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blanche

La revue n° 47 poètes du monde

poètes du monde

Angela Marinescu

Ceux qui sont en marge de la société 

 

Je n’ai jamais travaillé de mes mains j’ai écrit seulement ce que j’avais 

dans la tête, souvent la tête me demandait de l’écraser contre le mur 

de ma famille, je n’ai jamais ramé sur les galères je n’ai pas signé le registre de présence 

je n’ai pas couru comme une folle parmi des écrivains plus ou moins 

authentiques pour les interviewer, tôt le matin je me cogne 

contre la jeune odeur d’Alexandru, je cire ses chaussures je lave 

sa nourriture j’enterre son lait dans un thé jaune comme du miel 

rien ne m’intéresse, je suis seule et absente 

je vois toujours à la fenêtre une paroi qui s’élève jusqu’au ciel 

sur laquelle s’égrènent des pierrots déments, en lambeaux, 

ceux qui sont en marge de la société. 

dans leur gorge l’écriture se tient droite 

comme un cheval dressé sur deux pattes 

 

 

Angela Marinescu

 

 

 

je suis sourde et muette 

 

je suis sourde et muette parce que j’écris 

je suis aveugle et j’ai la langue tranchée parce que j’écris 

je ne peux te faire l’amour parce que j’écris 

je peux sentir ta présence parce que j’écris 

je n’ai plus de sang parce que j’écris 

seul le diable montre son visage fin 

dans l’obscurité de la nuit parce que j’écris 

seul le diable détruit 

la poésie 

en moi 

parce que j’écris  

 

 

Angela Marinescu

 

 

 

j’ai voulu écrire d’une certaine manière 

 

j’ai voulu écrire d’une certaine manière 

pour que vous sentiez vous aussi quelque chose de ce que je ressens 

mais « cela ne vaut pas le coup ». 

ne sentez rien parce que la réalité, c’est un rien 

ensuite, lorsque j’écris, ma main gonfle à partir du poignet, 

ce qui est tellement misérable 

presque vulgaire et incertain. 

je sentais des riens opportunistes, 

comment pourrais-je écrire 

pour que vous sentiez quelque chose de non-conformiste? 

d’un point de vue social, seuls l’opportunisme 

et le conformisme peuvent être sentis. 

on dirait quelques recteurs en devenir, 

qu’on cultive par peur. 

je n’évoque même pas d’autres points de vue 

qui pendent en franges, comme des lièvres 

écorchés sans pitié, 

dans n’importe quel contexte je me trouverais, 

seules les choses sur lesquelles j’ai déjà écrit pourraient être senties. 

tout le reste, c’est l’obscurité et l’effroi et l’impuissance 

de porter autre chose que le masque mortuaire de la famille 

sur mon visage indécent et sophistiqué. 

 

 

Angela Marinescu

 

 

 

dans un certain sens 

 

dans un certain sens, le fait qu’à la moitié du mois de mars 

le vent cogne fortement contre les petites portes, géométriques, parfaites, 

de nos arbres éternels, qui se trouvent devant 

et seulement devant nous, spectaculaires et virils, mais ondoyants, 

les arbres dont les branches traînent presque ventre à terre, 

moribonds, ne signifierait pas grand-chose, si je ne me trouvais pas 

moi aussi dans les parages, marginale, 

en marge, à la périphérie, 

oscillant toujours entre un quartier et un autre, 

entre un poète et un autre, 

entre un prosateur et un autre, entre le texte d’un poète forgé 

et le texte d’un poète inné, 

si je n’étais pas une marginale solidaire 

avec la ruine de tout mur marginal, comme une juive innée et pas 

forgée, et non avec le mur qui se dresse comme la tour opulente 

d’une église couverte de dalles et d’or, 

qui porte les traces des mendiants en lambeaux, 

si je ne me collais pas contre ces murs marginaux 

comme une sangsue qui suce le mortier et le ciment textuel, 

si je n’étais pas une marginale, la lune dans le sang, une marginale 

porteuse d’un nouveau virus, anarchiste, viscéral, séparée 

de tous et de toutes, remplie à ras bord de sms et de sos 

tragiques et funambulesques, si je n’étais pas une marginale collée 

comme une sangsue contre les murs les plus éloignés 

du centre-ville, 

détruits, rongés, blessés, comme quelques soldats qui retournent dans l’arène 

après un combat qui a sucé leur sang goutte après goutte, 

si je n’étais pas une impossible épouse de boucher qui appelle 

au secours en plein dépeçage de viande, 

si je n’étais pas l’une de mes propres victimes, surtout 

lorsque je prie sur les dalles des églises sans tours, 

sans coupoles, sans murs et icônes, 

l’une parmi ceux qui crachent sur les objets 

droit au centre des objets, 

qui crachent sur la poésie, sur la littérature, sur l’art, 

précisément au centre de la poésie, 

de la littérature et de l’art, 

comme un archer spécialisé dans le crachement au centre, 

le centre m’obsède 

je suis obsédée par le centre, je suis une marginale obsédée 

je me traîne marginale vers le centre 

je me promène sur le boulevard du centre 

remplie de mélancolie 

 

 

Angela Marinescu

 

Traduction du roumain par Linda Maria Baros

Textes extraits de “Je mange mes vers” Ed. L’Oreille du Loup