poètes du monde
Angela Marinescu
Ceux qui sont en marge de la société
Je n’ai jamais travaillé de mes mains j’ai écrit seulement ce que j’avais
dans la tête, souvent la tête me demandait de l’écraser contre le mur
de ma famille, je n’ai jamais ramé sur les galères je n’ai pas signé le registre de présence
je n’ai pas couru comme une folle parmi des écrivains plus ou moins
authentiques pour les interviewer, tôt le matin je me cogne
contre la jeune odeur d’Alexandru, je cire ses chaussures je lave
sa nourriture j’enterre son lait dans un thé jaune comme du miel
rien ne m’intéresse, je suis seule et absente
je vois toujours à la fenêtre une paroi qui s’élève jusqu’au ciel
sur laquelle s’égrènent des pierrots déments, en lambeaux,
ceux qui sont en marge de la société.
dans leur gorge l’écriture se tient droite
comme un cheval dressé sur deux pattes
Angela Marinescu
je suis sourde et muette
je suis sourde et muette parce que j’écris
je suis aveugle et j’ai la langue tranchée parce que j’écris
je ne peux te faire l’amour parce que j’écris
je peux sentir ta présence parce que j’écris
je n’ai plus de sang parce que j’écris
seul le diable montre son visage fin
dans l’obscurité de la nuit parce que j’écris
seul le diable détruit
la poésie
en moi
parce que j’écris
Angela Marinescu
j’ai voulu écrire d’une certaine manière
j’ai voulu écrire d’une certaine manière
pour que vous sentiez vous aussi quelque chose de ce que je ressens
mais « cela ne vaut pas le coup ».
ne sentez rien parce que la réalité, c’est un rien
ensuite, lorsque j’écris, ma main gonfle à partir du poignet,
ce qui est tellement misérable
presque vulgaire et incertain.
je sentais des riens opportunistes,
comment pourrais-je écrire
pour que vous sentiez quelque chose de non-conformiste?
d’un point de vue social, seuls l’opportunisme
et le conformisme peuvent être sentis.
on dirait quelques recteurs en devenir,
qu’on cultive par peur.
je n’évoque même pas d’autres points de vue
qui pendent en franges, comme des lièvres
écorchés sans pitié,
dans n’importe quel contexte je me trouverais,
seules les choses sur lesquelles j’ai déjà écrit pourraient être senties.
tout le reste, c’est l’obscurité et l’effroi et l’impuissance
de porter autre chose que le masque mortuaire de la famille
sur mon visage indécent et sophistiqué.
Angela Marinescu
dans un certain sens
dans un certain sens, le fait qu’à la moitié du mois de mars
le vent cogne fortement contre les petites portes, géométriques, parfaites,
de nos arbres éternels, qui se trouvent devant
et seulement devant nous, spectaculaires et virils, mais ondoyants,
les arbres dont les branches traînent presque ventre à terre,
moribonds, ne signifierait pas grand-chose, si je ne me trouvais pas
moi aussi dans les parages, marginale,
en marge, à la périphérie,
oscillant toujours entre un quartier et un autre,
entre un poète et un autre,
entre un prosateur et un autre, entre le texte d’un poète forgé
et le texte d’un poète inné,
si je n’étais pas une marginale solidaire
avec la ruine de tout mur marginal, comme une juive innée et pas
forgée, et non avec le mur qui se dresse comme la tour opulente
d’une église couverte de dalles et d’or,
qui porte les traces des mendiants en lambeaux,
si je ne me collais pas contre ces murs marginaux
comme une sangsue qui suce le mortier et le ciment textuel,
si je n’étais pas une marginale, la lune dans le sang, une marginale
porteuse d’un nouveau virus, anarchiste, viscéral, séparée
de tous et de toutes, remplie à ras bord de sms et de sos
tragiques et funambulesques, si je n’étais pas une marginale collée
comme une sangsue contre les murs les plus éloignés
du centre-ville,
détruits, rongés, blessés, comme quelques soldats qui retournent dans l’arène
après un combat qui a sucé leur sang goutte après goutte,
si je n’étais pas une impossible épouse de boucher qui appelle
au secours en plein dépeçage de viande,
si je n’étais pas l’une de mes propres victimes, surtout
lorsque je prie sur les dalles des églises sans tours,
sans coupoles, sans murs et icônes,
l’une parmi ceux qui crachent sur les objets
droit au centre des objets,
qui crachent sur la poésie, sur la littérature, sur l’art,
précisément au centre de la poésie,
de la littérature et de l’art,
comme un archer spécialisé dans le crachement au centre,
le centre m’obsède
je suis obsédée par le centre, je suis une marginale obsédée
je me traîne marginale vers le centre
je me promène sur le boulevard du centre
remplie de mélancolie
Angela Marinescu
Traduction du roumain par Linda Maria Baros
Textes extraits de “Je mange mes vers” Ed. L’Oreille du Loup