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La revue n° 39 moment critique

moment critique

Primo Levi et Auschwitz

C'était l'enfer dedans,

Dehors ce n'est pas le paradis 

 

Le printemps était encore loin, les prisonniers d'Auschwitz le vécurent par avance en 1945 : le 27 janvier, était libéré le plus grand camp d'extermination nazi, érigé au milieu de la Pologne occupée. Ces fameuses premières heures ne furent pas précisément de joie, personne n'y croyait : les soldats russes, en chemin vers Berlin, face à un spectacle de cauchemar ; les prisonniers, au pas des portes ouvertes. La prédiction des geôliers ne s'était pas accomplie : d'ici on ne sort que par les cheminées. Pas celles du Père Noël d'ailleurs, mais celles des fours crématoires.

 

Primo Levi, l'écrivain italien, était parmi les prisonniers d'Auschwitz, il survécut et son témoignage est l'un des plus lucides. Or, aussi bien lui que nous-mêmes, nous pouvons nous interroger sur les causes du nazisme. Mais il y a quelque chose qui trouble la vue et le raisonnement, et il s'agit justement de la nature-même du fait : si cela est arrivé, si le génocide industriel est arrivé, la conclusion saute d'autres considérations et s'impose violemment : si cela est arrivé, alors tout est perdu. C'est Viktor Frankl, un autre survivant d'Auschwitz qui nous vient en aide : « ...nous avons réussi à savoir ce qu'est réellement l'être humain. Il a aussi bien inventé les chambres à gaz, comme il y est entré la tête haute avec le Notre-Père ou le shema yisrael sur le bout des lèvres », écrit-il. Alors, tout n'est pas perdu. Mais nous sommes envahis par un sentiment de honte en tant qu'être humain.

 

Et puis un beau jour, nous voyons le monde sous la forme d'un abîme qui s'étend à nos pieds, oui, le trou des escaliers où s'est jeté Primo Levi, contredisant cette fois le printemps, un certain 11 avril 1987.

 

Ce fut une mauvaise nouvelle. Nous voyions dans l'écrivain italien d'origine juive, membre de la résistance dans son pays, survivant de l'horreur, témoin qui, une fois libéré, lutta pour répandre sa parole, au début non valorisée, puis détentrice du prix Strega, la plus haute récompense littéraire en Italie, nous voyions dans Primo Levi un symbole de la vie triomphant malgré tout. Mais nous n'avons pas le droit de lui reprocher quoi que ce soit : il avait rempli sa mission sociale de dénoncer ; à partir de là, sa vie lui appartenait. Son suicide n'est en aucune manière la victoire finale de ses bourreaux, préalablement vaincus par la plume de l'auteur. Le véritable combat se mène contre l'oubli, et j'ai voulu m'y joindre par ces lignes en évoquant Primo Levi.

 

Et bien, Auschwitz, dans les années quarante. Quelle était la perception dominante chez ces êtres sous humanisés ? La faim, la faim chronique - nous commente l'auteur. Mais dans certaines occasions, elle cédait sa place au froid, et le printemps était encore plus attendu que la nourriture. Un jour, un "heureux" jour pour un groupe de prisonniers, arriva en hiver lorsque le soleil tiédit plus que d'habitude et que sans savoir pourquoi, il y eut davantage de nourriture. En ce jour-là, il n'y eut   plus :

 

  • - Si seulement le froid cessait, si la faim se calmait...

 

Les pensées volèrent alors au loin, vers la liberté, vers leurs familles... d'ordinaire, cela n'arrivait pas car les prisonniers s'étaient interdit d'entrer dans les souvenirs qui finissaient par leur faire plus de mal que de bien. Ce jour-là l'espoir renaissait de pouvoir sortir par les portes. L'espace de quelques heures, les esclaves recouvrèrent leur qualité humaine, nous pouvions - note Primo Levi - « être malheureux à la manière des hommes libres ». Parce que l'auteur est et restera sceptique toute sa vie. Agé d'à peine vingt-quatre ans, il est enfermé dans le camp de l'horreur et sait que seul un miracle pourra lui permettre de survivre. Bien que sortir par les portes soit le rêve chéri par toutes les particules du corps et de l'âme, dehors un autre malheur guette. Infiniment moindre, c'est le passage de la condition sous humaine à la condition humaine, mais, lui, il le sait, si dans le camp c'est l'enfer, dehors ce n'est pas le paradis.

 

Ainsi Primo Levi. Une fois libéré, il nous raconte comment un cauchemar récurrent ne le laisse pas dormir en paix. Il se trouve de nouveau à Auschwitz et il arrive à voir ce qu'il y a dehors, les maisons, les fleurs, sa famille, mais il sent que ce n'est pas réel, une duperie des sens, un songe dans un autre, un mirage dicté par ses désirs, un songe, un songe... il n'est jamais sorti du camp, et c'est à ce moment qu'il écoute le premier ordre du jour par la voix du kapo : debout ! Il se réveille, ce n'est pas vrai, Auschwitz est resté dans le passé, mais il craint de se rendormir et que le cauchemar lui vole ce qu'il a de plus précieux, avoir récupéré la vie et la liberté.

 

L'extérieur, un monde qui a été retrouvé fugacement ce jour lorsque le froid diminua et que la nourriture fut suffisante. Il croyait avoir tout récupéré avec sa libération ? Oh, c'était un sceptique ! Et le camp ne le lâcherait pas si facilement : il y retournait encore et encore sous la forme du cauchemar et de l'insomnie pour écouter la raison qui lui disait : ceux qui ont créé cet enfer n'y naquirent pas, c'était des gens du dehors, de ce monde, notre monde, il n'y en a pas d'autre. Continue-t-on de programmer la même chose ? C'est possible, il y aura toujours quelqu'un pour rééditer l'enfer, revu et corrigé, si possible, augmenté. Mais ce ne sera pas chose facile.

 

Malgré tout, en 1945, certaines cheminées vainquirent les autres. Celles par où descend le Père Noël chargé de cadeaux tandis que son traîneau l'attend dans la rue, celles-ci continuent d'être ouvertes. Les autres, depuis qu'Auschwitz est devenu un musée, restent silencieuses mais non muettes, elles disent : plus jamais le nazisme.

 

Loin enfin des cauchemars et des souvenirs empoisonnés, repose en paix Primo Levi.

 

Marcos Winocur

Traduction: Jean Hennequin