvent l'amitié de nos jours en ressentant que leur ami sait les mêmes choses que lui. Une mesure de l'intégrité et de la valeur d'une personne en tant que personne qui a fidèlement étudié la science-fiction, ou une autre partie de la culture. Malheureusement, cette forme d'amour et de compagnie est bien inférieure au plaisir que vous pouvez avoir d’une personne lorsque vous n'avez pas besoin de savoir qu'elle sait les mêmes choses. Examiner les connaissances partagées des concepts est un moyen de réduire un lien ressenti avec une personne, pas de l'augmenter. D'une certaine manière, nous allons tous mourir, donc cette approche pessimiste des relations pourrait être finalement la bonne voie à suivre. Nous sommes tous sujets à la séparation dans ce monde, mais cela ne signifie pas que nous ne devons pas lutter contre cette tendance. Le succès en tant que famille humaine ne se mesure pas à la connaissance que nous avons les uns des autres, bien au contraire.


 


La valeur des sentiments intuitifs à propos du Yin et du Yang est qu'ils sont expansifs d'une manière ineffable, de sorte qu'ils atteignent l'irrationnel en s'incluant l'un l'autre et tout le reste. Le mâle et la femelle peuvent être en mesure de se joindre au sexe. Le sexe est le genre d'union irrationnelle et mystique que nous connaissons le mieux. Savoir est au mieux sans importance, quand il s'agit de sagesse irrationnelle et d'union mystique. Plus probablement, savoir avec des concepts et des noms est destructeur pour l'union entre homme, femme, noir, blanc, gay, hétéro, etc.

 


Notre union ne se trouve pas dans les fissures entre ces concepts, elle se trouve dans l'espace qui rend possible la vision des concepts et de leurs frontières.



(trad. Gilles&John)




Jérôme Fortin


Le wokisme, la chasse et le vent des carottes


On ne cherchera pas ici à vous faire la morale ; on aura amplement le temps de se morfondre dans le silence de nos tombes. Et les wokistes sont eux-mêmes à blâmer pour les fourberies qu'ils n'ont pas encore réussi à déconstruire. Leur silence est parfois assourdissant ; ils savent se montrer prudents et eux aussi aiment se blottir dans la chaleur sécurisante de leur petit troupeau. Pas beaucoup de protestataires au sein des protestataires. On fait bloc, en se croyant du côté de la raison et du progrès. Quand ils auront enfin réussi à tout détricoter (s’ils y arrivent) plusieurs de ces individus moralement supérieurs rougiront comme des pivoines des abominations qu’ils trouveront dans les replis de leurs propres consciences. Enfin... en supposant qu'ils arrivent à se déboulonner eux-mêmes de leurs piédestaux. Le délinquant sexuel est un monstre bien plus facile à abattre que son propre égo. Je suis pourtant un adepte de la déconstruction, telle que l'entendaient Heidegger et Derrida.

 

Et pourtant. Ce ne sont pas ces wokistes qui ont inventé l’indignation ; ils ne font que la verbaliser au crayon gras et en portant souvent des Doc Martens* (d'ailleurs pas véganes la plupart du temps - bien qu'ils semblent enfin vouloir troquer les vieux Vespas à quatre temps pour le Yego électrique). C'est la rogne, parfois un peu incohérente, de la jeunesse en feu et ivre d'elle-même, et qui en soi est saine, et qui énervera toujours les vieux qui sont vieux et les jeunes qui ont hâte de l'être. Et qui, parfois aussi, énervera les esprits pratiques qui ont décidé, et c'est leur choix, de restreindre leur espace de réflexion aux trois dimensions d'une boîte de Corn Flake.

 

L'indignation, et la capacité de froncer les sourcils, sont des facultés humaines bien antérieures à Greta Thunberg et tous les #metoo de nos méandres sociaux. Or, à l'exception peut-être de certaines situations très polaires où l'alimentation carnée est sans alternative viable, la chasse est réellement une chose dégueulasse qui, depuis des générations, écœure bien des bonhommes et des bonnes femmes. Un soi-disant "sport", et quoi encore ? Une activité récréative qui consiste à tuer des animaux qu'on prétend aimer ? De toutes les schizophrénies sublunaires, la chasse récréative est certainement une des plus hallucinées. Je me souviens avoir vu, à la télévision canadienne, un chasseur caressant le cadavre encore chaud du chevreuil qu'il venait tout juste d'abattre - visiblement très ému par la splendeur de son pelage et de ses bois caducs. Ce programme de télévision, comme tous les programmes de chasse et de pêche, se réclamait bien sûr de l'écologie et de la protection de l'environnement (voire du bien-être animal). On comprend dans la mesure où assassiner un chevreuil au milieu d'un stationnement serait moins amusant que dans une futaie.

 

Ces chasseurs nous diront certainement que c'est mieux de tuer soi-même son gibier que d'acheter sa viande chez Auchan. Certes, et on pourrait tout aussi bien répondre que c'est encore mieux d'acheter (ou cultiver) des gourganes, des pois chiches, des haricots et des topinambours. Et, au fond, là n'est pas la question. La question est : comment peut-on ressentir le moindre plaisir à tuer un animal qui ne nous menace pas, si ce n'est que par pur sadisme ou lâcheté ? Je ne goberai jamais ces simulacres de raisons.

 

Ah oui, c'est vrai, et j'oubliais... les carottes ça pète aussi, comme aiment tant nous le rappeler les plus scientifiques de ces giboyeurs. Et, comme on l'a vu récemment, il est de bon ton de nos jours d'être "du côté de la science", surtout celle qui nous arrange et nous déculpabilise.  


* J'en possède moi-même deux paires






Jean-Michel Maubert


Gilles Deleuze termine ainsi son texte Bartleby ou la formule (in Herman Melville, Bartleby, etc. ed. GF  1989) : "même catatonique et anorexique, Bartleby n'est pas le malade, mais le médecin d'une Amérique malade, le Medecine-man, le nouveau Christ ou notre frère à tous". Comme on le verra dans un second temps, la lecture par Giorgio Agamben de la nouvelle de Melville commence là où précisément celle de Deleuze s'arrête. Le texte de Deleuze déploie une logique centrifuge. Il part de la célèbre formule que Bartleby, copiste chez un avoué de Wall Street, oppose à toute demande : "I would prefer not to" ou plus sèchement "I prefer not to". "Un homme maigre et livide a prononcé la formule qui affole tout le monde". Deleuze montre que cette formule grammaticalement correcte est utilisée par Bartleby de façon agrammaticale - il la rapproche des agrammaticalités du poète E.E. Cummings ("His danced his did"). C'est une préférence négative, à la limite de formules ordinaires ("Je préférerai faire ceci", "Je préférerai ne pas faire cela", etc.). Elle neutralise autant la référence à un état de choses qu'aux actes de paroles intersubjectifs. C'est un bloc, un souffle, "un trait d'expression", en suspend au sein du langage. Bartleby n'accepte ni ne refuse. "La formule est ravageuse parce qu'elle élimine aussi impitoyablement le préférable que n'importe quel non préféré". Elle crée une zone d'indétermination ou d'indiscernabilité. Elle est contagieuse. Elle projette l'avoué, le patron de Bartleby, dans des comportements irrationnels (il fuit son propre cabinet, pense à le revendre pour se débarrasser de Bartleby). Ce qui semble "comme la mauvaise traduction d'une langue étrangère", Deleuze la voit comme la manifestation d'un procédé typique de la psychose (on peut penser à son texte sur Louis Wolfson "Le schizo et les langues" - ou comment construire un agencement qui décompose et traduise immédiatement la langue de la mère despotique dans une multiplicité de langues). Faire entendre une langue originale, inconnue, étrangère dans la langue standard, c'est la grande affaire de Melville : inventer "une langue étrangère qui court sous l'anglais et qui l'emporte : c'est L'OUTLANDISH,  ou le Déterritorialisé, la langue de la Baleine." Par ce procédé, cette formule, qui ravage le langage, l'ordre du monde (la division du travail) s'effondre. Bartleby se fait embaucher par l'avoué. On ne sait rien de lui. C'est un homme sans qualités, sans particularités (sans propriétés), face à l'avoué qui est comme un père, l'incarnation de l'ordre social, de la philanthropie. Deleuze définit la place de Bartleby dans la psychiatrie Melvillienne comme celle de L'Hypocondre. L'autre pôle étant les Monomaniaques, tel le capitaine Achab. Anges et Démons. Pétrifiés et Foudroyants. Ralentis et Rapides. Les Irresponsables et les Impunissables. Achab transgresse la loi des baleiniers disant qu'aucune proie n'est préférable (Deleuze rapproche Achab de la Penthésilée de Kleist). Il choisit Moby Dick et entraîne navire et équipage sur une ligne de fuite océanique, une noce contre nature, un devenir Baleine (devenir asymétrique où les forces composant l'humain se conjuguent à des forces inhumaines). Les démons comme Achab sont les êtres de la préférence monstrueuse. Achab est tendu vers cette muraille de blancheur qu'est Moby Dick, animé d'une volonté de néant. La ligne de fuite devient une ligne de mort. Celui qui est entraîné sur cette ligne de fuite passe par toutes sortes d'états ("je sens que je deviens", expérience du corps-sans-organes d'Artaud, corps intensif des figures de Francis Bacon). A l'autre pôle, il y a ceux qui sont dans un néant de volonté, "ces anges ou ces saints hypocondres, presques stupides, créatures d'innocence et de pureté, frappés d'une faiblesse constitutive, mais aussi d'une étrange beauté, pétrifiés par nature". Ces deux figures appartiennent à une nature première chez Melville. Ce sont des originaux. Des singularités. On ne peut pas les ressaisir dans des particularités, une psychologie, une logique. Avec eux la raison s'effondre dans une irrationalité supérieure. La troisième grande figure, c'est le Témoin (l'avoué dans Bartleby, Ismaël dans Moby Dick) qui appartient au monde constitué mais qui sait voir les Démons et les Anges. Les originaux éclairent d'une lueur livide, d'une lumière d'Apocalypse, le vide, l'injustice, "la médiocrité des créatures particulières, le monde comme Mascarade". Ce monde est celui que régit la fonction paternelle, les "pères monstrueux et dévorants". Remplacer la filiation par l'alliance. L'homme sans particularités est un homme nouveau, cherchant des frères et des sœurs. C'est l'Utopie américaine comme Patchwork. Non pas une nation (prise dans un système de filiations et d'identifications) mais un archipel, un manteau d'Arlequin. Mais frères et sœurs sont exposés au Grand Escroc (Benjamin Franklin) qui gangrène la confiance nécessaire à la société des frères. Pourtant, "au sein même de son échec, la révolution américaine continue de relancer ses fragments (...), essayer de percer le mur, reprendre l'expérimentation, trouver une fraternité dans cette entreprise, une sœur dans ce devenir, une musique dans la langue qui bégaie, un son pur et des accords inconnus dans tout le langage." Bartleby aura tenté de sauver ce qui aurait pu être : c'est un nouveau Christ.






Jérôme Fortin

 


La science à gogo


L'auteur des lignes que vous êtes en train de lire au lieu de faire du sport a écrit, en 2009, une thèse de doctorat intitulée : “Modélisation des rendements de la pomme de terre par réseau de neurones". Bien que l'on ne m'ait pas particulièrement reproché de manquer d'avant-gardisme, déjà à l'époque, l'intelligence artificielle et le machine learning commençaient à sentir le surcuit dans les milieux universitaires. Qu’importe ; cette élégante construction mathématique m'a fasciné pendant des années, au point d'y consacrer une bonne dizaine d'articles. J'en apprécie toujours les fondements mathématiques, mieux adaptés que le calcul différentiel, à mon avis, pour modéliser la plupart des systèmes naturels. Mais le doux parfum de mystère s'est depuis longtemps évaporé de cette belle chevelure argentée. Ce ne se sont au fond, ces algorithmes, que de vulgaires abaques permettant de classifier et d'inférer des généralisations plus ou moins utiles, plus ou moins dangereuses. Mais le but ici n'est pas de vous assommer avec des propositions apodictiques ou encore de vous déprimer en reniant en bloc les avancées technologiques du singe humain.


Le but ici est de dénoncer l'appropriation imbécile de la science à des fins idéologiques. C'est plus ambitieux que de faire une pizza ; même les étages d'un gâteau foret noire seraient plus faciles à stabiliser sur la confiture de cerise de leurs plans de clivage. J'ajouterai même un sous-objectif : démontrer les risques de transbordement de cette appropriation idéologique dans les domaines sacrés de l'amour, des arts et des lettres. Il convient d'abord de se faire un double expresso. Je tenterai d'être bref et d'éviter les gros mots.


Depuis mars 2020, et pour simplifier car on n'a pas le choix, deux noyaux se condensent et se dilatent au gré des décisions sanitaires du gouvernement. Les "pro-ceci" et les "contre cela". Il est difficile de connaître la taille proportionnelle de chacun de ces noyaux (sans parler bien-sûr de la myriade d'électrons libres). Le média mainstream nous dira ceci, le média alternatif nous dira l'inverse. Vous voyez que je suis déjà un peu complotiste, car je mets en doute la neutralité de la presse officielle. Que les gens aient des opinions et les médias des lignes éditoriales, ça va de soi. Que d'aucuns parlent au nom de la Science (avec un S majuscule), en supposant un consensus, ça commence à être un peu plus embêtant. Que d'aucuns nient le droit de parole à d'autres, toujours au nom d'une science consensuelle, ça commence à être drôlement agaçant. Enfin, que d'aucuns appliquent la censure au nom de cette même science "autorisée", ça devient carrément problématique. Rien de nouveau sous le soleil, juste reformulé de cette manière-là. Voilà pour le premier point ; attaquons-nous tout de suite au second pour préserver cet élan et cet enthousiasme.


Comme chacun souhaite être du côté de la science et de la raison, il s'est créé une sorte de surenchère autour de ces deux concepts. De nos jours, l'irrationalité est un grave défaut, la déraison une insulte cuisante. Tout doit répondre de la logique et être justifié de manière factuelle ; y compris l'amour. J'ai connu un garçon qui, dans de longues lettres aux marges très étroites, tentait désespérément de convaincre sa douce de ne pas le quitter. A l'aide d'arguments factuels soigneusement étayés, il essayait de prouver l'irrationalité de sa décision, l'irrationalité de ne plus l'aimer. Selon la Science, selon les faits, elle devait l'aimer. Elle était folle de l'abandonner pour un joueur de flûte. Lui et son chien à trois pattes.


Et après le fact-checking de l'amour, aurons-nous droit au fact-checking des arts et des lettres ? Au fact-checking de la poésie ? Un poème dépourvu de sens sera-t-il, plus d'un siècle après Rimbaud, de nouveau qualifié d’imposture ? La littérature devra-t-elle obligatoirement servir la raison (et donc "édifier") pour pouvoir espérer être un jour publiée ? La poésie sera-t-elle réduite à une suite ennuyante de métaphores cosmétiques que le critique fact-checker nous aidera à résoudre aux moyens de savants outils analytiques ?


En bref : nous dirigeons-nous vers une tyrannie des têtes carrées ? Merci d'avance d'envoyer vos réponses dans 

l’Univers.




Maheva Hellwig



Désillusionnée


 


Je me rappelle un ami au verbe haut qui faisait une thèse sur l'émerveillement et l'extase comme moteur de création chez un américain contemporain. Après quelques années je ne sais trop plus comment, il a échoué chez moi (c'était vraiment le terme). Il avait essayé de faire de la poésie. Il était (excusez-moi du jugement) décharné, hagard et à côté de la plaque. Je n'ai jamais cru que la poésie rendait vraiment heureux mais là, j'avais un vrai vagabond en face de moi. Et son livre c'était... un buisson. Je n'ai pas envie de finir comme lui. Désillusionnée.



Matthieu Lorin


Souvenir de lecture

Vladimir Nabokov

 

 

Pourquoi n'ai-je jamais coupé un livre en deux ? J'ai scié huit stères de bois cet hiver, vu mon existence se fendre dans sa longueur il y a quatre ans mais n’ai jamais touché à la bibliothèque. J'ai les idées sacrilèges et des mains de chien battu.

 

J’arracherai des pages entières à Lolita et en ferai des boules de papiers. Cela reviendra à froisser le temps pour faire émerger des aspérités :

des montagnes,

des éboulements,

des polypes à soigner,

des poèmes, même médiocres.

 

 

 

L’extrait


Nous avions été partout, et nous n'avions rien vu. Je me surprends à penser aujourd'hui que notre voyage n'avait fait que souiller de longs méandres de fange ce pays immense et admirable, cette Amérique confiante et pleine de rêves, qui n'était déjà plus pour nous, rétrospectivement, qu'une collection de cartes écornées, de guides disloqués, de pneus usés - et les sanglots de lo dans la nuit, chaque nuit, chaque nuit, dès que je feignais de dormir »


V. Nabokov, Lolita, Folio (traduction de M. Couturier)



Tom Saja


La nuit est une chienne pour le chien


 à mon frère, d'une autre mère


 


la nuit sur l’étal, la nuit en étau. la nuit en police garamond. le vin dans sa robe de contre-jour. le liseré rouge à l’horizon du sang du christ.

Mère se ronge les sangs car je ne rentre pas. son cendrier en témoigne tous les soirs, je ne rentre pas. je rêve d’une nuit qui lâcherait enfin ses chiens dans mon cœur. dans ses ruelles où jamais poète n’a baisé une étoile.

Chien, j’ai dormi dans la voiture. pas assez d’essence pour me chauffer, prié pour que jour vienne. police m’a demandé qui j’étais j’ai dit J. K, demande à J. K. j’ai pris des bus de nuit en hypoglycémie, les mangues de Boubacar m’ont maintenu en vie. pas comme N qui laisse J au Mexique en chien, en chien noir de Mexico. dormi en chien de fusil dans les hamacs de la Guajira avec un autre clébard de sang. demande au grec de Hakidiki où la guêpe le pique, à l’iranien où dans sa main brûle le feu de Mazda. ils aboient à boire.

Frère poète me tend une rasade, meurt le Zeibekiko.

dieu, ce maçon de pacotille, a fait les dalles chaudes pour les flancs des chiens. a façonné les ombres pour nos sommeils. Nature berce-nous.  

nous rentrons à pied, coupant à travers champs. la rosée bénit nos jeans. la femme qui m’a mis au monde derrière les rideaux. dieu, ce biologiste raté, a fait les oursins car nos peaux craignent le sel. la pita chaude dans la paume de l’homme qui troque son sommeil contre le rire de ses amis. Micheline qui me tend une clope dans le noir. danser jusqu’au bout de la nuitée. la mort sur les lèvres et dans le mauvais vin. dans les chips au vinaigre. la route est une déroute perpétuelle mais je rentrerai chez moi, embrassez mon chat ma pauvre mère et mon oreiller.  même l’encre de minuit tarit. dieu, qui me doit vingt balles, me demande un endroit pour passer la nuit, et comme je suis bon joueur je dis oui, il me dit où ? mon doigt montre la nuit.


 

Denis Heudré


Yves Simon, et tout comprendre de mon adolescence ratée.


 

J'aime Yves Simon de toute mon adolescence mal fagotée. Il aurait suffit de peu pour en avoir une aussi riche que lui. Je n'ai pas su comme lui ouvrir la barrière de la culture pour m'ouvrir tout le champ des possibles. J'ai mis trop de temps à lancer mes mots au vent de la poésie. Trop coincé dans le quotidien, je n'ai jamais réussi à enclencher le moteur de la manufacture des rêves. J'ai mis trop de temps à savoir la direction vers laquelle embarquer ma vie. Trop peur de me présenter comme différent dans mon milieu. Je rêvais plus de sentiments que de réussite, de jolies phrases que d'argent. Je m'inventais des histoires d'amour platoniques depuis l'âge de dix ans. Je préférais la compagnie des filles, plutôt que celle d'un ballon de foot ou de ceux qui pissent plus loin. Je n'avais que l'écriture en tête mais les mots se bousculaient, s'embouteillaient, de telle sorte que rien d'intéressant ne sortait de ma bouche ou de la plume de mon stylo. J'avais des rêves d'Amérique comme Yves Simon, des chansons à écrire comme Yves Simon, Gerard Manset, Alain Souchon. J'aurais dû me payer comme lui une machine à écrire. Je me reproche de n'avoir pas eu suffisamment confiance en mes professeurs de français. Mais aurais-je eu le courage de les aborder en leur disant "apprenez-moi à écrire l'amour, la vie, mes rêves et tout mon mal-être d'adolescent" ?


 


C'est par Yves Simon que j'ai abordé la littérature. Avec son écriture moderne, quasi cinématographique, faite de phrases courtes, n'hésitant pas sur les noms propres, les lieux et des dialogues pas communs. C'est lui qui m'a fait sortir la littérature de la poussière de l'école et remplacé l'analyse fastidieuse au profit du ressenti, et de l'éveil de l'imaginaire et des manifestations de la passion. L'adolescence a besoin de passion, non pas d'analyse stylistique froide. J'ai emprunté ses trains, embarqué sur ses océans. J'ai tenté de copier son style dans des débuts de nouvelles mal bâties. J'ai rêvé de ce romantisme-là, en bannissant Lamartine, Vigny, Musset et autres poètes du 19ème siècle. Mon siècle avait mieux à faire et Yves Simon me montrait la voie à suivre.


 


J'ai aimé sa façon d'écrire mais aussi sa manière de voyager. Partir non pas pour voir, mais pour rencontrer. Malheureusement, je n'ai pas su comme lui provoquer ma chance "Les chanceux sont ceux qui écoutent, qui regardent, qui tissent des liens avec des inconnus, qui voyagent et s'étonnent, qui ne se découragent pas et persistent quand tout semble résister" dira-t-il plus tard dans La compagnie des femmes, lu bien trop tard, la cinquantaine passée... J'ai appris sur moi en le lisant, mais bien trop tard. J'ai toujours été en retard, en retard d'un sentiment, d'une prémonition même en retard de mes souvenirs. Toujours un peu perdu dans ce monde bousculant. Irrésolu, j'errais entre les mots sans vraiment me fixer sur eux. Trop marqué par le cherche-toi-un-métier-stable-et-bien-payé, je ne me rendais pas compte que moi aussi je faisais partie d'une "génération éperdue de mots, de musique et de futur" . 


 


Il m'aura manqué de l'argent pour acheter toujours plus de livres, aller voir le plus possible de films. Il m'aura manqué le courage de m'inscrire à la bibliothèque. Le culot de forcer la rencontre avec un écrivain. L'orgueil de me savoir, non pas supérieur, mais en tout cas à part, faisant partie du petit peuple attiré inéluctablement par l'écriture. L'adolescence est passée sur moi comme une coulée paralysante au lieu d'être comme pour Yves Simon, une piste d'envol formidable. Je n'ai rien à regretter, c'est que je n'avais pas le talent de forcer mon destin. Je suis vieux désormais, mais n'ai jamais quitté mon adolescence que je me plais à rêver autre. Merci à Yves Simon de continuer d'accompagner ma vie. 


 

 


Tom Saja


Les mots viennent du coaltar, de nos chairs froides et des arbres alentours. Tout ce qui traîne dans le divan et qu’on ne retrouvera pas. La tiédeur du revolver des années, son chien qui nous percute sans frein, tandis que l’on se le ronge. L’os bien sûr, pas le frein.

Les mots viennent du décubitus dorsal, de la petite sieste après le trop-manger. Ils viennent de nos guerres lasses, du vent qui secoue la boîte aux lettres. De ce drap dont les plis ne partent jamais, comme autant de navires à quai.

Les mots viennent de nos fonds de café et de la pluie de gouttière. De nos merdes oubliées. Quand on se caresse le lobe d’oreille ou que l’on se cure le nez.

Les mots viennent de ces chaussettes dont on ne retrouve jamais la copine. Paires perdues, c’est peine perdue.

Les mots viennent de ce figuier décrépi, sur sa possibilité d’un énième printemps.

Les mots viennent de nos autodafés intérieurs, de nos pile ou face avec la tartine beurrée, de notre pacte secret avec la Camarde.

Les mots Vienne, d’Autriche.

Ils serpentent sous nos couennes venimeuses.

Les mots viennent.

De ta bouche après l’amour, de ton silence quand tu dors.

Quelques cheveux dans le siphon. J’en ferai bien un poème.




Matthieu Lorin


Souvenir de lecture

à Jim Harrison


Je me souviens de ces matins bleus comme un naevus, de mes entrailles en barbelés et de mes avis sur tout. Depuis la fenêtre, je charriais l’air comme des brouettes et les décisions que je prenais n’engendraient même pas le griffonnage d’un bout de papier.

Je me souviens de l’appétit que j’avais en découvrant ces nuages au fond de l’assiette - nous mangions dehors à cette époque – et l’eau me paraissait salée. Le parasol jouait son numéro de derviche sous nos yeux disciplinés et mon cœur l’accompagnait d’entrechats secrets.

Je me souviens de ces jours humides -nous ne mangions plus à l’extérieur – où, allongé en plein jour, j’engageais avec la page un combat à l’issue incertaine.

Mais je ne me souviens plus de mes chagrins d’enfance, de mes rêves qui s’envolaient avec la même lourdeur qu’une punaise diabolique, et de mes lectures d’alors. Quelles furent les transitions, les terminaisons nerveuses qui m’amenèrent jusqu’à Jim Harrison dont j’ai acheté le livre aujourd’hui ?

Oubliées…

L’extrait

« En attendant, soixante-quatorze années d’oiseaux

ont passé. Bien sûr la plupart ont disparu

et je ne devrais pas me plaindre de rejoindre

la fin de tout. J’ai autrefois vu un oiseau tomber mort

d’un arbre. Je l’ai touché, étonné par

la légèreté de ses plumes, qui lui permet de voler.

Je l’ai enterré, là où pas plus que nous

il ne devrait reposer. Les oiseaux morts devraient être

des monuments à jamais suspendus dans l’air. »

Jim Harrison, « Soixante-quatorze », La Position du mort flottant, éditions Héros-limite, traduction de Brice Matthieussent




Maheva Hellwig


L’art des amateurs



La poésie, me semble ne pouvoir se passer d’amateurisme. D’une part, parce qu’il faut bien un public qui aime, d’autre part, parce qu’il faut bien un public qui s’approprie les armes même des combats les plus âpres.

Dans tous domaines, il faut des amateurs pour perpétuer des savoir-faire. Des qui se croient nés de la dernière pluie, pour réinventer ce qu’ils découvrent ailleurs. Des qui voyagent, pour porter les couleurs de ceux qui restent. Des qui restent, pour rappeler la couleur à ceux qui bougent. Des heureux, pour rappeler les couleurs. Des qui broient du noir, pour rappeler à tous que nul n’est immortel. Il faut des amateurs dans la vie. Aussi bien que nul n’est professionnel de la vie. Chacun a les mots pour exprimer ce qu’il sent dans l’ordre qui lui convient. La véritable poésie n’est donc ni dans un ordre ni dans une technique (bien qu’elle use de tours et de virevolte), mais dans une vue, une collision comme une rencontre plaisante si bien qu’on peut aimer des mots maladroits s’ils sont faits d’amour, ils peuvent être bas, lourds, mais ne cesseront jamais d’être de la poésie.

6 XI 21




Jérôme Fortin


La géophysique des terrains plats


S’il y a une matrice que l’être humain, du haut de son arrogance, aime ignorer, c’est bien le sol. C’est pourtant de ce sol que provient le navet que vous n’êtes pas en train de manger. C’est une roche meuble, parfois un peu collante, dégoûtante pour certains car s’y meut librement le ver de terre, le plus sous-estimé de nos travailleurs ; le lombric qui, par son incessante digestion minérale, rend possible ce bavardage désagréable. Il n’y aurait, sans son effort acharné et gratuit, aucune forêt vierge dans laquelle se perdre, la nuit, à la suite d’une torride aventure érotique en Australie. Le monde ressemblerait au désert inhabitable qu’on nous annonce, jour après jour, sur Radio Apocalypse.

Si on le compare au ciel, d’aspect tantôt riant, tantôt triste, source d’inspiration de moultes lettres d’amour ou d’adieu (selon la météo), un podzol paraîtra certainement sans grand intérêt. Le tchernoziom, terre opaque et fertile des prairies russes et canadiennes, riche de la décomposition de milliards et milliards de kilomètres de radicelles et autres immondices, n’a encore inspiré que très peu de poètes non soviétiques. Très peu d’entre-nous y voit l’intérêt d’y planter une sonde à neutrons pour en mesurer la conductivité hydraulique. Pourtant certains le font, comme moi ; on les voit errer, ces fous, au milieu des champs de patate, creusant des trous par-ci, installant des lysimètres par-là, le visage sérieux et concentré, comme si c’était important. Ça restera toujours relatif, la signification de ce qu’on fait. Nous ne tenterons pas de résoudre cette aporie.

En plus de nous nourrir, les cochons que nous sommes, la matrice sol est en outre un fort décent réservoir de pets et autres émissions de CO2. S’y séquestrent les exhalations de nos mobylettes et les rots de nos vaches laitière. Mais, encore une fois, on n’en parle peu, l’Amazonie étant nettement plus photogénique ; et avec raison, majestueuse et de proportion biblique, il est facile d’oublier l’ocre substrat sur lequel elle s’ancre afin de pouvoir, de ses feuilles gloutonnes, manger la lumière. Ici réside la véritable transsubstantiation. Nous sommes tous des parasites de lumière.

Le sol, élément humide, plutôt froid et sans éclat, est proche de nous par nature. C’est de celui-ci que le sculpteur extrait l’argile avec laquelle il façonne le mieux nos postures les plus gênantes. C’est de celui-ci que provient le graphite avec lequel les artistes ont immortalisé les têtes embarrassées de nos ancêtres, d’ailleurs aujourd’hui joyeusement reminéralisés par les vers. Peut-être que cette ressemblance intime n’est pas étrangère à notre aversion. Rien ne nous horripile plus, semble-t-il, que la vue d’un sol nu. C’est comme se retrouver, de manière involontaire et abrupte, au milieu d’une plage nudiste.

C’est peut-être pour cela que son importance est si souverainement ignorée et bétonnée. Ou enfin…





Jean-Michel Maubert


Sur Sophie Patry


«L’avenir est aux fantômes» disait Jacques Derrida.

Son corps est un paysage. Paysage de lumière. Démultiplié. Spectralisé.

Les photographies où Sophie est l’oeil photographique et le paysage. On dirait un songe d’elle même. D’autres Sophie. Des soeurs. Projections, émanations d’elle. Devenirs animaux. Il y a l’animale, terrestre. Accroupie. Ramassée dans ses propres ondulations spectrales. On pense parfois à Francis Bacon. Une parenté. Un écho. Puis s’épanchent d’autres devenirs. Aériens. Quelque chose du vol, de l’envol. Mouvements encore. Et, d’autres fois, la texture d’une lumière de méduse. Opacité. Translucidité. Transparence. Lumière grise. Aplats noirs. Les états de lumière que son corps traverse.

Devenir inassignables du visage et du corps de Sophie. Les photographies vieillies. Au bord du monde. D’une fenêtre poreuse. Frontière se dissolvant. Dehors, le gris. L’opacité. Silhouette de Sophie se désagrégeant dans la lumière. On pense à des images d’autrefois, sorties d’un carton, du tiroir d’une commode, ces fantômes d’elle, semblables à des bêtes pudiques. Proches de l’ombre. Façon d’être au coeur de l’énigme. S’apparaître comme souvenir matérialisé. Mémoire-image. Disparue déjà. Trace de lumière. Opacité vivante s’effaçant sans cesse. Façon de s’enterrer et de se voir du point de vue de sa propre mort. Mais disparue, non. Disparaissant. Hantant notre regard, notre mémoire. Notre espace.

Car il y a ce corps. L’insistance spectrale d’une chair. Sa chair, photographique. Sa beauté. Entêtante. Nudité fantômatique qui happe et hante l’ombre gîtant au sein de nos têtes. Chambre mentale. Femme fantômale ou dédoublée ou perdue dans un espace qui est miroir de miroirs. Miroir devenu invisible, monde où la peau est apparence de lumière, transparence, peau liquide et aérienne, feuilletée, lumière pure. Miroir de l’absence. Passage entre les mondes.

La structure de cet espace-miroir rend Narcisse impossible. Elle ne cherche pas à se rejoindre, à fusionner avec son reflet. Elle se perd plutôt. S’ouvre. S’explore comme paysage multidimensionnel, fragments de chair fragile, miroir brisé de Dyonisos.

Femme en matière d’ombre. Femme-reflets. Femme faisant de la lumière et d’elle-même et du monde inerte un pur mouvement. Le réel est restitué à vérité vibratile, ondulatoire.

Sophie laisse apparaître à travers elle les altérités que nous portons en nous. Les plus purs fantômes.

La douleur des bêtes hante notre monde. Une basse continue. Sophie, au sein de ses métamorphoses, donne à sentir et à rêver les ombres des autres vies.

Ça éclot. Sophie : une étrange terre de rêve. Les photographies où corps et paysage s’interpénètrent. Se superposent. Il va de soi que le paysage la prolonge. Elle l’enfante et il la prolonge. Parfois se tient en lui un fragment d’elle. Il est ainsi, le paysage, comme une paume bienveillante. Il croît et émerge d’elle telle une secousse de lumière, une nappe d’espace se dépliant. Ça flotte, c’est voilé et parfois très clair. Il y a la beauté de son visage mêlé au verre du vitrage, mêlé à la peau du paysage.

Les photographies de paysages. Son visage, son corps n’y sont plus. S’incarne ainsi autrement le regard de Sophie. Le cadre et la lumière et le mouvement brouillant les frontières des choses. La texture de l’image capte la vibration des matières. Oui, son visage n’y est plus. Son corps n’y est plus. Plus comme avant. Comme si l’espace s’était retourné sur lui-même. Dehors saisi du dedans. Dedans projeté dans ce dehors. On se prend à vouloir entrer dans l’espace-paysage que Sophie a ainsi déplié. Devenir soi-même mouvement au coeur de l’immobile. Habiter, parcourir cette géologie du fantômatique. L’étrangeté du jour enfin dévoilée. Des passages à trouver.

Vient de paraître «Décombres» (2021) de Jean-Michel MAUBERT,

éd. L’Abat-Jour, coll. Lumen, 2021

Recension critique du recueil Décombres par Nikola Delescluse :

soundcloud.com/nikola-delescluse/jean-michel-maubert-decombres




Tom Saja


Là où j’habite, tondre la pelouse est la religion. Celui qui ne tond pas trois fois par semaine ira brûler pour l’éternité en enfer. Je vous jure, c’est du sérieux ça. L’entretien de son jardinet, c’est devenu l’opium du peuple. Faut les voir, dès que le jour perfuse le ciel, s’adonner à leur passe-temps favori. Les portes de la remise s’ouvrent. Certains accompagnent même le labeur d’une petite bière matinale. Entre nous la meilleure. A jeun, elle peut vous faire voir dieu, même si la plupart du temps vous verrez pas un radis. C’est une paroisse peu silencieuse, les tondeurs de pelouse. Et les ouailles deviennent sacrément dures de la feuille, à force de passer leurs journées dans des bulles de boucan. Je les observe depuis ma fenêtre, réfractaire. Je les regarde regarder mon herbe qui chaque jour s’agrandit follement. Ils me jugent, depuis leurs pelouses parfaitement soignées, des brins déchiquetés éparpillés sur le visage. Qui est-ce renégat qui fait prospérer son chiendent ? Voyez comme son espace vert est anarchique. Blasphème. Qu’on l’emmène à un bucher d’herbe séchée pour le brûler, l’hérétique et son hérésie. Mais ils n’en font rien. Chaque jour qui passe ça leur tord le cœur mais ils n’en font rien. Ils finissent par en rêver je suppose, venir tondre toute ma pelouse. Ça doit leur donner de sacrées sueurs nocturnes découper toute cette luxuriante pilosité végétale. C’est que c’est plus dur à ratiboiser à partir d’une certaine hauteur. On sent la machine faiblir un instant, les pales de métal tournant vite vite vite ralentir soudainement, s’approcher de la coupure du contact pour finalement passer l’obstacle et vaincre l’ennemi. C’est un plaisir jouissif, cette menue résistance. kiff inconnu quand on tond plusieurs fois par semaine. Alors ils en cauchemardent des mottes de foin de ma pelouse. Ça leur rentre dans les naseaux toute cette mauvaise herbe libre. Je peux les entendre les soirs de grande chaleur quand tout le village dort les fenêtres ouvertes. Leurs ronflements font des bruits de machines. Ça sécatorise, ça ratisse, ça fauche, ça pourrait même balancer des moutons pour brouter le tout. Les moutons qu’ils comptent pour s’endormir tant cela les ronge.

Moi, je dors comme un bébé.




Jean-Michel Maubert


Le livre de Marie-Claude Marsolier Le mépris des «bêtes». Un lexique de la ségrégation animale (ed. puf), met à jour la dimension profondément misothère de la langue française. L’auteure définit la misothérie comme «haine ou mépris envers les animaux non humains» - du grec miséô («détester, haïr») et thêrion («animal sauvage»). Le suffixe -thère lui paraît plus adapté que -zoo (zôion) car il marque d’emblée une coupure entre l’homme et les autres animaux. Se trouvent ainsi synthétisées dans ce terme les stratégies d’exclusion dont le livre va déplier les formes.

Marie-Claude Marsolier montre qu’un certain nombre de dispositifs linguistiques, ainsi que des pans entiers du lexique du français, font système contre les animaux non humains. On pourrait parler de la fabrication d’une «haine objective», au sens d’un ensemble de significations formant un réseau symbolique structuré et articulé, mais dont la cohérence est idéologique plutôt que rationnelle (normative plutôt que descriptive, et, au fond, profondément arbitraire). Autrement dit, l’usage courant de la langue perpétue un imaginaire de l’opposition humain/animal qui est en contradiction frontale avec le discours de la biologie (génétique, théorie de l’évolution, neurologie), de l’éthologie et des sciences cognitives - qui, elles, respectent le principe rationnel de parcimonie : il n’y a pas de raison d’avoir des termes et concepts différents pour des organes, des fonctions, des capacités qui renvoient aux mêmes structures sous-jacentes.

Au delà de la simple différenciation, sont incrustés dans la langue, de façon implicite, des procédés d’opposition induisant l’hostilité, le mépris, le dénigrement des autres animaux, ainsi que le déni de ce qu’ils sont et de ce qu’ils endurent - ce qui est l’une des composantes de leur exploitation généralisée. Les mots vectorisent nos pensées et actions, induisent des idées (des valeurs) et des comportements. Ce contenu misothère implicite fait partie de nos compétences linguistiques en tant que locuteurs du français (phénomène de rabâchage depuis l’enfance - p. 146/148). Le terme «animal», tout comme celui de «bêtes», a comme fonction première de constituer une totalité (les animaux) dont on sépare les humains. Les autres animaux correspondent à l’ensemble des «non humains», toutes espèces confondues. On obtient ainsi deux blocs «artificiellement symétriques» (p.25). On peut ainsi refuser aux animaux certaines caractéristiques sous prétexte que certains en sont dépourvus. Un auteur comme Descartes propagera ce genre d’illogisme à propos de la pensée des animaux. Cette coupure fondamentale va permettre de toujours définir les animaux par ce qu’ils ne sont pas ou ne possèdent pas : le fait de ne pas être des personnes, de ne pas avoir un visage et une individualité, de ne pas être capable de raisonner ; et il en sera de même pour être conscient, être animé de désirs et être capable de volonté, avoir des sentiments (amitié, amour, joie, colère, rire...), éprouver du plaisir sexuel (à quoi sert alors le clitoris des rates ?), etc. Ce qui marque la nature non scientifique de ces affirmations privatives c’est qu’elle renvoie à du «non-être» et non pas à des propriétés réelles, qui, seules, peuvent faire l’objet d’une investigation scientifique. Les «animaux non humains» sont conçus par rapport à un point de référence (les humains) qui est situé à l’extérieur de la totalité qu’ils sont censés constituer. Les animaux ne sont pas alors perçus comme des individus ou des personnes, ils sont anonymisés, rejetés dans une masse indifférenciée. L’arbitraire se signale, par exemple, par la façon dont est genrée leur désignation. Pour bon nombre d’espèce un seul terme désigne à la fois les mâles et les femelles (p. 57) : «une souris ou un papillon peuvent désigner tant une femelle qu’un mâle», ce qui les rend semblables aux substantifs utilisés pour les objets (une table, un bureau).

Ce dispositif très puissant d’exclusion et de privation va rendre possible diverses stratégies linguistiques dont la mise en oeuvre spontanée par les agents sociaux va toujours dans le même sens. Les définitions des capacités intellectuelles et morales sont systématiquement référées aux humains. Il en est de même des sentiments. L’attribution aux autres animaux ne se fera que par analogie avec l’homme (ex. de la peur et des états mentaux en général, p. 73 à 81). Pour ce qui est des corps, la majorité des organes (tête, oeil) et fonctions (manger, dormir) s’appliquent aux catégories, «humains» et «animaux». Cependant, des parties du corps et des processus physiologiques homologues, désignés par des termes «s’appliquant en premier lieu aux humains», vont soit leur être «strictement réservés (visage, figure, décéder), soit ne vont s’appliquer qu’à un ensemble réduit de non-humains (bouche, voix)» (p.69). Fonctionne à plein ce que Frans de Waal nomme l’anthropodéni : le refus de voir les ressemblances. Les mots liés à la reproduction et à la mort sont chargés de sens métaphysiquement. Gestation «s’emploie pour les humains et non humains», mais grossesse, être enceinte et accoucher sont réservées aux humains. Les «autres femelles mammifères sont gravides ou pleines (rarement dites enceintes), et mettent bas des petits» - et non pas des enfants. Si on appliquait ces termes à une femme humaine ils seraient perçus immédiatement comme péjoratifs et dégradants. (p. 48/51). Il faut noter qu’en outre les mots que l’on applique en premier lieu aux non humains deviennent des outils de dénigrement et d’humiliation, des insultes, quand ils sont appliqués aux humains : gueule, museau, groin, patte, par exemple. Approfondissant ce point, M.-C. Marsolier consacre un chapitre au recensement des mots, expressions, formules, proverbes servant à dénigrer des humains en les associant à des caractéristiques animales dévalorisantes (être traité de pigeon, de dinde, de mouton, de perroquet, d’âne, de bécasse, etc.). La référence aux animaux sert aussi à caractériser les humains opprimés : «être traité comme du bétail» ou «comme un chien», ou à marquer l’indignité morale : «balance ton porc». Dans ces expressions les animaux ne sont que des supports métaphoriques, alors que ces formules expriment l’horreur ordinaire de leur condition, intégralement fabriquée par les humains. Un syntagme comme «pleurer comme un veau» (p. 100) renvoie en réalité à la façon dont l’industrie laitière sépare le veau de sa mère après la naissance pour exploiter son lait, le jeune animal étant issu d’un processus d’insémination artificielle et étant ensuite traité comme un déchet de l’industrie laitière, bon pour l’abattoir. Analyser tout ce vocabulaire permettrait de se rendre compte que l’élevage est la matrice anthropologique de l’injustice - de l’esclavage, du traitement oppressif des femmes, etc. L’auteure montre également les différents procédés permettant d’entretenir le déni de l’extrême violence et des souffrances multiples infligées aux autres animaux - voir son analyse du terme «abattage» (p. 118), qui permet d’euphémiser la mise à mort ; ou les «soins aux porcelets», qui renvoient en vérité à des actes de castration, meulage des dents, caudectomie ; de même, les stalles où sont encagées les truies sont des «nurseries» (p. 125-126) ; sont désignées comme «fermes» les bâtiments industriels qui représentent l’écrasante majorité des lieux où sont entassés et parqués les animaux d’élevage, etc. M.-C. Marsolier compare l’usage de l’expression «bien-être animal» à la novlangue d’Orwell (p. 126/127) : la désignation d’une réalité intrinsèquement génératrice de souffrance par son contraire. L’auteure pointe également l’invention par le monde de la boucherie de termes découpant l’animal suivant des mots qui n’ont plus rien à voir avec ce qu’il est en tant qu’individu, le transformant en une série de morceaux faits pour être consommé, ce qui permet de l’effacer en tant qu’être singulier (filet et faux-filet, gîte à la noix, hampe, jumeau à bifteck, etc, p. 133). Le dernier chapitre propose de faire évoluer notre langue pour lutter contre - et défaire - sa dimension profondément misothère. En nous tendant ce miroir critique sur nos usages linguistiques, M.-C. Marsolier nous permet de prendre conscience du fait que les structures d’opposition, les formes implicites et explicites, et les limites que notre langage institue constituent la texture même de notre univers intellectuel et axiologique, et informent en profondeur nos pratiques. Les limites de mon langage sont bien les limites de mon monde.




Jérôme Fortin


Notes sur Olivier Messiaen



Comme tout a déjà été dit sur lui, et tout le reste, il convient d’en dire encore plus. Le but étant bien sûr de faire rager l’académicien et d’ajouter une couche de confusion dans la tête de l’honnête néophyte (ignorons pour l’instant ceux qui considèrent encore comme une imposture la musique atonale ; il faudrait alors, comme l’a si brillamment démontré l’intéressé, mettre les oiseaux en prison pour nuisance sonore). Notons de cette parenthèse frivole que nous les mettons déjà en cage, les oiseaux, sans pour autant les faire taire complètement. Nous aimons au mieux leurs pépiements lorsque convenablement circonscrits dans l’espace et le temps. Comme toujours, l’objet réduit à sa fonction décorative ; comme toujours, mauvaises herbes fauchées et ciels prédits.

Ce transbordement de nos champs auditifs, qui aboutira au bruit blanc, en passant par le rose, commence, étonnamment, par le chant de l’alouette lulu et le gazouillis du traquet rieur. De quoi décourager plusieurs amateurs de harsh noise! Le bruit n’est que silence bouleversé, lorsque saturé. Que d’aucuns en apprécient l’agression (j’en suis) demeure un mystère probablement de nature synesthétique.

Avec sa tête de curé, et certains titres qui rebuteraient jusqu’aux moins athéistes d’entre nous [VINGT REGARDS SUR L’ENFANT JÉSUS - LA NATIVITÉ DU SEIGNEUR - TROIS PETITES LITURGIES DE LA PRESENCE DIVINE - VISIONS DE L’AMEN], Messiaen n’attire pas à priori l’amateur de déconstruction. D’autres titres, aux évocations vaguement païennes, voire sensuelles, semblent faire corps avec sa musique [ÎLE DE FEU - FÊTE DES BELLES EAUX - DES CANYONS AUX ÉTOILES - QUATUOR POUR LA FIN DES TEMPS - LES CORPS GLORIEUX - APPEL INTERSTELLAIRE - ÉCLAIRS SUR L’AU-DELÀ]. Et, bien sûr, il ne faudrait pas oublier ses lubies ornithologiques pleines de tendresse et d’humilité [RÉVEIL DES OISEAUX - LE MERLE NOIR - CATALOGUE D’OISEAUX - OISEAUX EXOTIQUES]. C’est comme si un plasticien d’avant-garde collectionnait les timbres, en cachette, en buvant du chocolat chaud.

Ses quatre études de rythme, et surtout Mode de valeurs et d’intensités, ont grandement consolidé le socle rocheux sur lequel repose depuis près d’un siècle la musique contemporaine (si les fact-checkers me permettent une aussi docte affirmation). Boulez, Stockhausen et tant d’autres y ont puisé leurs conditions initiales, prémisses aux multiples développements, échappées, dérives et hérésies dont nous nous régalons encore aujourd’hui. Restons-en là sur l’axe du temps ; je ne cite que ceux validés par l’histoire. D’autres le seront demain.

Et si cette musique, qui un jour sera complètement oubliée, je le crains, car aux antipodes de la facilité et du mercantilisme ; et si cette musique, tellement non-essentielle, réclamant tellement de solitude, était un des traitements prophylactiques bientôt prescrits de la maladie humaine ?



Matthieu Lorin




Souvenirs de lecture



En passant devant la gare, j’ai aperçu un carton qui séchait au soleil. Etendu sur une corde à linge de fortune, on (mais qui peut bien être ce « on » ?) espérait sans doute que l’humidité dont il était imprégné s’estomperait, oubliant que le fil déchire ses entrailles comme une césure scinde la phrase en deux, d’un côté Caïn - et de l’autre Abel.

Certes, le carton deviendra plus présentable mais il se déchirera quand même au moindre vent, découvrant par là-même ce qu’il voulait cacher. La corde. Elle, continuera à défier les vents et les humeurs joyeuses.

Ma mémoire est semblable à ce carton. J’ai vécu trop longtemps voûté sur moi-même pour qu’il n’en reste pas une odeur rance. Que trouvera-t-on sous cette peau de papier-mâché lorsqu’elle se déchirera ?

J’aimerais que ce soit un arc-en-ciel

Un souvenir vaporeux de verre d’alcool

Un lambeau de côte normande

Ou un pavillon doré.

Je crains qu’il ne reste ni ébriété, ni falaise crayeuse, ni mot de Mishima…

L’extrait

«J’ai dit plus haut à quel point je manquais de sollicitude humaine. Ni la mort de père ni la gêne de ma mère n’affectaient sérieusement ma vie intérieure. Je rêvais d’une formidable presse, porteuse de désastres, d’effroyables cataclysmes, de tragédies sans rapport avec l’échelle humaine, et qui, des hauteurs du ciel, nivellerait dans un écrasement universel objets et créatures, sans souci de leur beauté ou de leur laideur. Parfois, l’éclat insolite du ciel printanier m’évoquait le reflet froid d’un énorme fer de hache capable de recouvrir la terre. J’attendais qu’il s’abattît - dans un éclair si prompt qu’on n’aurait même pas le temps de penser.»

Mishima, Le pavillon d’or, Folio (traduction de Marc Mécréant)



Maheva Hellwig


Aujourd’hui, cette nuit, j’ai entendu le premier coup de feu de ma vie. Je n’ai pas dormi. Nous venions de finir de voir le Feu follet de Louis Malle, le film préféré du chat.

Cri de femme, cris d’hommes. Et un silence anormal efface jusqu’à l’insupportable a6. J’habite Villejuif, c’est pour ça.

Mes voisins sont kabyles, algériens, berbères, tunisiens

Syriens, libanais égyptiens israéliens palestiniens, irakiens.

C’est pour ça.

Mes voisins sont kighizes, kurdes, arméniens azeris turcs grecs mais aussi polonais serbes yougoslaves moraves magyars biélorusses lettons et j’en oublie.

Mes voisins sont vietnamiens, ougandais, ouïghours argentins mapuches, malgaches rwandais libériens djiboutis, sénégalais guinéens massaï.

C’est pour ça.

Oui mais ce soir, ce qu’il s’est passé n’est pas normal. C’est pour ça.

Parce qu’on est en France et c’est pour ça qu’on n’est pas en guerre.