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La revue n° 39 moment critique

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Neruda et Juan Ramón - Tous deux avaient raison

« Le meilleur des mauvais poètes » : c'est ainsi que l'Espagnol Juan Ramón Jiménez définit Pablo Neruda dont il ne supportait pas les vers, qu'ils soient à tendance romantique, métaphysique ou politique. D'ailleurs, le Chilien - qui vécut en Espagne durant les années de la république, se joignant aux poètes de la génération de 27 - n'est pas resté muet aux attaques ironiques et polémiques, mais ses interventions furent mesurées et prudentes en ce qui concerne Juan Ramón. Et même si celui-ci offrait un blanc facile, comme lorsqu'il eut l'idée de dédier une anthologie - qu'il écrivit d'ailleurs antolojie, selon ses propres règles orthographiques - de ses poèmes en utilisant une autre phrase plus originale qu'heureuse : « A l'immense minorité ». Ça sonnait bien, mais cela faisait de Juan Ramón un élitiste flagrant. Ainsi, la dédicace n'apparaît plus dans une nouvelle édition qui parut des années après à Buenos Aires.

 

Neruda, d'une génération postérieure, relevait le défi, mais partiellement. Il n'en fut pas de même avec le poète cubain Nicolás Guillén. Là la polémique ne porta plus sur le sens et le contenu de la poésie, mais fut d'ordre militantiste. Tous deux, le Cubain et le Chilien, étaient communistes et pro-soviétiques, ce qui n'empêcha point la polémique d'atteindre un niveau personnel. Neruda, dans ses mémoires qui furent publiées après sa mort, parla de deux poètes qui portaient le même patronyme. L'un d'eux, "le bon", est Jorge Guillén, de la génération de 27. L'autre, "le méchant", est Nicolás. Ce dernier réactionna publiquement, en disant qu'au lieu de s'intituler "Je confesse que j'ai vécu", les mémoires auraient dû avoir pour titre "Je confesse que j'ai bu"... Neruda étant déjà mort, l'épisode s'était inscrit dans le cadre des virulentes querelles suscitées au sein de la gauche des années 60 et 70. Quelles étaient les voies de la révolution latinoaméricaine ? La voie des armes ou la voie pacifique ? Dans un certain sens, le Chili de Salvador Allende s'opposait au Cuba de Fidel Castro.

 

Un fond politique qui avait été lui-même ravivé par une question personnelle, comme me l'a rapporté Georges Fournial, responsable durant des années des affaires latinoaméricaines auprès du Parti Communiste Français. Neruda était jaloux de sa sieste ; personne, avait-il ordonné, ne devait l'interrompre. Or, se trouvant à La Havane, il reçut la visite de "quelqu'un"... Fidel Castro. Et personne n'osa réveiller le poète. Imaginez donc... les excuses ne servirent à rien. Quelque temps après, Neruda se rendit aux Etats-Unis pour prononcer une série de conférences, et la Maison des Amériques lui tomba dessus. Le poète lui-même évoque cette anecdote dans ses mémoires, et se réfère notamment à Roberto Fernández Retamar, qu'il signale comme le responsable de l'opération : un manifeste anti-nérudien diffusé dans le monde entier, l'accusant d'être rien moins qu'un traître. Ce manifeste fut signé par Nicolás Guillen et, semble-t-il, le Chilien ne le lui pardonna jamais.

 

Neruda attirait sur soi les tourmentes, ce à quoi son militantisme politique n'était certainement pas étranger. Il accéda au poste de sénateur du Parti Communiste Chilien, il connut l'exil. Parmi tant d'autres, il eut un ennemi particulièrement acharné, son compatriote Pablo de Rokha, poète tout comme lui, et également de gauche, bien que pour sa part sympathisant maoïste. Celui-ci parcourait son pays en donnant des récitals de poésie et en vendant ses livres, d'une circulation commerciale des plus réduites, sans oublier de lâcher, dès que l'occasion se présentait, une note dissonante sur Neruda. On ne sait pas pourquoi, bien que la psychologie en propose généralement l'interprétation suivante : Pablo de Rokha attaquait celui qu'il aurait voulu être, et que l'étant, ne le laissait pas être puisqu'il occupait - usurpait - l'espace que Pablo de Rokha méritait : celui d'un poète renommé et vénéré comme l'était Neruda. Tous deux ne tenaient pas dans cet espace et son rival ne donnait aucun signe de vouloir l'abandonner. Que lui restait-il ? Accepter la situation ou se désespérer. Et ce fut ce qu'il fit : un beau jour Pablo de Rokha se suicida.

 

Une fin tragique s'il en est. Il n'en fut pas de même avec Juan Ramón, d'un côté et de l'autre les flèches de multipliaient sportivement. En gros, l'un défendait la "poésie pure" et l'autre "l'engagement de l'écrivain". La polémique n'était pas nouvelle et ne manqua pas, ici non plus, d'ingrédients personnels. Juan Ramón, de la génération précédente, se sentît lésé par Neruda : les jeunes lecteurs de "Platero y yo" étaient devenus les adultes lecteurs dans les années quarante et cinquante du "Chant d'amour à Stalingrad", la ville emblématique dont la bataille avait changé le cours de la Deuxième Guerre Mondiale. On vivait un autre moment historique et ces lecteurs étaient irrécupérables pour l'œuvre postérieure de Juan Ramón, sa nouvelle poésie de "La saison totale" ou de "Dieu désiré et désirant", et d'autres, livres qu'il publia par coïncidence dans les années 40 et 50.

 

Désormais, l'Espagnol écrirait pour des vieux comme Victoria Ocampo de la revue argentine "Sur", non pour cela moins importante. Ou bien il écrirait pour des jeunes habitants de leur tour d'ivoire, tel le groupe de la revue Cubaine "Orígenes", réunis autour de Lezama Lima. Les foules se tournaient vers Neruda, l'homme aux multiples facettes. Le romantique de ses débuts, celui des "Vingt poèmes d'amour et une chanson désespérée", dont la vente dépassa les deux millions d'exemplaires. Qui ne se souvient de "je peux écrire les vers les plus tristes cette nuit" ? Neruda, le romantique, n'en resta pas là, vint ensuite sa poésie métaphysique - "il se passe que je suis fatigué d'être un homme'' - abruptement coupée après son expérience de la guerre civile Espagnole, et dont il rend compte dans son poème "J'explique certaines choses". Et s'en suivit son "Chant général", publié en 1950 et amplement distribué dans les années soixante comme l'épopée de l'homme américain, dont l'un des exemplaires, selon ce que rapporte Neruda, se trouvait dans le sac à dos du Che Guevara lorsqu'il tomba en Bolivie.

 

Juan Ramón était le perdant, même quand son "Platero", l'image-même de la tendresse, "petit, poilu, doux ; si tendre à l'extérieur, qu'on le croirait tout en coton", même lorsque "Platero" faisait son entrée petit à petit dans les écoles primaires où l'on enseignait l'Espagnol comme texte de classe. La querelle avec Neruda dura des années. Déjà dans les années 1935-1936, lors de son séjour en Espagne en tant que Consul du Chili, Neruda avait dirigé la revue "Caballo verde para la poesía", où il publierait un manifeste intitulé "Sur une poésie sans pureté", se confrontant ainsi à Juan Ramón. Ce dernier eut, quelques années plus tard, l'occasion d'exposer plus longuement son point de vue dans une lettre qu'il adressa au Mexicain José Revueltas, en réponse à son article América sombría, publié dans Repertorio Americano en 1942. Une fois de plus, Juan Ramón rompait des lances contre "le meilleur des mauvais poètes", à propos du "Chant d'amour à Stalingrad". Il y disait : « ce chant n'est pas un chant d'amour puisqu'il peut être écrit pour n'importe quelle autre ville n'importe où dans le monde, il suffit de changer certains noms propres ».

 

C'était vrai. Et ce n'était pas vrai. Le fait, réel. Le reproche, injuste. Il manque dans le "Chant d'amour à Stalingrad" la ville elle-même. Mais il ne s'agit pas de cela. Neruda  l'écrit au symbole qu'elle représente, à l'emblème qu'elle est devenue, celui de la résistance anti-nazie. Et cette ville universelle, abstraite et héroïque, se levait pour nous défendre tous, et nous représentait au nom de la liberté. Peu importe les rues, les monuments ou les maisons, sinon la liberté.

 

Avec le temps, le panorama s'est assombri. Nombre des héros sont morts, l'équation stalinisme=socialisme s'est imposée, réveillant ainsi chez les survivants - et chez leurs fils et petit-fils -  une répulsion viscérale du fait des résultats bien connus. Que reste-t-il aujourd'hui de cette  ville ? Pas même le nom, puisqu'elle a été rebaptisée Volgograd. Ainsi va la vie, après plus d'un demi-siècle, tout tend à revenir à la "normalité", et la mémoire fuit le souvenir des heures difficiles ; s'il s'agit de préoccupations, celles du présent sont plus que suffisantes. Et pourtant le passé n'est pas silencieux. « Au nom de Sa Majesté, le Roi George VI, je vous remets cette épée d'honneur qui a été forgée par les artisans anglais, la lame porte l'inscription suivante : Aux citoyens de Stalingrad, au cœur d'acier, un cadeau du Roi George VI en témoignage de l'hommage du peuple anglais ». Nous sommes en 1943, c'est l'époque de la conférence de Téhéran, que rapporte le fils et secrétaire privé de Roosevelt qui y assiste [ ? ]. Ces mots sont de l'un des plus tenaces anti-communistes du siècle passé, Winston Churchill, alors Premier Ministre du Royaume-Uni.

 

Le poème de Neruda répond à ce sentiment universel, vécu alors. Et il est tout aussi authentique que l'histoire de Juan Ramón et son petit âne Platero. La poésie et la littérature en général peuvent englober le fait de la guerre et celui de la paix. Le chant de Neruda, le récit de Juan Ramón, tous deux sont des actes d'amour qui se donnent selon le cours de la vie de chacun et selon la lecture que chacun fait du vaste monde. C'est pourquoi j'écris :

 

Neruda et Juan Ramón

tous deux avaient raison

  

Marcos Winocur    

Traduit de l'espagnol par Jean Hennequin et Dominique Bertolotti