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APRÈS BABEL - Une poétique du dire et de la traduction - Georges Steiner
APRÈS BABEL - Une poétique du dire et de la traduction
George Steiner
Ed. Albin Michel
Préface à la deuxième édition
Ce livre a été écrit dans des circonstances un peu difficile. J'étais à l'époque de plus en plus marginalisé pour ne pas dire isolé au sein de la communauté universitaire ce qui n'est pas nécessairement un handicap. De nos jours, une chaire à l’université, l'approbation de ses pairs, l'aide et les lauriers qu'ils procurent sont assez souvent des symptômes d'opportunisme et de conformisme médiocre. Un certain degré d’exclusion, d'isolement forcé, peut être l'une des conditions d'un travail solide. La recherche et le progrès de la science sont dans une large mesure et par leur logique même une entreprise de collaboration. Dans les humanités, dans les disciplines du discours intuitif, les commissions, les colloques et autres circuits de conférences sont un véritable fléau. il n'est rien de plus ridicule que la litanie des collègues et des sponsors égrenée dans les notes en bas de page de remerciements de publications insignifiantes. En poétique, en philosophie, en herméneutique, les œuvres de valeur s'accompliront bien souvent à contre-courant et dans la marginalité.
Risquer une politique systématique de la traduction est une entreprise assez téméraire. Le faire dans l'isolement, sans l’appui qu'auraient pu fournir, en d'autres circonstances, les lecteurs bienveillant de divers chapitres au sein de l'université, c'était courir des risques évidents. La première édition d'Après Babel souffrait d'erreurs et d'imprécisions. Elle contenait des formulation inexactes, en particulier en rapport avec ce qu'on appelait alors les grammaires transformationnelles et génératives. Elle n'était pas assez claire en ce qui concerne le thème capital de la temporalité dans la syntaxe sémitique et Indo-européenne. Il n'est pas d'excuse qui tienne à cet égard : je ne puis que remercier ici ceux qui ont mis le doigt sur ces lacunes (notamment le professeur Edward Ullendorff, dans un essai en forme de compte rendu d'une sévérité magistrale). Mais l'aigreur des réactions à Après Babel dans le monde universitaire ne s'est pas nourrie de reproches sur des points de détails. Elle a trahi un effarement profond, inquiet, face a l'idée même d'une perspective élargie, d'une alliance entre des préoccupations philosophiques, une sensibilité poétique et la linguistique au sens le plus formel et technique du terme. Pour Roman Jakobson, pour William Empson, dans son " structure of Complex Words", pour Kenneth Burke - maître méconnu des études linguistiques - une telle alliance était un impératif évident pour l'herméneutique. Au milieu des années 70, s'élevaient de hautes barrières entre des spécialisations qui se grisaient d'une prétention largement spécieuse à la « scientificité ». Les épistoliers ne sont pas toujours les bienvenus parmi les collectionneurs de timbres.
Le passage sous silence du livre, comment on dit en français, est plus caractéristique du mandarinat que l'attaque directe. La note en bas de page d'une monographie récente, fort intelligente, sur la philosophie et la traduction est en tout point représentative de cette stratégie : Après Babel y est présenté comme le texte à l'évidence le plus important de tout le domaine des études de la traduction et des questions philosophiques qu'elles posent. Mais on chercherait en vain, ensuite, la moindre allusion ou citation. Depuis son apparition, on ne s'est pas privé de puiser dans ce livre ou de le piller, souvent sans avouer ses emprunts. Une littérature secondaire abondante s'est développée autour de nombreux thèmes que ce livre aura été le premier à aborder. De manière fascinante est presque improbable, cette étude sur la traduction, avec son insistance sur la difficulté, sur la singularité des différents univers linguistiques et sa profusion d'exemples poétiques, a été traduit dans les langues les plus diverses, du roumain au chinois. J'adresse mes respectueux remerciements à ceux qui ont entrepris cette tâche contrariante. Chaque traduction a projeté une lumière pénétrante sur les propositions fondamentales formulées dans l'original. Néanmoins, et bien qu'il nécessite d'être réédité, Après Babel demeure l'acte irritant et anarchique d'un profane aux yeux des linguistes universitaires, de ceux qui théorisent ou prétendent enseigner la traduction.
Aussi suis-je reconnaissant à Oxford University Presse de son invitation à publier cette deuxième édition. Les errata ont été, autant que possible, reportés. Les moments de flottement ou de confusion dans l'argumentation ont été repris. Les matériaux publiés après 1974 -75 ont été inclus dans les notes, nouvelles ou augmentées. La bibliographie, que même les adversaires de cette entreprise ont jugée précieuse, et appropriée, a été mise à jour. Ce travail a été largement rendu possible par le contexte privilégié qu'offre une chaire dans une université européenne (la plus ancienne dans le domaine de la littérature comparée). Je puis maintenant mentionner les ressources, les échanges critiques avec les collègues, l'aide à la recherche qui ne m'étais pas disponible quand j'ai écrit ce livre. Ma gratitude va en particulier à mon collègue est assistant Aminadav Dyckman, philologue, linguiste et spécialiste de poétique slave, d'une exactitude passionnée.
Même sous cette forme corrigée, Après Babel continuera, j'imagine, à faire scandale, à apparaître comme une sorte de monstrum que préféreront négliger les corporations de la science linguistique et de la philosophie analytique et linguistique. Les dogmes centraux de cet ouvrage demeurent presque à dessein incompris ou menaçants. Qu'on me permette de les exposer sommairement et sans repentir.
Après Babel postule que la traduction est, formellement et pragmatiquement, implicite dans tout acte de communication, dans l'émission et la réception de tous les modes de sens, que ce soit dans le sens sémiotique le plus large ou dans des échanges plus spécifiquement verbaux. Comprendre, c'est déchiffrer. Entendre une signification, c'est traduire. Les moyens structurels et exécutifs et les problèmes essentiels de l'acte de traduction sont donc pleinement présents dans les actes de parole, d'écriture et de codage pictural à l'intérieur d'une langue donnée. La traduction entre des langues différentes est une application particulière d'une configuration et d'un modèle fondamental au langage humain, lors même qu'il est monoglotte. Ce postulat général a été largement accepté. Je tâche de l'illustrer un examinant les difficultés foisonnantes que rencontrent dans la même langue ceux qui cherchent à communiquer par delà les espaces du temps historique, des classes sociales, des différences de sensibilité culturelle et professionnelle. Plus particulièrement, j'invite à réfléchir sur les dilemme de la traduction inappropriée (inadéquate) que posent les différences radicales entre les habitudes langagières, formulées ou non, des hommes et des femmes. En l'occurrence, ce n'est pas la sociolinguistique ou la psycho linguistique ni même l'anthropologie qui sont les plus éclairantes. Ce sont les coups de sonde intuitifs des poètes, des dramaturge et des romancier, lorsqu'ils exprime les conventions de compréhension, masquée ou avortée, qui ont prévalu entre hommes et femmes, entre femmes et hommes, dans les lignéaments du dialogue auquel nous donnons le nom d'amour ou de haine. Le sujet est d'une importance cruciale pour nos perceptions du moi et de la société. Certains courants récent du féminisme et des « women-studies » en malmené ou banalisé le tissu complexée et délicat des faits. Pour autant que j'en puisse juger, les instigation de ce livre à poursuivre l'enquête n’ont guère été suivies d’effet.
Mais bien que nous passions notre temps à traduire chaque fois que nous parlons et recevons des signaux dans notre langue, il est clair que la traduction, au sens plus large et plus habituel du terme, intervient lorsque deux langues se rencontrent. Qu'il doive exister deux langues différentes, qu'il ait dû en exister, grosso modo, plus de 20 000 parlées sur cette petite planète, telle est la question de Babel. Pourquoi l'Homo sapiens sapiens, génétiquement et physiologiquement uniforme à presque tous égards, soumis à des contraintes biologiques et environnemental et à des possibilités évolutives identiques devait-il parler des milliers de langues mutuellement incompréhensibles, pour certaines distante de quelques kilomètres seulement ? Les avantages matériels, économiques et sociaux d'une langue unique sont flagrants. Les barrières d'épines qui résulte de l'incompréhension réciproque, de la nécessité d'apprendre une deuxième ou une troisième langue, souvent d'une difficulté et d'une étrangeté phonétique et grammaticale formidable, sont évidentes. Il y a ici un défi brut, élémentaire, à la réflexion qui est demeuré largement passé sous silence, la plupart des linguiste l'ayant jugé, sois informe, soit insoluble (alors même que la fameuse question des origines du langage humain était, tout récemment encore, exclue de la cour «scientifique» ).
Après Babel évoque l'analogie Darwinienne, celle d'une pléthore d'espèces organique. Existe-t-il des parallèles structurels entre les 10 000 espèces d'insectes que l'on trouve dans un coin d'Amazonie et la prolifération renversante des langues parlées sur le sous-continent indien ou dans ces même région des forêts humides de l'Amazonie ? Au premier niveau l'analogie s'effondre. Le paradigme darwinien est fondée sur l'avantage évolutif. Tendis qu'elle s'affirment de manière compétitive, les différentes formes de vie, si spécialisées, si distinctes soient-elles dans les moindres détails, occupent dans le milieu des niches différentes. Leur prolifération augmente les chances d'une adaptation et d'un progrès biologique précis. Aucun profit de ce genre ne résulte de la multiplicité apparemment anarchique de langues qui ne communiquent pas entre elles. Au contraire il n'est point de mythologie connue de nous ou la fragmentation de quelques langues initiale unique (le motif adamique) en éclats, en cacophonie et en incommunication n'ait pas été vécue comme une catastrophe, un châtiment divin de quelque mouvement de rébellion ou d'arrogance de l'homme déchu. Un coup d'œil rapide suffit à mesurer les désastres, économiques, politiques et sociaux, qui ont accompagné la démultiplication des babils après Babel.
Mais à un second niveau, les modèles darwiniens sont riches d'une suggestion séminale. L'une des thèses d'Après Babel est que le langage est doué d'une capacité de conceptualiser le monde et que cette puissance constructrice a été décisive pour la survie de l'homme face à des contraintes biologiques inéluctables, c'est-à-dire face à la mort. C'est la miraculeuse (le mot ne me fait pas peur) capacité des grammaires à engendrer des propositions contre-factuelles, « et si » , et surtout des temps futurs, qui a donné à notre espèce les moyen d’espérer, d'aller bien au-delà de l'extinction de l'espèce. Nous durons, nous durons créativement en raison de notre impérative capacité de dire non à la réalité, de bâtir des fiction d'altérité, d'un « autre » rêvé, voulu ou attendu où puisse habiter notre conscience. C'est en ce sens précis que l'utopique et le messianique sont des figures syntaxiques.
Chaque langue humaine dresse du monde une carte différente. Dans l'extrême complications grammaticales de ces langues par exemple, parmi les aborigènes d'Australie ou dans le Kalahari, dont les locuteurs vivent dans des cadres matériels et sociaux de privation et de stérilité, il y a une compensation vivifiante. Chaque langue - et il n'y a pas de langues « petites » ou mineures - construit un ensemble de mondes possibles et de géographies de la mémoire. Ce sont les temps passé qui, dans leur stupéfiante diversité, constituent l’histoire. Au niveau des ressources psychiques de l'homme et de sa survie, il y a donc une logique Darwinienne, immensément positive, à l'œuvre dans l'excès autrement déconcertant et négatif des langues parlées sur le globe. Lorsqu'une langue meurt c'est un monde possible qui meurt avec elle. Il n'y a pas ici de survie du plus apte. Même parlée par une poignée, par les restes harcelés de communautés détruites, une langue contient en elle le potentiel illimité de découvertes, de recompositions de la réalité, de rêves exprimés, qui nous sont connu sous le nom de mythes, de poésie, de conjecture métaphysique et de discours de la loi. La disparition accélérée des langues à travers notre planète, la souveraineté détergente des langues dites « majeures » , dont l'efficacité dynamique sourd du marketing de masse, de la technocratie et des médias sont autant de phénomènes pris en compte dans Après Babel.
Paradoxalement, une force d'uniformité comparable caractérise les prétentions des grammaires génératives transformationnelles. Paradoxalement, parce que la ligne politique de Noam Chomsky a toujours été anti -impérialiste jusqu'à l'extrême. L'axiome de structures profondes universelles, innées dans le cerveau (bien que de manières jamais définies et, en fait, échappant à toute investigation rationnelle) implique inévitablement une relégation à l'accidentel et au superficiel, des réalités de la multiplicité et de la différence linguistique. Tout au long de ses pages, la divergence d'avec les prétentions des grammaires génératives transformationnelles porte sur leur incapacité à produire des exemples réels d’ « universaux » dans les langues naturelles et sur le fait cardinal que le projet Chomskyen n’est d'aucune pertinence pour la poétique et l'herméneutique. Aujourd'hui les grammaires génératives ce sont repliées dans un formalisme quasi total, dans un degré d'instruction algorithmique analytique et métaphysique si grand qu’elles n'ont plus guère de rapport avec la réalité des univers langagiers concrets et avec les différences créatrices qui existent entre ceux-ci. Il est frappant de voir que l’ « unitarisme » génératif a laissé place à la théorie nostratienne, avec sa quête d’une Ur-langue ou d'une langue primordiale de laquelle dériveraient toutes les autres. Qu’il y ait ou non une souche commune, ce qui engage le poète, ce qui fascine et déroute celui qui étudie la compréhension, c'est, au contraire, ce que William Blake appelle « la sainteté du détail le plus infime ».
Il est fort possible que je m'égare. Pour autant que j'en puisse juger, on n'a pas saisi ni discuté l'indivision Darwinienne de l'indispensabilité psychique de la prodigalité des diverses langues dans l'humanité. Elle a une place centrale dans Après Babel.
Entre ce livre et son adoption dans l'actuel canon de l'université et du grand journalisme (où la confusion entre les deux est si souvent dommageable), se trouve la question de la « théorie ». Il y a des théories dans les sciences exactes et dans les sciences appliquées. Elles ont une obligation prédictive et sont, par excellence, testables et falsifiables. Une théorie féconde, un aperçu et une application démontrable, remplacera les théories précédentes. Aucun de ses critères n'a cours dans les humanités. Aucune configuration ni aucune classification des matériaux philosophiques ou esthétiques n'a la moindre force prédictive. On ne saurait concevoir de validation ou de réfutation d'un jugement esthétique ou philosophique. Dans les disciplines de l'intuition et des réponses stimulées de la sensibilité, dans l'art de l'appréhension et de la responsabilité (answerability) qui constituent les humanités, il n'est point de paradigme ou d'école de jugement qui annule les autres. Winklemann n'efface ni ne remplace Aristote; Coleridge ne rend pas obsolète le Dr Johnson; T.S. Eliot sur Shelley n'invalide par Mathieu Arnold.
Je tiens donc pour illégitime l'usage actuel et généralisée du mot et de la rubrique « théorie » en poétique, en herméneutique, en esthétique mais aussi, je le soupçonne, dans les sciences sociales. Il n'a aucune valeur positive et obscurcit radicalement la teneur subjective, imaginativement transcendantale (au sens kantien) de tous les arguments, propositions et conclusions dans la littérature et dans les arts (dans l'analyse de la musique, il existe sans conteste, d'authentique éléments théoriques, c'est-à-dire « formalisables » . Il n'y a pas de "théories de la littérature", il n'y a pas de "théories de la critique". ces étiquettes arrogantes tiennent du coup d'épate, où sont un emprunt, pathétiquement transparent, aux fortunes et aux avancées enviables de la science et des techniques. A fortiori, n'en déplaise aux maîtres actuels du byzantinisme, il n'y a pas de « théories de la traduction » . Ce dont nous disposons, ce sont de descriptions raisonnée des démarches. Au mieux, ce que nous trouvons et cherchons, ensuite, à énoncer, ce sont des narrations de l'expérience vécue, des notations heuristiques ou exemplaires du travail en chantier (work in progress). Celles-ci n'ont aucune valeur scientifique. Nos instruments de perception ne sont pas des théories ni des hypothèses de travail en un sens scientifique, autrement dit falsifiable, mais ce que j'appelle des métaphores de travail. Sous sa forme la plus haute, la traduction n'a rien à tirer des diagrammes et organigrammes (mathématiquement) puérils avancés par de soi-disant théoriciens. Elle est, elle sera toujours, ce que Weinstein appelait un « art exact ».
Le modèle du mouvement herméneutique à quatre temps de l'acte de traductions exposé dans Après Babel - « élan initial - agression - incorporation - réciprocité ou restitution » - ne prétend pas au statut de théorie. C'est la description d'une démarche. Sa force éventuelle, il la tient de la pratique concrète des traductions, des archives, encore trop maigres ou indisponibles, de leur atelier. Le concept de «restitution », de rétablissement de l'équilibre entre le texte original et sa traduction, un équilibre que la traduction elle-même rend vulnérable, pose des questions éthiques d'une extrême complexité. Depuis la première édition d'Après Babel, il y a eu des efforts pour développer cette élucidation. Mais, tout comme ma propre esquisse, ces essais demeurent insuffisants. Si je devais réécrire ce livre aujourd'hui, c'est cette question de la morale de l'appropriation via la traduction et de ce que j'appelle la transfiguration - où le poids et le rayonnement intrinsèque de la traduction éclipsent celui de la source - que je voudrais creuser plus longuement. En un temps, précisément, ou la critique déconstructive et une science tapageuse évacuent les textes comme de simples « pré-textes » à leur propre balayage, ce dilemme me paraît être d'une importance cruciale.
À l'époque où Après Babel était en chantier, la domination croissante de l'espéranto anglo-américain à travers la planète paraissait évidente et peut-être irréversible. Dans une large mesure, c'est encore le cas aujourd'hui. La science, la technologie, le commerce et la finance mondiale s'expriment dans un anglais plus ou moins américain. L'effondrement des centres du marxisme en face d'un capitalisme désormais triomphaliste et de l'idéal de la distribution de masse a , dans la mesure du possible, souligné l'hégémonie linguistique du parler « américain ». À travers la majeure partie du monde sous-développé, ce parler est l'unique ascenseur prévisible de l'émancipation économique et sociale. Qui plus est, les « langages informatiques », les codes métalinguistiques et les algorithmes de la communication électronique qui révolutionnent presque toutes les facettes de la connaissance et de la production, de l'information et de la projection, se fondent sur un sous-texte, sur une « pré-histoire linguistique », qui est fondamentalement anglo-américain ( au sens où l'on peut dire que la latinité est au fondement du catholicisme et de son histoire). Les ordinateurs et les banques de données jacassent dans les dialectes d'une langue maternelle anglo Américaine.
Reste que le tableau me paraît un peu moins clair qu'autrefois. De farouches atavismes ethniques et régionaux se réveillent. Déterminantes, ou déterminées par des passions identitaires tribales, régionales et nationales, les langues se révèlent plus résistante à la rationalisation, et aux bénéfices de l'homogénéité et de la formalisation de techniques, qu'on avait pu le croire. Les efforts acharné d'uniformisation, comme en Inde et en Asie du Sud-Est, ont jusqu'ici tourné court. La dislocation du bloc soviétique et de l'Europe de l'Est s'accompagne d'un désir presque fanatique d'apartheid, d'autochtonie et d’auto-affirmation de son identité entre langues voisines (en Ukraine, dans le Caucase, à travers les Balkans). De surcroît l'espagnol et le chinois déploient, sur le double plan de l'acquisition territoriale et de la démographie, des énergies qui pourrait bien défier la prédominance anglo-américaine. La question demeure ouverte -et, avec elle, celle des fonctions futures de la traduction interlinguistique.
Non moins que la première édition, cette version corrigée et augmentée d'Après Babel espère toucher les philosophes du langage, les historiens des idées, les spécialistes de poétique, des arts et de la musique, les linguistes et, tout naturellement, les traducteurs. Mais elle sollicite l'intérêt et le plaisir du grand public, doute de tous ceux qui aiment le langage, qui vivent le langage comme un élément formateur de leur humanité. Surtout, elle s'adresse, dans l'espoir d'une réponse, aux poètes. C'est-à-dire à quiconque fait vivre le langage et sait que ce qui s'est passé à Babel a été à la fois un désastre - et c'est l'étymologie même du mot désastre - une pluie d'étoiles sur l'homme.
Genève Cambridge, juillet 1991