Proses et Poèmes
Coralie Mennella
Coralie Mennella, jolie comédienne de 23 ans engagée par la littérature, l’art, la culture, le théâtre, la pédagogie, l’écriture…
2016
12 janvier, rue Dutot, Paris
Qu’elle est belle la parisienne ! La femme active qui court amener sa petite tête blonde à l’école. Une main à son sac à main, l’autre à son enfant, cheveux dans le vent. Son long manteau noir ouvert lui donne de l’élan. Elle brave la rue humide du matin, se faufile entre les passants et laisse une empreinte parfumée derrière elle. C’est la femme de demain, à l’agenda débordé et au cœur rassuré.
5 août, Place de Clichy
Entre mon pouce et mon index se balade un filtre qui roule au milieu de deux feuilles. La rue est bruyante et agressive. Je songe à mon chagrin bien loin qui me reviendra peut-être demain. Une femme alcoolique déambule devant mes yeux. Tristesse que l’humanité fasse ses adieux. N’espérer que du bon temps pour se sentir plus légère. Ne rien demander au temps quand se détendent les nerfs. Avancer sans jamais plus se retourner parce que trop de plomb aux pieds. Hier on était naïve, aujourd’hui un peu ivre et demain on retrouvera la raison de vivre. Sans envie d’aimer. Sans envie d’oublier. Sans l’espoir d’être aimée. Simplement s’amuser à les regarder passer. Et rire de nous-même. Du nous au fond du trou. Lui tirer notre langue d’enfant et le laisser aveugle de tout.
25 septembre
Ce n’est pas que je me sois fait agresser. C’est pas ça. C’est le monde qui m’agresse. Pas une vraie agression, tu sais, avec couteau, coup de poings et insultes. Non. Juste la réalité qui te frappe sur l’épaule, tu te retournes et elle te gifle. Un SDF, deux SDF, trois SDF. Je les compte et le soleil m’échappe.
Même jour, constat
Pas le temps. Pas de temps pour prendre le temps. Clope, métro, livre, bouffe, clope, métro, travail, clope, clope, métro, dormir. Mal. Mal dormir. Avancer. Se retourner. Croire qu’on est suivi. Bruit de sirènes. Peur d’une attaque. Rien. Rien qu’une agression. Avancer. Tic tac. L’horloge avance. Toc toc. Stagner. Attendre. Avancer. Essayer et échouer. Aimer. Oublier. Apprendre à oublier. Essayer de lui dire. Ne pas parler. Ici on ne parle pas. On s’écrit. Tu me manques. Pas de réponse. Merde. Regretter. Ça y est. Se remettre dans le cercle infernal de la vie parisienne.
26 octobre
Ma main sur ta manche. La chaleur de ma main sur ta manche, au creux de ton coude. « Bras-dessus, bras-dessous. » Geste simple qui symbolise la complicité et la tendresse. Mes doigts pincent ton vêtement, ils y font des allers-retours. Comme si le bout de mon bras avait élu domicile là, juste ici où ta force est concentrée, juste à l’endroit où tu pourrais te détacher ou t’accrocher. Puis je descend, cherche ta main, la trouve et la serre. Nos doigts jouent à s’entre-mêler. Ils s’éloignent, se retrouvent. Ta paume est sèche, la mienne est moite, pas de rapport de force. Seulement de la complémentarité. Elles parlent pour nous. Pour nos mots que l’on ne trouve pas, pour ces mots inutiles que l’on se force trop souvent à dire. Les mots qui gâcheraient tout. Parce qu’il suffit des fois juste de se toucher pour savoir. Pour savoir que ce que l’on veut, l’autre le veut aussi. Les mots en disent trop.
2017
7 janvier, La Défense
L’ombre d’un chapeau
La silhouette d’un homme
La forme d’un fusil
Au loin se dessine la fausse sécurité de notre nation
Des années de formation pour se retrouver planté là
L’arme à la main
En attendant d’avoir le droit de s’en servir
L’incarnation de la violence a maintenant pour rôle de symboliser la paix
C’est beau, le XXIème siècle. Si beau.
Suppression de festivités et de rassemblements tentant de lutter
Inspection des effets personnels et violation d’identité
Cela semble protéger
Cela ne fait qu’attirer
Le ridicule de cette situation n’a l’air de heurter personne
C’est beau, le XXIème siècle. Si beau.
25 janvier, quai de métro
Le m’sieur est posé par terre comme à son habitude. Il demande poliment une cigarette, une pièce. Personne ne le regarde. On devient invisible en touchant le sol.
Qu’est-ce qui fait qu’un matin il n’est plus là ? Son jean est sur les rails avec sa bouteille, ses mouchoirs, ses petits effets personnels. Où est-il passé ?
Son ombre fait encore la manche.
11 mars, insomnie
BOUM
porte blindée
que personne ne bouge, l’accès est fermé
ne vous donnez pas cet effort d’essayer d’outre-passer les barrières
elles ne céderont pas, c’est terminé
il a suffi d’un rien pour que tout s’envole
suffi d’un rien pour que jamais plus je ne décolle
ne brassez plus d’air
n’envoyez plus de signes
ça ne capte plus
ça ne s›ouvre plus
rien à tirer du béton
pas même l’année de construction
pas cette empreinte du temps
qui prouve que ça a existé
rien
nada
nichts
kedal
game over
gardez vos forces pour les portes battantes
qui acceptent encore
qu’on pénètre leur appartement
23 avril
On n’a plus besoin de vouloir remonter le temps pour vivre un moment historique
La tension palpable aux abords de l’urne laisse entrevoir la marque de cette date dans l’Histoire
Alors on est devenus acteurs en étant électeurs
On a le pouvoir de tout changer
Il est difficile d’en entendre certains se moquer de l’importance du petit papier
Mais ce sont eux qui viendront se plaindre dans quelques semaines si l’extrême passe
Ce sont eux qui se bourreront la gueule si le second tour annonce droite / extrême-droite
Agir
Rangez vos langues de bois
Toujours râler râler
Dire que rien n’avance
Mais ignorer le pouvoir d’une voix
Ignorer qu’ils sont beaucoup trop a se dire « une voix, ça ne changera rien »
Une non
Mais deux, dix, cent, mille, dix mille
Oui
Ça change tout
Au diable les faux-penseurs qui se déclarent libres de ne pas voter
Allez pleurer ailleurs
Demain sera bien triste
Et vous serez d’autant plus coupables
Que ceux qui donnent leur voix à la blonde énervée
25 avril
Mendicité répétée en vain
Roule le métropolitain
Au lendemain de l’affreux premier tour
On sent perdurer la pauvreté
Les regards se croisent
On s’interroge sur notre avenir
Ce SDF pourrait être chacun d’entre nous
Leurs formules changent
Ils tentent de nouvelles tactiques
Mais rien n’y fait
Je n’ai pas de monnaie
Quel genre de président voit ça
Certainement pas un des deux finalistes
Comme un concours de poker
Ridicule jeu de nos vies
L’enjeu est trop gros
La rivière trop prometteuse
Souffle misé pour une paire de trois
Tapis Sortie
7 mai
Le bonheur coule dans certains instants
Il balance sa tête en arrière et ouvre son visage d’un large rire
Sa chevelure bouclée se dépose sur le dossier du siège
Le temps s’arrête et la scène se passe au ralenti
« Comme dans les films »
Suspension de réflexion
Se laisser tomber dans le plaisir d’être bien entourée
15 mai
Du haut du grand escalator de la gare la rumeur me parvient
Tout en bas se trouve un bambin de moins de dix ans
Syrie
Il crie, demande, espère
Fissa bi lillah
Sa pancarte est plus grande que lui
Les ombres passent sans s’en étonner
Le XXIème siècle est décidément bien dur à cerner
17 juin
Une chaise vide.
Une flaque de chaises vides.
Un lac de chaises vides.
Un océan de chaises vides.
La solitude se compte au nombre de chaises qu’on laisse vides à côté de soi.
25 octobre
Béton béton béton. Béton dehors. Béton sur mes joues. Béton dans mon cœur
29 novembre
Sadness of comedy.
Jouer un truc nul dans un théâtre paumé.
Essayer de remonter le niveau sans jamais y arriver.
Attendre que la vie nous fasse signe d’arrêter.
Espérer que c’est pour un avenir meilleur.
Espérer y arriver ailleurs.
Faire tout ça pour rien.
Croire que c’est pour rien.
S’imaginer que ça aidera l’après.
Que ça donnera envie de créer quelque chose de vrai.
Sadness of comedy.
Ne pas se retrouver dans la mise en scène facile.
Avoir les pupilles qui vacillent.
De la fatigue accumulée par tant de désintérêt.
Ne pas oser dire que ça manque de jus.
D’énergie.
De passion.
De talent.
Sadness of comedy.
Se dire que ça va aller.
Essayer de croire que ça va aller.
Avoir envie de les planter.
De les envoyer chier.
Mais rester.
Parce que, égoïstement, ça fait du bien de se sentir un peu supérieure.
Quand sonnera la dernière heure
On ira créer notre truc à nous.
C’est peut-être ça le point positif.
Retrouver l’envie de faire notre chemin seule.
Loin du mauvais.
Sadness of comedy.
22 décembre, Orchestre de Paris
Moi, petite nana du neuf-trois
Moi, petite nana qui ne sait pas en quoi elle croit
J’assiste bouche bée au concert orchestré
Par l’ensemble de Paris animé
Instruments à vent
Instruments à cordes
Voix devant
Plus de désordre
Ni dans ma tête ni dans la salle
Immobilisée face au grand art
On attend un silence pour racler sa gorge
Et on retient son souffle pour ne rien bousculer
Si j’avais su, un jour, que je serais là
Je n’aurais sans doute pas traîné en bas
Dans la saleté et la pauvreté
J’aurais plutôt préparé mon esprit
À entendre la beauté et à contempler l’immensité
La première note me fait basculer dans un monde de mystères
Et la première voix m’entraîne vers un paisible soupir
Coralie Mennella