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NOTES CRITIQUES

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Passages

Passages - Littérature en citations


Cette rubrique en construction perpétuelle, comme toutes les notes du Dépôt, s’intitule "Passages" . Elle contient des passages de lectures que chaque personne invitée au dépôt peut laisser.


"Passages" réunit de bons moments de la littérature. Un livre fait pour passer de bons moments de lecture.


Une collection de Passages - Livre de citations sera proposée aux éditions LPB


Montesquieu

Premières impressions des Persans à Paris

Lettre XCIX. Rica à Rhedi. À Venise.

Inconstance des mœurs et des modes en France.



    Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver. Mais, surtout, on ne saurait croire combien il en coûte à un mari pour mettre sa femme à la mode.

Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures? Une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers, et, avant que tu n’eusses reçu ma lettre, tout serait changé.

Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s’y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît le portrait de sa mère, tant l’habit avec lequel elle est peinte lui paraît étranger; il s’imagine que c’est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu’une de ses fantaisies.

Quelquefois, les coiffures montent insensiblement, et une révolution les fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d’une femme au milieu d’elle-même. Dans un autre, c’étaient les pieds qui occupaient cette place : les talons faisaient un piédestal, qui les tenait en l’air. Qui pourrait le croire ? Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d’élargir les portes, selon que les parures des femmes exigeaient d’eux ce changement, et les règles de leur art ont été asservies à ces caprices. On voit quelquefois sur le visage une quantité prodigieuse de mouches1, et elles disparaissent toutes le lendemain. Autrefois, les femmes avaient de la taille et des dents ; aujourd’hui, il n’en est pas question. Dans cette changeante nation, quoi qu’en disent les mauvais plaisants, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères.

Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes : les Français changent de mœurs selon l’âge de leur roi. Le Monarque pourrait même parvenir à rendre la Nation grave, s’il l’avait entrepris. Le prince imprime le caractère de son esprit à la Cour; la Cour, à la Ville, la Ville, aux provinces. L’âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres.

De Paris, le 8 de la lune de Saphar, 1717




Julio Cortázar - Marelle - L'imaginaire Gallimard



Une nuit, elle lui planta ses dents dans l'épaule et le mordit au sang parce qu'il se laissait aller de côté, un peu perdu déjà, il y eut alors entre eux un pacte, silencieux et confus, Oliveira sentit que la Sibylle attendait de lui la mort, un être obscur en elle réclamait l'anéantissement, la lente estocade sur le dos qui fait éclater les étoiles et rend l'espace aux interrogations et au terreurs. Ce fut l'unique fois où, excentré de lui-même, comme le matador pour qui tuer est rendre le taureau à la mer et la mer au ciel, il maltraita la Sibylle, il la fit Pasiphaé, il la retourna et la prit comme un adolescent, il l'explora et exigea d'elle les servitudes de la plus triste putain, il l'éleva au rang de constellation, il la tint dans ses bras fleurant le sang, il lui fit boire la semence qui glisse dans la bouche comme un défi au Logos, il suça l’ombre de son ventre et de sa croupe et la remonta à son visage pour l'oindre d'elle-même en un acte ultime de connaissances que seul l'homme peut donner à la femme, il l'exaspéra à force de peau, de poils, de bave et de plaintes, il la vida jusqu'à la dernière goutte de sa force et la rejeta enfin sur l'oreiller, pleurant de bonheur contre son visage qu'une nouvelle cigarette rendait à la nuit de la chambre et de l’hôtel.


Julio Cortázar - Marelle - L'imaginaire Gallimard



En fin de compte, il ne semble pas que l'homme doivent finir par tuer l'homme. Il va lui échapper, il va s'emparer du volant de la machine électronique, de la fusée spatiale, il va lui faire un croc-en-jambe et après, qu’on le rattrape si l'on peut. On peut tuer tout, sauf la nostalgie du royaume, nous la portons dans la couleur de nos yeux, dans chaque amour, en tout ce qui, au plus profond de nous-mêmes, nous tourmente, et nous libère, et nous trompe. Wishful thinking, peut-être, mais c’est là, une autre définition possible du bipède déplumé.




Arthur Rimbaud - Prologue du recueil Une saison en enfer



"Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. 

Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. − Et je l'ai trouvée amère. − Et je l'ai injuriée.

Je me suis armé contre la justice.

Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié!

Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.

J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.

Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.

Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.

La charité est cette clef. − Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !

"Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."

Ah ! j'en ai trop pris : − Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.




Leon Bloy - Extrait du Désespéré



Marchenoir, le moins curieux de tous les hommes, n’eut aucune hâte de visiter en détail la Grande Chartreuse. Il trouvait passablement ridicule et basse l’exhibition obligée d’un pareil tabernacle à des touristes imbéciles, dont c’est le programme de passer par là en venant d’ailleurs, pour aller en quelque autre lieu, où leur sottise ne se démentira pas, jusqu’au moment où ils se rassiéront, plus crétins que jamais, dans leurs bureaux ou dans leurs comptoirs. Il ne pouvait se faire à l’idée qu’un avoué de première instance, un fabricant de faux cols, un bandagiste ou un ingénieur de l’État, eussent une opinion quelconque, même inexprimée, en promenant leur flatulence dans cet Eden.

Au dix-huitième siècle qui fut, sans comparaison, le plus sot des siècles, on s’était persuadé que tous les moines vivaient dans les délices, que l’hypocrite pénombre des cloîtres cachait de tortueuses conspirations contre le genre humain, et que les murailles épaisses des monastères étouffaient les gémissements des victimes sans nombre de l’arbitraire ecclésiastique.

Au dix-neuvième, la bêtise universelle ayant été canalisée d’une autre sorte, cette facétie lugubre devint insoutenable. L’horreur se changea en pitié et les criminels devinrent de touchants infortunés. C’est ce courant romantique qui dure encore. Rien de plus grotesque, et au fond, de plus lamentable, que les airs de miséricorde hautaine ou de compassion navrée des gavés du monde, pour ces pénitents qui les protègent du fond de leur solitude et sans l’intercession desquels, peut-être, ils n’auraient même pas la sécurité d’une digestion !





Marcel Proust - Nymphéas


Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété dont l’accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui s'y était complu à des travaux d'horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l'eau un fond qui était habituellement d'un vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d'après-midi orageux, j'ai vu d'un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d'apparence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu'on croyait voir flotter à la dérive, comme après l'effeuillement mélancolique d'une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et le rose proprets de la julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu'un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées, sur l'obliquité transparente de ce parterre d'eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d'une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l'après- midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d'un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu'il s'emplît vers le soir, comme quelque port lointain durose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu'il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux - avec ce qu'il y a d'infini - dans l'heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.





Le Pianocktail dans « L’Ecume des jours » de Boris Vian




« – Prendras-tu un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est achevé, tu pourrais l’essayer.

– Il marche ? demanda Chick.

– Parfaitement. J’ai eu du mal à le mettre au point, mais le résultat dépasse mes espérances. J’ai obtenu, à partir, de la Black and Tan Fantasy, un mélange vraiment ahurissant.

– Quel est ton principe ? demanda Chick.

– A chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Selbtz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde le quadruple unité. Lorsque l’on joue un air lent, un système de registre est mis en action, de façon que la dose ne soit pas augmentée – ce qui donnerait un cocktail trop abondant – mais la teneur en alcool. Et, suivant la durée de l’air, on peut, si l’on veut, faire varier la valeur de l’unité, la réduisant, par exemple au centième, pour pouvoir obtenir une boisson tenant compte de toutes les harmonies au moyen d’un réglage latéral.

– C’est compliqué, dit Chick.

– Le tout est commandé par des contacts électriques et des relais. Je ne te donne pas de détails, tu connais ça. Et d’ailleurs, en plus, le piano fonctionne réellement.

– C’est merveilleux ! dit Chick.

– Il n’y a qu’une chose gênante, dit Colin, c’est la pédale forte pour l’œuf battu. J’ai dû mettre un système d’enclenchement spécial, parce que lorsqu’on joue un morceau trop « hot », il tombe des morceaux d’omelettes dans le cocktail, et c’est dur à avaler. Je modifierai ça. Actuellement, il suffit de faire attention. Pour la crème fraîche, c’est le sol grave.

– Je vais m’en faire un sur Loveless Love, dit Chick. Ça va être terrible.

-Il est encore dans le débarras dont je me suis fait un atelier, dit Colin, parce que les plaques de protection ne sont pas vissées. Viens, on va y aller. Je le règlerai pour deux cocktails de vingt centilitres environ, pour commencer.

Chick se mit au piano. A la fin de l’air, une partie du panneau de devant se rabattit d’un coup sec et une rangée de verres apparut. Deux d’entre eux étaient pleins à ras bord d’une mixture appétissante.

– J’ai eu peur, dit Colin. Un moment, tu as fait une fausse note. Heureusement, c’était dans l’harmonie.

– Ça tient compte de l’harmonie ? dit Chick.

– Pas pour tout, dit Colin. Ce serait trop compliqué. Il y a quelques servitudes seulement. Bois et viens à table. »

 





Vaclav Havel


L’espérance, au sens le plus profond du terme, ne vient pas du dehors ... pas plus qu’on ne saurait la perdre en bloc lorsque tout paraît courir à la catastrophe. Au contraire, l’espérance est avant tout un état d’esprit que l’on partage ou non, indépendamment de la situation où l’on est plongé.

Bref, l’espérance est un phénomène existentiel qui n’a rien à voir avec la manière d’appréhender l’avenir. Tout peut paraître sous le jour le plus noir et, pour des raisons mystérieuses, nous ne perdons pas espoir.

Inversement, tout peut se dérouler selon nos voeux et, pour des raisons non moins mystérieuses, l’espérance nous quitte soudain. ...


L’espérance véritable tient à notre certitude profonde et par essence, archétypale, une certitude pourtant maintes et maintes fois rejetée ou ignorée : celle que la vie sur terre n’est pas un événement aléatoire au milieu de milliards d’autres événements cosmiques eux aussi aléatoires et promis à une disparition totale, mais qu’elle est une partie intégrante, ou un maillon, fût-il microscopique, d’un grand et mystérieux ordre de la vie dans lequel tout a sa place unique, où rien de ce qui est arrivé ne peut être effacé, où tout s’inscrit à jamais et se trouve mystérieusement évalué.

Oui, seul notre sentiment de l’infini et de l’éternité, qu’il soit intuitif ou raisonné, peut expliquer ce phénomène non moins mystérieux qu’est l’espérance. ...


En exagérant un peu, on pourrait ... dire que la mort ou la conscience de la mort ... constitue en même temps une sorte de condition à l’accomplissement de notre vie au meilleur sens du terme.

Car c’est un obstacle placé dans l’esprit humain pour le mettre à l’épreuve et le défier d’être vraiment ce miracle de la création qu’il prétend être. Cette conscience lui offre en effet la possibilité de vaincre la mort, non en refusant de l’admettre, mais en se montrant capable de voir au-delà d’elle ou d’agir malgré elle, en toute connaissance de cause.

Sans l’expérience de la transcendance, ni l’espérance ni la responsabilité humaine n’ont de sens.




Georges Orwell - Règles pour une bonne parole



Orwell rules


    Never use a metaphor, simile or other figure of speech which you are used to seeing in print.

    Never use a long word where a short one will do.

    If it is possible to cut a word out, always cut it out.

    Never use the passive where you can use the active.

    Never use a foreign phrase, a scientific word or a jargon word if you can think of an everyday English equivalent.

    Break any of these rules sooner than say anything outright barbarous.[175]



Règles Orwell


N'utilisez jamais une métaphore, une comparaison ou autre figure de style que vous êtes habitué à voir dans la presse. N' utilisez jamais un mot long là où un mot court fera l’affaire. S’il est possible de couper un mot, toujours le couper. Ne jamais utiliser le passif où vous pouvez utiliser l’actif. N’utilisez jamais une expression étrangère, un mot scientifique ou un mot de jargon si vous pouvez penser à un équivalent anglais ordinaire.

    Enfreignez l’une ou l’autre de ces règles avant de dire quoi que ce soit de barbare [175].


trad. G&J



Julio Cortàzar



"Penses-y bien : lorsqu’on t’offre une montre, on t’offre un petit enfer fleuri, une chaîne de roses, une geôle d’air. On ne t’offre pas seulement la montre, joyeux anniversaire, nous espérons qu’elle te fera de l’usage, c’est une bonne marque, suisse à ancre à rubis, on ne t’offre pas seulement ce minuscule picvert que tu attacheras à ton poignet et promèneras avec toi. On t’offre – on l’ignore, le plus terrible c’est qu’on l’ignore -, on t’offre un nouveau morceau fragile et précaire de toi-même, une chose qui est toi mais qui n’est pas ton corps, qu’il te faut attacher à ton corps par son bracelet comme un petit bras désespéré agrippé à ton poignet. On t’offre la nécessité de la remonter tous les jours, l’obligation de la remonter pour qu’elle continue à être une montre ; on t’offre l’obsession de vérifier l’heure aux vitrines des bijoutiers, aux annonces de la radio, à l’horloge parlante. On t’offre la peur de la perdre, de te la faire voler, de la laisser tomber et de la casser. On t’offre sa marque, et l’assurance que c’est une marque meilleure que les autres, on t’offre la tentation de comparer ta montre aux autres montres. On ne t’offre pas une montre, c’est toi le cadeau, c’est toi qu’on offre pour l’anniversaire de la montre.

Là-bas au fond il y a la mort, mais n'ayez pas peur. Tenez la montre d'une main, prenez le remontoir entre deux doigts, tournez-le doucement. Alors s'ouvre un nouveau sursis, les arbres déplient leurs feuilles, les voiliers courent des régates, le temps comme un éventail s'emplit de lui-même et il en jaillit l'air, les brises de la terre, l'ombre d'une femme, le parfum du pain.


Que voulez-vous de plus ? Attachez-la vite à votre poignet, laissez-la battre en liberté, imitez-la avec ardeur. La peur rouille l'ancre, toute chose qui eût pu s'accomplir et fut oubliée ronge les veines de la montre, gangrène le sang glacé de ses rubis. Et là-bas dans le fond, il y a la mort si nous ne courons pas et n'arrivons avant et ne comprenons pas que cela n'a plus d'importance.


Préambule aux instructions pour remonter une montre, Julio Cortazar, extrait de Cronopes et Fameux (1962), Gallimard, 1977



Erasme


L. — Les Poètes me doivent moins, quoiqu’ils soient naturellement de mon ressort. Ils forment une race indépendante, comme dit le proverbe, appliquée constamment à séduire l’oreille des fous par des choses de rien et des fables purement ridicules. Il est surprenant qu’avec un tel bagage ils se promettent l’immortalité, une vie égale à celle des Dieux, et qu’ils se croient capables de l’assurer à autrui. Cette catégorie, qui est avant tout au service de l’Amour-Propre et de la Flatterie, est dans tout le genre humain celle qui m’honore avec le plus de sincérité et de constance.

Les Rhéteurs aussi relèvent de moi, quoiqu’il leur arrive quelquefois de m’être infidèles et de lier partie avec les philosophes. Entre autres sottises, je leur reproche d’avoir écrit tant de fois, et avec tant de sérieux, sur l’art de plaisanter. L’auteur, quel qu’il soit, du traité De la Rhétorique à Herennius compte la Folie parmi les facéties, et Quintilien, qui est prince dans leur ordre, a un chapitre sur le rire qui est plus long que l’Iliade ! La Folie a pour tous tant de prix que très souvent, pour suprême argument, il leur arrive de soulever une risée. C’est donc à moi qu’ils ont recours, puisque c’est mon rôle de faire éclater de rire.

De même farine sont les Écrivains, aspirant à une renommée immortelle par la publication de leurs livres. Tous me doivent énormément, ceux surtout qui griffonnent sur le papier de pures balivernes. Quant à ceux qui soumettent leur érudition au jugement d’un petit nombre de savants et qui ne récusent ni Persius ni Lélius, ils me semblent beaucoup plus misérables qu’heureux, vu la torture sans fin qu’ils s’imposent. Ils ajoutent, changent, suppriment, abandonnent, reprennent, reforgent, consultent sur leur travail, le gardent neuf ans, ne se satisfont jamais ; et la gloire, futile récompense que peu reçoivent, ils la payent singulièrement aux dépens du sommeil, ce bien suprême, et par tant de sacrifices, de sueurs et de tracas. Ajoutons la perte de la santé et de la beauté, l’ophtalmie et même la cécité, la pauvreté, les envieux, la privation de tout plaisir, la précoce vieillesse, la mort prématurée et beaucoup d’autres misères. Par cette continuité de sacrifices, notre savant ne croit pas acheter trop cher l’approbation que lui marchande tel ou tel cacochyme.

Et voici que mon écrivain, à moi, jouit d’un heureux délire, et sans fatigue laisse couler de sa plume tout ce qui lui passe par la tête, transcrit à mesure ses rêves, n’y dépensant que son papier, sachant d’ailleurs que plus seront futiles ses futilités, plus il récoltera d’applaudissements, ceux de l’unanimité des fous et des ignorants. Que lui importent ces trois docteurs qui pourraient les lire et qui en feraient fi ? que pèserait l’opinion d’un si petit nombre devant la multitude des contradicteurs ?

Mieux avisés encore ceux qui savent s’attribuer des ouvrages d’autrui. La gloire qui reviendrait à un autre pour son grand travail, ils se l’adjugent, certains que l’accusation de plagiat ne les empêchera pas d’en avoir eu pour un temps le bénéfice. Voyez-les plastronner sous les éloges et montrés du doigt par la foule : « Le voilà, cet homme fameux ! » Les libraires les exposent en belle place ; au titre de leurs ouvrages, se lisent trois noms le plus souvent étrangers et cabalistiques. Que signifient donc ces mots, Dieux immortels ! et qu’il y a peu de gens dans le vaste univers à pouvoir en comprendre le sens, moins encore à les approuver, puisque même les ignorants ont leurs préférences ! Ces mots, en réalité, sont d’ordinaire forgés ou tirés des livres des anciens. Il plaît à l’un de se nommer Télémaque, à un autre Stélénus ou Laërte, ou encore Polycrate ou Thrasimaque ; ils pourraient aussi bien donner à leurs livres le titre de Caméléon ou de Citrouille, ou y inscrire comme les philosophes Alpha ou Bêta.

Le fin du fin est de s’accabler d’éloges réciproques en épîtres et pièces de vers. C’est la glorification du fou par le fou, de l’ignorant par l’ignorant. Le suffrage de l’un proclame l’autre Alcée et celui-ci le salue Callimaque. Celui qui vous dit supérieur à Cicéron, vous le déclarez plus savant que Platon. On se cherche parfois un adversaire pour grandir sa réputation par une bataille. « Deux partis contraires se forment dans le public » ; les deux chefs combattent à merveille, sont tous deux vainqueurs et célèbrent leur victoire. Les sages se moquent à bon droit de cette extrême folie. Je ne la nie point ; mais, en attendant, j’ai fait des heureux qui ne changeraient pas leur triomphe pour ceux des Scipion.

Mais ces Savants aussi, qui prennent tant de plaisir à rire de ces énormités et à jouir de la folie des autres, ne sont pas moins mes débiteurs et ne pourraient le contester sans être les plus ingrats des hommes.



Érasme de Rotterdam - Éloge de la Folie - Traduction par Pierre de Nolhac. - Garnier-Flammarion, 1964 (p. 59-60).



Dostoïevski


(Alexeï Karamazov vient d'assister à l'enterrement du jeune Ilioucha, en compagnie de jeunes écoliers venus accompagner leur ami mort d'une maladie)




Il regarda d’un air sérieux tous ces gentils visages d’écoliers, et leur dit :


« Mes amis, je voudrais vous dire un mot, ici même. »


Les enfants l’entourèrent et fixèrent sur lui des regards d’attente.


« Mes amis, nous allons nous séparer. Je resterai encore quelque temps avec mes deux frères, dont l’un va être déporté et l’autre se meurt. Mais je quitterai bientôt la ville, peut-être pour très longtemps. Nous allons donc nous séparer. Convenons ici, devant la pierre d’Ilioucha, de ne jamais l’oublier et de nous souvenir les uns des autres. Et, quoi qu’il nous arrive plus tard dans la vie, quand même nous resterions vingt ans sans nous voir, nous nous rappellerons comment nous avons enterré le pauvre enfant, auquel on jetait des pierres près de la passerelle et qui fut ensuite aimé de tous. C’était un gentil garçon, bon et brave, qui avait le sentiment de l’honneur et se révolta courageusement contre l’affront subi par son père. Aussi nous souviendrons-nous de lui toute notre vie. Et même si nous nous adonnons à des affaires de la plus haute importance et que nous soyons parvenus aux honneurs ou tombés dans l’infortune, même alors n’oublions jamais combien il nous fut doux, ici, de communier une fois dans un bon sentiment, qui nous a rendus, tandis que nous aimions le pauvre enfant, meilleurs peut-être que nous ne sommes en réalité. Mes colombes, laissez-moi vous appeler ainsi, car vous ressemblez tous à ces charmants oiseaux — tandis que je regarde vos gentils visages, mes chers enfants, peut-être ne comprendrez-vous pas ce que je vais vous dire, car je ne suis pas toujours clair, mais vous vous le rappellerez et, plus tard, vous me donnerez raison. Sachez qu’il n’y a rien de plus noble, de plus fort, de plus sain et de plus utile dans la vie qu’un bon souvenir, surtout quand il provient du jeune âge, de la maison paternelle. On vous parle beaucoup de votre éducation ; or un souvenir saint, conservé depuis l’enfance, est peut-être la meilleure des éducations : si l’on fait provision de tels souvenirs pour la vie, on est sauvé définitivement. Et même si nous ne gardons au cœur qu’un bon souvenir, cela peut servir un jour à nous sauver. Peut-être deviendrons-nous même méchants par la suite, incapables de nous abstenir d’une mauvaise action ; nous rirons des larmes de nos semblables, de ceux qui disent, comme Kolia tout à l’heure : « Je veux souffrir pour tous » ; peut-être les raillerons-nous méchamment. Mais si méchants que nous devenions, ce dont Dieu nous préserve, lorsque nous nous rappellerons comment nous avons enterré Ilioucha, comment nous l’avons aimé dans ses derniers jours, et les propos tenus amicalement autour de cette pierre, le plus dur et le plus moqueur d’entre nous n’osera railler, dans son for intérieur, les bons sentiments qu’il éprouve maintenant ! Bien plus, peut-être que précisément ce souvenir seul l’empêchera de mal agir ; il fera un retour sur lui-même et dira : « Oui, j’étais alors bon, hardi, honnête. » Qu’il rie même à part lui, peu importe, on se moque souvent de ce qui est bien et beau ; c’est seulement par étourderie ; mais je vous assure qu’aussitôt après avoir ri, il se dira dans son cœur : « J’ai eu tort, car on ne doit pas rire de ces choses ! »



G. Deleuze- F. Gattari



Ce texte est extrait de « Rhizome », titre de l’introduction du livre de Gilles Deleuze et Félix Guattari Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, paru aux Éditions de Minuit en 1980.

Il figure pages 30 et 31.


Résumons les caractères principaux d’un rhizome : à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes.

Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple.

Il n’est pas l’Un qui devient deux, ni même qui deviendrait directement trois, quatre ou cinq, etc.

Il n’est pas un multiple qui dérive de l’Un, ni auquel l’Un s’ajouterait (n + 1).

Il n’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes.

Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde.

Il constitue des multiplicités linéaires à n dimensions, sans sujet ni objet, étalables sur un plan de consistance, et dont l’Un est toujours soustrait (n - 1).

Une telle multiplicité ne varie pas ses dimensions sans changer de nature en elle-même et se métamorphoser.

À l’opposé d’une structure qui se définit par un ensemble de points et de positions, de rapports binaires entre ces points et de relations biunivoques entre ces positions, le rhizome n’est fait que de lignes : lignes de segmentarité, de stratification, comme dimensions, mais aussi ligne de fuite ou de déterritorialisation comme dimension maximale d’après laquelle, en la suivant, la multiplicité se métamorphose en changeant de nature.

On ne confondra pas de telles lignes, ou linéaments, avec les lignées de type arborescent, qui sont seulement des liaisons localisables entre points et positions.

À l’opposé de l’arbre, le rhizome n’est pas objet de reproduction : ni reproduction externe comme l’arbre-image, ni reproduction interne comme la structure-arbre.

Le rhizome est une antigénéalogie.

C’est une mémoire courte, ou une antimémoire.

Le rhizome procède par variation, expansion, conquête, capture, piqûre.

À l’opposé du graphisme, du dessin ou de la photo, le rhizome se rapporte à une carte qui doit être produite, construite, toujours démontable, connectable, renversable, modifiable, à entrées et sorties multiples, avec ses lignes de fuite.

Ce sont les calques qu’il faut reporter sur les cartes et non l’inverse.

Contre les systèmes centrés (même polycentrés), à communication hiérarchique et liaisons préétablies, le rhizome est un système acentré, non hiérarchique et non signifiant, sans Général, sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d’états.

Ce qui est en question dans le rhizome, c’est un rapport avec la sexualité, mais aussi avec l’animal, avec le végétal, avec le monde, avec la politique, avec le livre, avec les choses de la nature et de l’artifice, tout différent du rapport arborescent : toutes sortes de « devenirs ».



Virginia Woolf - Le Monologue de Rhoda - Les Vagues


Rhoda se regarde dans le miroir, par-dessus l’épaule de Susan.


RHODA : Voilà mon visage. Ce visage est mon visage. Mais je m’esquive derrière Susan pour le cacher, car je ne suis pas là. Je n’ai pas de visage. Certaines personnes ont un visage. Susan et Jinny ont un visage. Elles sont là. Leur monde est le monde réel. Les choses qu’elles soulèvent ont un poids. Elles disent Oui. Elles disent Non. Mais moi, je change, et je varie constamment, et il suffit d’un coup d’oeil pour me percer à jour. Quand une femme de chambre les voit, elle ne se met pas à rire. Mais la bonne me rit au nez. Elles savent ce qu’elles doivent dire quand on leur parle. Elles rient vraiment. Elles se mettent vraiment en colère. Alors que moi, j’observe d’abord les réactions des gens, et je les reproduis.

Voyez l’extraordinaire assurance de Jinny lorsqu’elle enfile ses bas. Pourtant, elle va simplement jouer au tennis. Voilà ce que j’admire chez elle. Mais j’aime encore plus l’attitude de Susan. Elle est plus résolue, elle cherche moins à se distinguer. Elles me méprisent toutes les deux parce que je les imite. Mais, parfois, Susan me donne quelques trucs, elle me montre comment nouer un noeud-papillon, par exemple. En revanche, Jinny garde toutes ses techniques pour elle. Elles ont des amis auprès de qui elles peuvent s’asseoir. Elles ont des choses à dire en privé. Moi, je n’ai que des noms, et des visages, que je conserve comme des amulettes pour me protéger du danger. Je choisis un visage inconnu dans la salle ; et si la propriétaire de ce visage vient s’asseoir en face de moi, j’arrive à peine à finir mon thé. Je m’étouffe. Je suis complètement renversée par la violence de mon émotion. Ces personnes sans nom, ces figures immaculées, je les imagine en train de m’observer derrière un buisson. Et je saute aussi haut que je peux pour susciter leur admiration. Je les émerveille, la nuit, dans mon lit. Souvent, je meurs criblée de flèches, pour les faire pleurer. Si j’apprends par hasard que l’une d’elles a passé ses vacances à Scarborough, alors la ville entière prend un éclat d’or, le trottoir est inondé de lumière. Voilà pourquoi je déteste les miroirs, ils me montrent mon vrai visage. Quand je suis seule, je plonge souvent dans le néant. Je me tiens au bord du gouffre, à la frontière du monde, je pousse discrètement sur mon talon, de peur de tomber dans le néant. Je dois me cogner la tête contre une grosse porte pour arriver à regagner mon corps.