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La revue n° 40 Constantin Pricop / Simple poème

Constantin Pricop / Simple poème

LE SEL ET LA LANGUE / 1998

LE VIDE PEUT S’OUVRIR N’IMPORTE OU...


le vide peut s’ouvrir n’importe où,
dans ce qui paraît le plus dense

l’important c’est quand ça arrive.
à l’imprévu tu es devant le précipice.

les autres ne voient rien, non, ça c’est une chose
    [qui te regarde toi même.
les éléphants marchent toujours, impassibles.
(non? non, fait la poupée...)

et tout d’un coup un regard qui ne
voit pas s’ouvre dans ton regard qui voit,
un oeil qui ne voit pas dans ton oeil qui voit.

attendez-moi, tu veux dire.

mais tu ne dis rien.

 

mercredi, août 19, 1998

 

 

 

 

ELLE  A TENDU SES BRAS

elle a tendu ses bras
seulement ça.

je ne savais pas si c’était le matin ou le soir

elle croyait qu’elle pouvait voler.

mais il ne s’est rien passé. rien.

ses yeux, j’ai vu ses yeux: la terreur,
l’attente, le froid.

on ne voit pas ça chaque jour
elle était absorbée par son regard lancé très loin,
vers l’infini, peut-être, ou un autre truc comme ça.

trait de lumière. tous les muscles devenus acier
dans la pénombre muette.

et on a tiré le rideau sur la planète.
et on a commencé à parler de n’importe quoi.

dans ce moment même.

une facile coïncidence.

mercredi, août 19, 1998

 

 

 

 

JE LA REGARDE...

je la regarde
comme elle regarde.
elle regarde ses paumes.
sa paume droite
une banale palme de petit palmier
sa paume gauche une patte qui lance ses griffes.

sur le visage du jour sa main gauche laisse des traces
    [profondes.
le jour, l’endroit le plus douloureux.

les chauves-souris sortent des galeries,
explosion

c’est fait...

31 août, 1998

 

 



MA MEMOIRE

je passe dans ma mémoire comme dans le grand nord gelé
d’une petite banquise à une autre
petite banquise

d’un épisode à un autre...

entre les morceaux bourrés de froid
(solidifiés dans leur isolation, dans leurs âmes mortes)
une mer anxieuse.

je ne sais pas pourquoi on saute comme ça
d’un haillon de mémoire à un autre
au lieu de se laisser doucement dessous
dans les profondeurs obscures.

la vraie vie, là?
le désordre, l’animalité chaude des corps...
pas de point de soutien...

dérive.

septembre 1, 1998

 

 

 

 

 

UN DROLE DE PRINTEMPS

c’est un drôle de printemps
le printemps que je n’ai jamais vécu.
du vent encore frais,
un peu de brume dans les endroit où le soleil est déjà fort.

les oiseaux ne volent plus,
l’air est empoisonné
et vers le fond du ciel on voit des tourbillons
le ciel c’est le fond d’un aquarium renversé. empoisonné.

les feuilles mortes percées par le vert.
je suis ici pour chercher le tapis vert.
sous le tapis mort je découvre les coupoles des champignons.

mes amours... fraîchissent... dispersées...

champignons comestibles; champignons empoisonnés.

septembre 1, 2  1998

 




EXERCICES D’OUBLI

depuis longtemps
je pratique régulièrement des exercices d’oubli.

il y a tant de choses qu’il faut oublier,
les bonnes qui ne sont plus,
les mauvaises, trop nombreuses.

oublier pour ne pas étouffer...

(évidemment...)

c’est comme ça que je regarde
parmi les feuilles métalliques des nuages.

des nuages de zinc
des nuages de fer
des nuages de cuivre.

à chaque seconde
ils aspirent de nous de fines particules

voilà, aspiré par les nuages métalliques...

et je fais mes exercices d’oubli.
aujourd’hui j’ai oublié les chiffres.

le reste, demain.

2 septembre, 1998

 




4 SEPTEMBRE 1998

as-tu été heureux?

je n’ai pas répondu
j’ai laissé la question tomber
une feuille morte
que personne n’attend
une bagatelle, quoi...
scène à Dieppe avec du soleil doux, très doux
(bien sûr, ça va bien pour le décor...)
de la fin de l’après-midi
là haut, très haut, sur les collines
qui étranglent la plage de cailloux
j’ai vu un fort, quelque chose
comme ça. moi j’aime regarder
intensément, jusqu’à ce que je voie
des êtres bleus, translucides et
silencieux, qui volent paisiblement
dans le ciel, au-dessus de nous
vers la mer
pour se jeter dans le soleil couchant.
personne ne s’en est rendu compte
les enfants jouent tranquilles
comme si rien ne s’était passé
les hirondelles de mer
cherchent des restes de repas autour de la terrasse
je sens encore la grande aile translucide me toucher.

4 septembre, 1998

 




RICTUS DE LA JOURNÉE

j’aime bien bricoler
hier j’ai ajusté ma tristesse
je l’ai bien limée
jusqu’à ce qu’elle passe facilement par
le trou de la serrure
dehors! voilà
tout s’est parfaitement passé.
quand j’ai voulu sortir
elle m’attendait là, devant la porte
la journée m’attendait
horrible rictus
elle me montre des dégoûtantes dents
que j’avais limées un peu plus tôt...

4 septembre, 1998

 




LES PONTS


devant le Louvre
on sillonne les ponts
put your hand in my hand
une corolle plus petite dans une plus grande corolle
un regard niché dans un autre regard
une voix plus faible dans la voix plus forte
et on continue comme ça
pendant que nous passons sur les grands ponts
pendant que dans nos crânes nous sillonnons
    [les grands crânes

4 septembre, 1998

 

 

 

 

LA LUNE PASSE

j’ai expérimenté
toutes les manières de lui parler

la meilleure c’est le silence.

(et chaque fois
que je me fais des photos
les automates me jettent
des photos de Franz Kafka)

je lui parle comme ça chaque soir
à la même heure
l’heure quand sur la ville
tombe
ma mélancolie

je reste devant ma fenêtre
ouverte directement vers le ciel
la lune passe de la marge de gauche
de mon carré de ciel
vers la marge de droite
(la lune passe, les étoiles restent)

je laisse ce temps remplir ma vie
(c’est seulement ça
que je lui dis
avant que la lune
sorte du cadre)

5 septembre, 1998
11 septembre, 1998

 




11 SEPTEMBRE 1998

comme dans une sphère translucide.
 
c’est elle dans l’ambre jaune de la folie.

aucun accident sur la surface parfaite.
aucune occasion pour m’agripper d’un sens.
 
des nénuphars sur les eaux qui dorment
on ne veut voir que ce qui
est plaisant
le blanc, le vert, le dessin très net
pas les boues des profondeurs.
 
le beau, la dignité, l’amour...,
mots papier d’emballage
pour empaqueter l’incontinence de la vie...
 
heureusement le vol, il y a le vol
c’est seulement le vol qui m’en reste....
au delà de ça, folie
de toute cette inutilité qui rit

11 septembre, 1998

 




OUI, JE CROIS

oui, je crois
que la poésie doit être violente
pas un passe-temps
pas des plaintes fades
des amours médiocres
pas exposer en public les larmes qu’il faut laisser
tomber en soi-même
remplir le récipient
la dignité...
 
si elle n’a pas l’effet d’un bon coup
ça c’est pour rien.
 
il faut que mon premier mot soit
le doigt introduit
dans le canon
(pas le canon littéraire, bien sûr...)
 
le deuxième le  doigt qui appuie sur la gâchette.

douloureuse la poésie... quoi faire...
 
20 août 1998
12 septembre 1998

 




LETTRE A UNE AMIE LOINTAINE...

... et comme je te disais, par ici on a chassé le communisme, des fusillades dans les rues, des diversions, des distractions, beaucoup de morts, beaucoup de mots… il était temps qu’il tombe, il était bien pourri… maintenant on vit le capitalisme, de la liberté et de la misère, de la richesse de quelques escrocs, de la famine pour le peuple sous les yeux  de ceux qui clament l’humanisme...
 
…et les saisons continuent imperturbablement leur succession, les herbes sont belles, sont vertes, comme partout dans le monde, les oiseaux volent aussi merveilleux que chez toi, tandis que je m’accroche frémissant de ces mots de la langue française, langue qui a ensoleillé mon enfance...
 
samedi, septembre 12, 1998

 

 

 

 

LES PATRIES

le conférencier nous parle de la patrie
de la place publique liée à notre être profond
partout ça va te suivre partout
et toujours, surtout toujours...
pas de chance de lui échapper
l’individu planté comme un pommier
fixe? fixe

(même un pommier on peut le mouvoir
je parle, le conférencier ne m’écoute pas, peu
importe)

l’homme invente sa patrie toujours
sa patrie a la dignité de celui qui l’invente
il la sécrète en extérieur
comme l’huître sécrète
en intérieur la perle...

5 septembre, 1998

 




SIMPLE POEME

je mets les mots
un à un
sur la surface plane

si différents entre eux, les mots
des rhombes satin
des étoiles charnues
des fils verts, de l’herbe
de petits tympans pleins des sons de la vie...

je pose les mots, change leur ordre,
je revois encore une fois la configuration de mon jeu.

voilà le poème.

tout de suite le fond,
la grande surface blanche,
immense feuille de papier
commence bouger-se-contracter-trembler
je vois ses pores respirer
jaillir la transpiration lourde
l’odeur de la frayeur...

voilà. simple poème.

6 septembre, 1998

 




LA FEMME NOIRE

après tant de temps
elle m’a laissé voir son visage.
un oeil de verre, un autre bleu.

un tel visage on ne peut pas l’oublier
j’ai tout de suite le sentiment
que je la connais depuis longtemps.

”mais non, mais non
me dit mon père
depuis le ciel
tu ne le pouvais pas
elle a été la première personne qui t’a vu
quand tu es né.
c’est toujours elle, pour tous, pour tous,
c’est elle la sage-femme de chacun”

elle fait des mouvement chaotiques, frappe là et là
comme un ballon lancé avec force à l’improviste
dans le milieu de la chambre
elle frappe l’un et l’autre

”et on ne peut la voir,
continue mon père
qu’une deuxième fois,
mais attends, attends
tu as encore du temps, mon fils.”

et je ne sais pas quoi lui dire.

5 septembre, 1998

 

 




VUE D’ENSEMBLE

je regarde de là haut
les sept collines de ma ville.

beau jour d’automne
un peu de vent branle les feuilles rouges des arbres
des filandres sortent de mes dictionnaires.

le monde fait du bruit,
le peuple aime bavarder.

je regarde les endroits où j’ai flâné avec elle

quoi dire, à qui?
je me tais au milieu des flots agaçants
de cette fête.

elle n’est plus.

je suis le trou d’air dans le milieu du ciel.

6 septembre, 1998

 

 

 

 

L’AUTOMNE

elle est venue l’arrière-saison
avec ses tristesses envoûtées dans le froid
dans la pluie
(bla bla bla)
j’ai pourtant vu
un puits artésien
qui fonctionnait sous l’averse
de la pluie emballée dans la pluie
de l’eau embrassée par l’eau
je suis resté à regarder
j’entoure peut-être en moi-même
un autre moi
ou je t’entoure peut-être toi
dans le très profond de moi-même
tandis que je suis pris
dans une immense accolade…

ah!, bon, il est venu l’automne…

samedi, 19 septembre, 1998

 




VERS LE CIEL
 
bon, je me suis trouvé
prestidigitateur malgré moi
en examinant de plus près les mots,
bof, c’est mon hobby,
vous le savez,
je trouve dans presque chacun
un petit bouton bien caché.

ce que je trouve c’est étonnant
dans chaque mot blotti
son opposé.
dans le mot amour le mot haine
dans le mot haine le mot amour
dans le mot haut le mot bas
dans le mot bas le mot haut
dans le mot beau le mot laid
dans le mot laid le mot beau
dans le mot honnête le mot malhonnête
dans le mot malhonnête le mot honnête
dans le mot paradis le mot enfer
dans le mot enfer le mot paradis

et comme ça on monte l’échelle
on monte on monte

lundi, septembre 14, 1998

 




ELLE EST LA

je la regarde de l’autre bout du monde
pour la voir projetée
sur le fond de
fourmilière des étoiles
maintenues là haut par ce vent glacé et amer.

elle est là
peut-être elle est là

mon cœur qui a quand même survécu
à tant de naufrages
est vif
plus vif que jamais

si je pouvais l’envelopper dans cette chaleur
si caline
tard dans la nuit

(mon imagination la place si loin
en espérant - je la connais, je le sais
que si tout tombe, si la fin commence

elle descendra avec la pluie
avec les cendres liquides qui tombent du ciel)

dimanche, 11 octobre, 1998

 

 




DES AUBIERS

chaque échec a élevé autour de toi
un nouveau cercle de vide

beaucoup d’aubiers

peu a peu
le tronc devient plus gros

des aubiers
tendres comme seulement le rien c’est tendre
frais comme seulement l’échec c’est frais

ces parois circulaires sont parfaitement transparentes

on voit le monde
comme si rien ne s’était passé

entre le monde et nous
l’isolation est plus qu’épaisse

on entend de moins en moins les bruits
c’est bien on se dit
c’est la paix l’indépendance gagnée

c’est seulement le froid
la solitude

samedi, 24 octobre, 1998  - samedi 26 décembre 1998

 

 

 

 

INDIFFERENTE COMME UN OEIL D’OISEAU

je regarde tout ça
comme s’il ne s’agissait pas de moi

mais d’un étranger

anesthésié.
pétrifié.
vitrifié.

objet

elle vise mon cœur.
elle tire.
la flèche a comme point
une patte avec des griffes

elle gratte mon cœur
rouge
si profond qu’elle atteint le cœur même de mon cœur

indifférente comme un oeil d’oiseau.

(parbleu! l’âme c’est une invention bien tardive...)

elle gratte elle gratte
l’indifférence d’un médecin légiste
pas de problème…
(pendant ce temps on vit, on rêve,
on a des espoirs
quoi!)

je regarde
comme s’il s’agissait d’un autre
je veux lui dire :
mais je suis vif,
je suis vif
je suis vif
je veux lui dire

mais la nature, cette indifférence
entre la terre et le ciel est si claire
est plus belle que jamais

le reste… un simple incident.

jeudi, 15 octobre, 1998

 




LA CHEMISE DE GLACE

les jeunes ne sentent pas encore
la chemise de glace leur serrer les épaules

ils se disent toujours qu’après un échec va venir une victoire
c’est bien de se dire ça
la conservation de l’espèce en a besoin

mais c’est le vent
mais c’est le froid
mais c’est la solitude

et quelques fois un cœur encore brûlant
encore brûlant
avec lequel on ne sait pas que faire

samedi, 24 octobre, 1998  - samedi 26 décembre 1998

 




LES CHARDONS

maintenant
nous avons tous
les mêmes maladies
dans notre sang

tous des coca cola
des macdo
des images coulées
dans les veines directement depuis
les écrans de télé
ou de nos calculateurs

il faut aller loin de la ville
trouver des endroits sauvages

je cherche des chardons
poussiéreux
battus de coups de vents

pour sentir encore l’âpre
authenticité…

samedi 24 octobre, 1998 - samedi 26 décembre 1998