Le dépôt
Poète du monde - Georges Brassens
Le progrès
Sur les chemins aplanis par l’Histoire, sûr de lui, le progrès, chaque jour, chaque instant, d’un pouce, d’un degré, fait avancer ses inventions comminatoires. Siècles de l’avenir, siècles aléatoires, si vous savez le bien conduire à votre gré, et au mieux conseiller ses victoires, des sommets merveilleux certes vous atteindrez. Vous aurez des bonheurs dont le temps ne se doute pas et rirez des écueils qu’il redoute. Peut-être, maître de l’inconnu...serez-vous. Mais vous regretterez l’ère des hirondelles, cette vie où l’on faisait des vers à la chandelle, où l’on vivait peureux, faible, sauvage, nu.
Georges Brassens - Les couleurs sauvages et autres recueils - Librio Poésie – (texte ici mis en prose – transprose )
« Je ne suis pas un très grand poète, pas non plus un très petit. Je suis un poète moyen. »…..« Je m’en fous, moi, d’être poète ou pas; j’écris ce qui me passe par la tête et par le cœur; et puis, à vous de décider ce que je suis! » Georges Brassens
Les oiseaux de passage
Ô vie heureuse des bourgeois ! Qu'avril bourgeonne ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents. Ce pigeon est aimé trois jours par sa pigeonne ça lui suffit, il sait que l'amour n'a qu'un temps.
Ce dindon a toujours béni sa destinée et quand vient le moment de mourir, il faut voir cette jeune oie en pleurs: "c'est là que je suis née je meurs près de ma mère et j'ai fait mon devoir."
Elle a fait son devoir, c'est-à-dire que oncques elle n'eut de souhait impossible, elle n'eut aucun rêve de lune, aucun désir de joncque l'emportant sans rameur sur un fleuve inconnu.
Et tous sont ainsi faits, vivre la même vie toujours pour ces gens-là, cela n'est point hideux. Ce canard n'a qu'un bec et n'eut jamais envie ou de n'en plus avoir ou bien d'en avoir deux.
Ils n'ont aucun besoin de baiser sur les lèvres et, loin des songes vains, loin des soucis cuisants, possèdent pour tout cœur un viscère sans fièvre, un coucou régulier et garanti dix ans.
Ô les gens bienheureux ! Tout à coup dans l’espace si haut qu'ils semblent aller lentement, un grand vol en forme de triangle arrive, plane et passe. Où vont-ils ? Qui sont-ils ? Comme ils sont loin du sol !
Regardez les passer, eux, ce sont les sauvages ils vont où leur désir le veut: par-dessus monts et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages l'air qu'ils boivent ferait éclater vos poumons.
Regardez-les ! Avant d'atteindre sa chimère, plus d'un, l'aile rompue et du sang plein les yeux, mourra ! Ces pauvres gens ont aussi femme et mère et savent les aimer aussi bien que vous, mieux.
Pour choyer cette femme et nourrir cette mère, ils pouvaient devenir volailles comme vous. Mais ils sont avant tout des fils de la chimère, des assoiffés d'azur, des poètes, des fous.
Regardez-les, vieux coq, jeune oie édifiante ! Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu'eux. Et le peu qui viendra d'eux à vous c'est leur fiente. Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux.
La Mauvaise Herbe
Quand l'jour de gloire est arrivé, comm' tous les autre's étaient crevés, moi seul connus les déshonneur de n'pas êtr' mort au champ d'honneur.
Je suis d'la mauvaise herbe, braves gens, braves gens, c'est pas moi qu'on rumine et c'est pas moi qu'on met en gerbe...
La mort faucha les autres, braves gens, braves gens, et me fit grâce à moi, c'est immoral et c'est comm' ça! La la la la la la la la la la la la la la la la
Et je m’demand' pourquoi Bon Dieu, ça vous dérange que j'vive un peu... Et je m’demand' pourquoi, Bon Dieu, ça vous dérange que j'vive un peu...
La fille à tout l'monde a bon coeur, ell' me donne, au petit bonheur, les p'tits bouts d'sa peau, bien cachés, que les autres n'ont pas touchés.
Je suis d'la mauvaise herbe, braves gens, braves gens, c'est pas moi qu'on rumine et c'est pas moi qu'on met en gerbe...
Elle se vend aux autres, braves gens, braves gens, elle se donne à moi, c'est immoral c'est comm' ça! La la la la la la la la la la la la la la la la
Et je m’demand' pourquoi, Bon Dieu, ça vous dérange qu'on m'aime un peu... Et je m’demand' pourquoi, Bon Dieu, ça vous dérange qu'on m'aime un peu...
Les hommes sont faits, nous dit-on, pour vivre en band', comm' les moutons. Moi, j'vis seul, et c'est pas demain que je suivrai leur droit chemin.
Je suis d'la mauvaise herbe, braves gens, braves gens, c'est pas moi qu'on rumine et c'est pas moi qu'on met en gerbe... Je suis d'la mauvaise herbe, braves gens, braves gens, je pousse en liberté dans les jardins mal fréquentés! La la la la la la la la la la la la la la la la
Et je m’demand' pourquoi, Bon Dieu, ça vous dérange que j'vive un peu... Et je m’demand' pourquoi, Bon Dieu, ça vous dérange que j'vive un peu
Les Passantes
Je veux dédier ce poème à toutes les femmes qu'on aime pendant quelques instants secrets. À celles qu'on connaît à peine qu'un destin différent entraîne et qu'on ne retrouve jamais. À celle qu'on voit apparaître une seconde à sa fenêtre et qui, preste, s'évanouit mais dont la svelte silhouette est si gracieuse et fluette qu'on en demeure épanoui. À la compagne de voyage dont les yeux, charmant paysage font paraître court le chemin, qu'on est seul, peut-être, à comprendre et qu'on laisse pourtant descendre sans avoir effleuré la main. À celles qui sont déjà prises et qui, vivant des heures grises près d'un être trop différent, vous ont, inutile folie laissé voir la mélancolie d'un avenir désespérant.
Chères images aperçues, espérances d'un jour déçues vous serez dans l'oubli demain, pour peu que le bonheur survienne il est rare qu'on se souvienne des épisodes du chemin mais si l'on a manqué sa vie on songe avec un peu d’envie à tous ces bonheurs entrevus, aux baisers qu'on n'osa pas prendre, aux cœurs qui doivent vous attendre, aux yeux qu'on n'a jamais revus.
Alors, aux soirs de lassitude tout en peuplant sa solitude des fantômes du souvenir, on pleure les lèvres absentes de toutes ces belles passantes que l'on n'a pas su retenir.