La
page
blanche

La revue n° 42 poète de service

poète de service

États Désunis

La poésie que je blâme              
va engendrer ses mots
sur le nul et sur l´indigne;
accomplit des sens vides,
loue des offices inhumains,
hurle avec des états froids
des propos nord-américains.

Elle remplit une insipide fonction,
comme le plus grand pouvoir,               
de se façonner sur le plus plat                   
des signes néo-coloniaux
( plus que plat, exécrable,
plus que ça, capitalissime )
qui tellement tous emmerde,               
mais sur lequel tous s´accordent,  
sans glapir un seul misérable non
pour contester les «yes» qui grognent.

( Sinon voyons, «ladies and gentlemens»:
  qui aurait donc invité Kenny Horn au Varjão
  en se lui écartant les jambes au téléphone? )

La Poésie que je propose secourt l´humain
en parodiant ce modèle qui ne nous sert à rien,
du tout au tout inverse à nos épanchements latins
- sot, méchant, insipide, sans verve -
qui d’autant plus s´impose,
qu’on s´acharne à le copier
et à ne rien lui ôter;                  
à le retenir pour toujours
sans jamais ne l´oublier;
fût-ce même l´égratigner                       
en menaçant de le contrer,
en lui dressant des guérillas,
en lui faisant souvent la grève
ni non plus s´enhardissant à le scruter,
autant ou davantage qu´il ne se dit.

La poésie que je retrace
se trouve bien de ses filles:
à cause d´affaires de classe
rejette les sujets ordinaires:

les haines de Nicaragua,
les deuils d´Argentine,
les humiliations d´Afghanistan,
les effrois de Bagdad,
tout cela lui répugne,
elle n´en compile rien.

Elle importe du pays hérétique
des rocks en unisson, des bombes «H»,
accomplit des états fort unis:
ne me permet de rien dire,
hausse la voix, quand je parle,
je ne suis que stylo et main,
j´obéis à son discours rare.

Là je ne peux rien suggérer,
énoncer mes avis à mon gré,
ajouter ou soustraire des noms
interdits des vivants ou des morts,
rien y redécouvrir,
rien y recodifier.

Tout y doit s´en tenir juste
à ce qu’elle a toujours voulu
depuis la Guerre de Sécession,
dès les temps des vétustes barons,
des empires lointains,
tout comme, plus que jamais, elle requiert:
ni triste, ni content,
mais plutôt hystérique ou dormant
son inextricable cabaret.

Inutile de s´élever contre elle,        
ni de s´en mêler,
ni de l´enfuir,
plutôt la saisir telle quelle est,
continuer en impuissant.

Pas question d´arguer sur les bombes
qu´elle a fait tomber à la diable
sur Hiroshima et sur Nagasaki:
regardez tout cela sur le petit écran,
à l´avantage de cynisme et d´humour,
sur votre chaîne «Boule de Cristal»,
et tenez-vous muet, «darling»!
              
La poésie que je traduis,
qu´aussitôt je réprouve,
n´est pas celle dont j´ai envie
( ce n´est même pas de la poésie,
ça suppose un autre nom,
une autre senteur, une autre psychologie);
c´est plutôt la frayeur de la main
en soupesant une coque vide,
sans plus le jaune de l´oeuf;
ça rime avec «people»
et non pas avec «peuple».  

La Poésie que je veux
ne s´est pas lassée des mots,
prend un cours objectif,
ne se crée pas des jambes,
ne quitte pas le livre,
réclame cet oeuf volé
à tout prix, à toute épreuve,
même s´il ne lui reste
qu’à se couper les poignets,
s´allonger et mourir;
rétablit ses aigus,
ses tildes, ses «nh»,
ses circonflexes, ses graves,
se fait lire tout exquisément.
 
Mais la terne poésie que je rends
s´en fout bien de ce que je suis,                
ne tient pas compte des morts
ni de ceux qui lui survivent.

Elle veut des esclaves comme moi,
des sud-américains plébéiens
pour enregistrer ce qu´elle dicte
à la plus grande perfection,
dans un asservissement infini.

Maintenant que le monde reste
tout égal, sans plus de brèches,
il faut lui tirer sur le front
pour mieux en faire la fête ...

( La poésie qui me régit
bourdonne à mon oreille
que ce que le poète écrit
détourne de la Poésie,
en signalant, posément,
mes «fautes indélébiles»;
à ce que je lui réponds
qu´il m´est dû d´autres faire,
car si je laisse mon poème en suspens,
quel autre poète l’achèverait à ma place?       
Carlos Drummond de Andrade?
Gonçalves Dias? )

Et pourtant je reprends son fil,  
même si je n´en ai plus envie,
et même que cela me lasse
et que je préfère écouter à la radio les voix du Brésil,
elle y intervient, change la station,
arrête la samba et joue un «rock»
l´enregistrant pour mille bis.

Elle a cassé mes disques de boléros, la putasse.

Ne respecte pas Gal.

Persifle Angela Maria...

( Et qui d´autre aurait tué Clara, Gláuber, Elis? )



                              
La poésie que je secondais m´a fait la grève
pendant une courte mais profonde pause;
s´est retroussée les manches
en se gonflant comme un crapaud,
sans plus rien dire,
au masque raide,
perfide et disciplinée,
d´une ruse inaccessible,
comparable à la sainteté,
puis en frappant sur la table,
m´a obligé à cette dictée:

« La poésie à laquelle je me prête                  
  en tant que poète marginal, bourru,             
  à condition d´usage réciproque,                  
  pour satisfaire à des fins tactiles             
  ne s´intéresse pas aux êtres vivants               
  ni à ceux qui eurent été vivants,                   
  ni à ceux qui tombèrent sur le front                  
  dans des luttes politiques acharnées,              
  pour des causes valables, actives,              
  mais oui à ceux qui lui ont survécu,
  on ne sait pas par quels moyens                                
  et, tels que le poète lui-même,               
  insistent à laisser des semences,                       
  en frustrant son expectative.»                                 
                                                                     
« Il ne nous incombe                                      
- reprit-elle d´un ton taxatif -
  ni à moi ni à mon clan de prophètes
  à traits militairesques,
  à indices néonazistes,
  que de fouiller les cratères de la Lune,
  les taches noires du Soleil,
  les mers rougeâtres de Mars,
  les anneaux de Saturne
  et tout ce qui est jetable,
  et tout ce qui est louche,
  et tout ce qui est néfaste,
  et tout ce qui est taciturne:

  le FMI
  l´Oscar
  l´Onu
  le Sida
  et d´autres virus du futur».

« Si donc le poète souhaite
  se faire lire dans nos journaux,
  se véhiculer sur notre média,
  faites recours aux vérités tièdes,
  tenez-vous-en à des thèmes oisifs:

  poétisez les tasses, la théière, la table;

  traduisez votre âme balourde et bourgeoise
  à l´aide des mots pincés des dictionnaires;

  essayez de rattraper le poème d´amour
  qui s´arrête et pourrit dans votre esprit,          
  depuis toujours, par ma faute;

  ou alors amusez-vous inopinément avec vos vers,
  figurez-vous la Poésie une vachette cocasse
  qui descend la pente, jour après jour,
  toujours sur la même trace.»   

« En voilà tous les thèmes
  outre celui-ci qu´on développe
- ajouta-t-elle d´un accent boursouflé -
  sur lesquels mon système s´accorde
  et qui ont le permis de nos clauses».
 
« Si donc le poète souhaite se faire connaître en vie,
  qu´il ne nous dépasse en ruse d´une seule virgule;
  instiguez, si vous voulez, mais dans de courtes mesures;
  fuyez les causes qu´on sait depuis toujours interdites;
  ne vous vous hasardez plus dans l’inconnu,
  n´osez pas fouiller les tripes politiques
  ni ne vous rapportez non plus,
  en aucun cas, au mot «peuple».»

« Voici le mot le plus inexact et maudit,
   parmi d´autres aussi maudits et inexacts,
   qui ne s´est jamais laissé aisément écrire
   nous ayant bouché pour des siècles la «chatte».»

 « Autrefois peuple résistait,
   avait la trempe acharnée,
   renversait la main,
   retordait le bras,
   débordait le papier,
   fuyait la fourchette.»

« Ça tenait un poids impondérable
   semblable à la gélatine,
   tout comme un oeuf sur la table,
   tout comme un train dans la brume».

« Peuple remuait ( hourra, peuple! )
  causait de la frayeur, du fracas,
  bannissait l´eau cristalline.»

« Maintenant ça ne fait plus peur,
  ça ne ronge même plus
  le bras d´un dictateur;                                       
  maintenant ça se ravage,                                    
  maintenant ça s´extermine,                                 
  et si jamais aviez-vous écrit cela,        
  ne l´écrivez plus à d´autres reprises.»
                                                                          
« Poursuivez plutôt votre vie mesquine
- a-t-elle dit, la poésie assassine -
  en vous méfiant de vos propres évaluations.»

« Supposons - c´est même sûr - que les choses ne soient
  pas si noires, ni encore aussi douces, ni tellement graves               
  qu´on les imagine, mais même, que nous nous attendons
  à la totale destruction, au carnage universel et inhumain,
  à la ruine des afriques coloniales et des amériques latines:
  qu´est-ce que ça peut nous faire vos avis personnels,
  vos images crépues et l´embrouillement de vos rimes? «

« Apprêtez-vous à mourir».

« Ne quittez plus la maison».

« Regardez sans rien voir».

«Voyez sans rien comprendre».

« Parlez sans rien dire,
  cachez-vous sous le sol,
  rampez sur le ventre,
  acceptez volontiers notre plus grand mal,
  mettez bas vos ultimes armes
  puisqu´une seule Cuba ne fait pas le printemps

  ( dans ce monde assujetti et fade,
  à quoi bon un poète anarchique? ) «

« Affiliez-vous à notre industrie de poésie,
  notre chiclette poétique est implacable,
  se colle aux dents de la douleur,
  rachète maintes somalies,
  a déjà figé l´Irak,
  a englouti El Salvador».

« En offre, cette semaine,
  ces images de Ruanda
  et pour achever la couture,
  d´autres plus fraîches d’Haïti
  qui nous ont presque tués
  ( hé hé hé hé )
  mais autant plutôt en rire.»

«Il ne convient donc pas au cher poète de hausser la voix -
  rendez plutôt grâce à Dieu, si vous L´avez, ça oui,
  de vous avoir soutenu jusqu´ici, malgré tout, en vie -
  vos tildes, vos «inhos», vos «nh» ne nous disent rien,
  notre ordinateur ne lit ni vos circonflexes ni vos graves,
  ni les propos enquêteurs de vos langages,
  ni les langues latines, ni leurs poètes du livre.»

«Et puisque nous n´avons rien de plus produit                      
 que les choses rapportées jusqu´ici, dans ce récit
 - sinon «coca-cola», Marilyn Monroe et «jeans» -
 notre machine se nourrira toujours, jusqu´au bout,
 aux dépens du sang des «guantanameras»,
 de tout ce qui était vrai, beau, doux et rond:   

 les vieux films italiens,
 tout le cinéma français,
 les venus, les muses, les nymphes,
 l´étoffe soyeuse de Gina,
 la «rustre» Marina Vlady...»

«Nous avons mangé la Russie,
 les rébellions échouées,
 les complots démantelés,
 les vergognes serviables,                         
 tous les beaux arguments,
 les années soixante,
 l´essence des patries,
 les corps et la musique.»

«Nous avons recousu le monde avec le fil pourri
 de l´autre bord de l´idéologie,
 y avons fait des greffages, des chirurgies
 en recréant de nouveaux vieux pays,
 et pourtant la racaille toujours nous acclame,
 tandis que nous rouvrons à la balle ses cicatrices.»

«Comme il s´avère à l´insigne poète,
  les choses s´arrêtent enfin égales,
  réinsérées dans leurs places
  tout comme on les a voulues,
  sans plus de rancunes secrètes
  ni de perspectives de luttes
( chaque fruit dans un autre arbre,
  sur chaque branche un autre fruit;
  on a échangé les «cajás» et les myrthes
  pour des «serigüelas» et des putes;
  les «cajus» des mûriers
  pour d´autres fruits rampants,
  et le mauvais pour le pire
  sous l´ombre des bananiers),
  et coûte que coûte, et à tout prix,
  nous ne voulons qu´être heureux,
  nous ne voulons qu´être heureux,
  nous ne voulons qu`être heureux!»

  La poésie qui discourait
  s´est arrêtée en silence,
  et une chorale de marionnettes
  provenue d’on ne sait où
( du fond sombre de l´espace
  d´au-dedans du fossé )
  reprit d´un ton grêle,
  dans un idiome affreux:

«We want to be happy!
 We want to be happy!
 We want to be happy!»

 La poésie, acclamée,   
 salua la néo-racaille
 qui constituait ce peuple,
 se lécha la lèvre rouge
 d´un air triomphant de rien,
 poussa un gros éclat de rire
 et reprit son discours effrayant:

«Nous détournons l´oreille,
 moi et toute ma légion
( mon enfilade de bandits,
 mon cortège incomptable,
 mon armée impitoyable
 de philosophes fessus,
 de politiciens scélérats,
 de tueurs et de vantards,
 de finauds et de fripons )
 nous détournons l´oreille
 des remous et des plaintes
 des clameurs d´outre-mer,
 des tohu-bohu prolétaires,
 de tout ce qui gît sous terre,
 qui s´est effondré pour toujours,  
 qui n´a jamais fait du sens
 et qui n´a jamais eu raison».

«Et me voilà qui crève
( bah, je crève! )
j´arrive au bout du discours,
j´y ai gaspillé tous mes mots,
j´y ai explosé tant de balles,
j´ai brûlé tous mes cartouches,
je n´ai plus rien à dire
ni rien d´autre à ajouter.»

«Sauf, peut-être, à la légère,
 au barde Ademar Ribeiro,
 poète engagé, maudit,
 que les premières places
 concernant notre Lyrique
 ne sont pas pour son bec,
 et que nos meilleurs trophées             
 concernent ceux qui s´ensuivent:      

 les post-parnassiens,                                 
 les semi analphabètes,
 les rimailleurs populaires,
 les prophètes bureaucratiques
 qui ont émergé des papiers,
 les concrétistes de l´asphalte,
 ainsi que les poètes-stars
 de notre plus haute souche,
 qui ont bêché l´assemblée
 renversés par des grippes».

«Et me voilà si mal à l´aise
( sapristi, je crève! )
et le poète lui aussi,
tant il est qu´il s´est tu
vers trois pages avant,
ayant perdu son entrain,
stoppant sa raillerie».

«Peut-être s´est-il égaré
 dans les ruelles de la vie
 ou, qui sait, déménagé
 ayant crevé de stupeur
 auprès du téléviseur,
 devant notre médiocrité».

«Sinon encore, déjà inerte,
 se serait-il mêlé de l´ennemi,
 barbote-t-il sur l´internet?»

«Se serait-il suicidé,
 décédé d´un mal terrible,
 de haine ou d’indignation
 en se mettant, par l´oreille,
 une balle dans la tête?»

 Et auprès du poète en silence,
 la poésie s´est mise à babiller,
 en lui dérobant la parole,
 en accaparant son discours,
 en lui singeant les thèmes,
 en se rendant trop distante,
 de plus en plus répandue,
 jusqu´à déraper au virage,
 ses mots s´étant mélangés,
 le poète barra le poème
 et la poésie s´est terminée.


Ademar Ribeiro
Epigraphe : Les critiques littéraires, au fond, jaloux, ont toujours voulu être poètes; et les poètes sans talent, à leur tour, critiques littéraires.

Texte original portugais publié sur papier en 1999
traduit en français par l’auteur pour la Page Blanche