Éditorial
L'ensemble et le détail
Notre manière de penser nous donne des coordonnées qui assurent notre stabilité, mais qui limitent aussi notre vision sur le monde. C'est une manière de penser analytique, qui va de causalité en causalité, en amputant, par cette succession, la perception de l'ensemble. Elle nous donne un sentiment de vérité en falsifiant amplement, dans le même temps, la réalité.
Voici un exemple. Si quelque chose ne va pas, si quelque chose manque, notre manière de penser nous enseigne un remède très simple: il suffit d'ajouter ce qu'il faut pour combler le défaut. Une fois adjointe la partie qui fait défaut, tout arrivera à bien marcher. Vu comme ça, le problème est construit dans sa linéarité et, une fois l'insuffisance repéré, tout va pour le mieux... La pensée se fait, de cette manière, de plus et de moins, en un mot, d'arithmétique...
La réalité est pourtant différente : le détail, le fragment, la partie ne suffisent pas; ou, plus exactement, ne sont pas la seule chose qui compte dans la structure d'une personnalité, d'un groupe social unitaire, etc.
Nous arrivons comme ça à reconnaître l'existence d'un au-delà. Pas de mystique ici. On découvre simplement que dans le cas des systèmes complexes les détails sont « montés » dans une structure générale; que si cette structure discrète disparaît le tout se transforme en un amas de matériaux de construction qui n'avaient pas leur place dans le bâtiment.
Pour l'individu et pour les groupes sociaux cet arrière-plan est indispensable. S'il faut lui donner un nom, disons que celui là peut être, par exemple, celui de conduite. C'est la conduite qui donne la valeur d'une personne, d'un groupe humain. C'est aussi la conduite qui donne de la valeur à un groupe humain. La conduite c'est la force d'organiser, de mettre à sa place ce qui autrement n'est que quelque chose sans signification. Déterminée par son amplitude, par sa présence.
C'est la même chose pour la personnalité littéraire ou dans la tenue des groupes littéraires. Les connaisseurs perçoivent ces absences ou ces présences sans tarder. On voit aussi les variations de la force de conduite : quelques fois elle est forte, quelques fois elle est affaiblie... Pour la littérature c'est important, parce que cela lui permet la manifestation et même les évolutions des talents artistiques. On a des personnes qui ne sont pas dépourvues de certaines qualités (d'expression, d'invention etc.) qui ne deviennent jamais des écrivains. On en a d'autres qui se dévoilent comme une fleur qui s'ouvre lentement grâce à la manière d'accélérer la vitesse du film. On a des groupes littéraires qui ont une signification majeure et d'autres, avec des participants non moins importants qui ne deviennent rien ou deviennent même des freins aux évolutions. Bien sûr, la conduite littéraire n'est pas la même chose que la conduite des hommes dans leur vie de tous les jours, mais c'est la même capacité de structurer, de construire. On sent sa présence presque de la même manière. Et, surtout, son absence...
Constantin Pricop