Le dépôt
Qu'est-ce que la transprose ? Pierre Lamarque, Rémi Drobycheff, Patrick Modolo
QU’EST-CE QUE LA TRANSPROSE ?
Il s’agit de découvrir, redécouvrir plutôt (cf LPB n°60) un type de disposition moderne et esthétique qui permet de saisir le sens d’un texte d’un coup d’œil. La Transprose suppose :
1) la respiration du texte par un espacement ménagé entre les mots à la place d'une ponctuation ;
2) l'oubli de l’esthétique ancienne et peu pratique des vers superposés, instaurant, à la place de ce système politique autant qu’esthétique d’échelonnement vertical, une lecture horizontale, fluide, avec un espacement ménagé entre les vers. La Transprose met en relief le rythme des poèmes. La Transprose insuffle une nouvelle énergie à la poésie.
La Transprose est un élément de la poésie. Le mot Transprose est un mot utile pour signifier que la Transprose est une traduction.
Suppression des signes de ponctuation : c’est un jeu propre à la Transprose de remplacer ces signes par des espaces pour suggérer des moments de respiration.
Abolition de la majesté des majuscules.
Suppression et abolition cependant pas totales. Prose classique et Transprose peuvent se marier. Versification classique et Transprose peuvent se marier. Il est plus facile de lire des lignes aérées et horizontales, tandis que la lecture verticale des vers freine la lecture et la compréhension immédiate du texte et diminue d’autant le plaisir de lecture. La Transprose ne convient pas à certains poèmes, pour une raison ou une autre, mais la transprose mérite d’être connue, la Transprose est une partition moderne du texte sur la page, elle est un chemin du mot a l’eau de la cruche, de la cruche au verre, de la main à l’œil, de l'eau à la bouche.
Pierre Lamarque
Formalisée par l’un des fondateurs de la revue La Page Blanche (www.lapageblanche.com) pour répondre à une contrainte de place au sein de la revue, la transpose est une traduction spatiale du poème, répondant à la parution croissante de poèmes en prose découpées en vers. Il s’agit en premier lieu d’abolir le retour à la ligne systématique et d’insérer de l’espace entre les vers originaux afin de garantir l’unité d’énonciation du vers transprosé ainsi formé. Avant d’être rigoureusement identifiée et définie, la transprose a fait son apparition dans diverses expérimentations poétiques au cours du XXème siècle : elle peut donc être utilisée et pensée dès la création du poème.
Dans sa fonction de traduction, la sensibilité du traducteur joue un rôle non négligeable dans la réussite du procédé, pour savoir où le retour à la ligne s’impose et ne pas trahir la pulsation du poème original par exemple. À mesure qu’elle est utilisée et améliorée (taille des espaces, saut de ligne, choix de ponctuation ), la transprose s’émancipe de sa contrainte première (la place) pour s’imposer comme un procédé stylistique permettant d’améliorer la cohérence poétique d’un texte.
Air
La Transprose : une nouvelle façon de penser le texte poétique ?
« Ne vous sentez pas obligé d’inventer une forme neuve.
Les formes neuves sont rares. Une par siècle, c’est déjà bien.
Et ce ne sont pas forcément les plus grands poètes qui en sont à l’origine. »
Michel Houellbecq, in Rester vivant et autres textes[1].
Le mot « Transprose » voit le jour en juin 2022, mais la théorie existait depuis plusieurs années déjà, sans avoir de nom. Il s’agit là d’un mot-valise, qui condense « transposition » et « prose ». Ainsi pourrait-on d’emblée définir la Transprose comme l’art de transposer des vers dits « en cascade » ‒ entendons avec spatialisation descendante sur la page poétique, et rimés ou libres ‒ en prose.
La Transprose se pense d’abord comme ligne directrice. Ligne directrice avec espacement. Et espacements. La nomenclature privilégiera quatre ou cinq espaces entre chaque « vers » transprosé.
Car Transprose implique « redisposition » dans un premier temps. Redisposition, et aération. Les poèmes « narratifs » s’y prêtent particulièrement bien. Les vers du poète bordelais du XIXè siècle Jean de La Ville de Mirmont, très baudelairien, gagnent par exemple à être transprosés. Comme en témoigne la première strophe du poème liminaire de son unique recueil, L’Horizon chimérique : « Je suis né dans un port »
En vers comme originellement écrits :
« Je suis né dans un port et depuis mon enfance,
J’ai vu passer par là des pays bien divers.
Attentif à la brise et toujours en partance,
Mon cœur n'a jamais pris le chemin de la mer. »
En Transprose « simple » :
« Je suis né dans un port et depuis mon enfance, j’ai vu passer par là des pays bien divers. Attentif à la brise et toujours en partance, mon cœur n'a jamais pris le chemin de la mer. »
En Transprose avec espacement, suppression des majuscules et de la ponctuation :
« je suis né dans un port et depuis mon enfance j’ai vu passer par là des pays bien divers attentif à la brise et toujours en partance mon cœur n'a jamais pris le chemin de la mer. »
Dans la troisième et dernière proposition, l’aération invite avec elle les embruns.
Dans cet objectif, admettons néanmoins que certains textes resteront hermétiques à la transprose, menant même une perte de sens. Ainsi, pour un poème comme Cavicole, extrait du recueil Pariétal qui met en place la disposition en vers comme une descente chtonienne au plus profond de la terre, véritable anabase poétique, la Transprose enlèverait la profondeur de champ du texte poétique. Et partant, de sa recherche poétique. De son esthétique même.
Cavicole
« Comme
Une Excavation
Du Temps
Depuis une
Epaisseur
Temporelle
Au plus profond
De
La
Terre
Comme
Un peu
De Temps
Perdu
Oublié
Emprisonné
Là »
Cavicole
(version transprosée)
« comme une excavation du temps
depuis une épaisseur temporelle au plus profond de la terre
comme un peu de temps perdu oublié emprisonné
là »
Mais un texte poétique peut se penser et s’écrire directement en Transprose. Ce sera le cas de ce que l’on nomme « Transprose directe ». Cette forme poétique repose alors sur le « séquençage », à savoir l’espacement qui crée l’unité de sens de chaque « séquence », une séquence étant alors l’entité textuelle comprise entre deux espaces. Ainsi, un peu à la manière du vers libre, le poète pourra jouer sur les syntagmes. Mais avec la possibilité de dissocier les unités syntaxiquement liées. Ou en rapprocher d’autres ; ce que la syntaxe ne permet pas.
Citons à l’appui Etrange monde, rédigé pour le collectif Lpb Poétique d’un désastre annoncé :
« étrange monde où tous nous errons parmi nos erreurs comme autant de vérités cachées enfouies enterrées endeuillées »
Le grand intérêt de la Transprose directe reste cependant l’explosion du rythme ternaire, et de la répétition. Prenons comme autre exemple cet extrait de je suis enfin devenu celui que je ne suis plus :
« ne pas sombrer ne pas sombrer ne pas sombrer»
Triple répétition, mais sur trois rythmes visuels différents. Comme si l’effort du poète pour résister à l’obscurité, à cette force qui le tire vers le bas s’intensifiait à chaque séquence, pour se disloquer dans les trois dernières.
Effet que la prose ne rendrait pas aussi intensément : « ne pas sombrer, ne pas sombrer, ne pas sombrer... ». Ni même les vers libres :
« Ne pas sombrer
Ne pas
Sombrer
Ne
Pas
Sombrer »
Enfin, il est possible de jouer sur l’hybridation du texte poétique, agencé en Transprose directe, en y insérant des vers en cascade. L’un des premiers à avoir expérimenté cela reste le poète de La page blanche Air ; expérimentation qui fut à l’origine de cet autre passage d’ Etrange monde :
« étrange monde où tous nous errons parmi nos erreurs comme autant de
vérités cachées enfouies enterrées endeuillées
Il est temps
Il est temps de dire
Il est temps de se dire
La Vérité en face
de voir la réalité cette réalité notre réalité celle que nous avons choisie celle que nos enfants auront subie »
Patrick Modolo
[1]Michel Houellebecq, Rester vivant et autres textes, éditions Librio, réédition de janvier 2022, page 15