poètes de service
Antoine Janot
Les artistes sont des pervers. En créant, ils pervertissent la réalité, ils la rendent triste et honteuse d’être aussi banale, ils la rendent mauvaise à nos yeux, pour nous faire comprendre qu’elle pourrait être plus belle.
J’aime les textes en minuscules, ceux qui trouvent leur force dans des détails et dans l’anodin, voire le familier ou le vulgaire. Les grandes phrases et les grandes expressions m’effraient plus qu’elles me touchent, sans doute parce que je me sens plus proche d’une sorte de «poésie de rue», plus simple et plus accessible.
Antoine Janot
HISTOIRES COURTES
Extraits
Dieu dans un miroir
Les chrétiens sont les plus narcissiques, ce sont les seuls dont le dieu unique est à l’image de l’homme. Ici nul dieu aux traits d’éléphant, de singe ou de dragon : Jésus a ma peau et ma taille, mes yeux et ma voix. Les chrétiens croient ce qu’ils voient, par conséquent ils croient en eux.
Si tu es musulman ou juif, ton dieu ne ressemble à rien. Tu n’as aucune matière sur laquelle poser tes prières : Dieu est à l’image de l’inconnu. Musulmans et juifs croient en ce qu’ils ne voient pas, par conséquent ils croient en l’imagination.
Réveil bolchévique
Une route donc du goudron
Du goudron donc un pont
Un pont donc un bout
Elle s’étale d’un bout à l’autre de l’horizon
La carcasse
Brille
Brille
Brille
Les veines nues
L’acier prêt à éclater
Une ville de tuyaux
Morts par milliers
Par millions grouillent sur les machines
Étouffent et serrent aussi fort
Qu’une liane par milliers
Par millions qui se ruent
Qui courent le métal
Qui tissent une ville morte
Un squelette aux cheminées fumantes, puantes,
Traînée sale tellement elle est grosse
L’usine crache et racle ce qui lui reste dans les veines
Racle
Elle respire encore
Immense
Un peu
Agonise
Grise
Le comédien
Il jouait des sentiments sur scène
Mais ses sentiments à lui
Personne ne les connaissait
Pas même lui
Il prenait des cours d’émotions,
Ça lui coûtait cher.
À la fin, il aura même un diplôme,
Lui avait-on promis.
Il y croyait et travaillait dur
Espérant qu’un jour
Il en vivrait, des vraies.
Bon élève,
Il avait appris par coeur
L’amour, la haine et même la peur
Chez Shakespeare, Racine et tout un tas d’auteurs.
Bon élève,
Il observait le dehors comme on irait au zoo.
Les gens et leurs attitudes.
Les gens et leurs habitudes.
Il excellait dans cette science
L’esprit si vif qu’à peine effleuré
Le voilà déjà parti.
Bien sûr,
Il avait compris qu’il n’y avait pas meilleure arme
Contre le monde et contre lui-même
Que le silence.
Cet homme de sang-froid étouffait
Sa spontanéité
Qu’il craignait et qu’il avait appris à dompter.
Pourtant pudique à l’excès,
Il redoutait l’excès comme on redouterait de tomber.
Il jouait des sentiments sur scène
Mais ses sentiments à lui avaient le trac.
Tous se cachaient derrière un visage parfait,
Une élégance belle de simplicité,
Tous se cachaient dans cette âme sauvage,
Brute et magnifique,
De ce genre d’âme que l’on sait si rare
Que l’on ne pensait pas qu’elle existait
Ailleurs que dans les pièces de théâtre.
La soif
Aux pieds, du goudron
À la main, du café
Je fume
Je marche
Une dame m’arrête, la ride distinguée
Vous auriez du café ?
J’acquiesce de surprise
Vous pourriez m’en verser un petit peu dans mon gobelet ?
Un gobelet en blanc et en plastique
Que je remplis jusqu’au demi-vide
Je m’assois.
Dans son autre main,
Un paquet de vous pensez que je peux fumer une cigarette ?
Elle attend ma réponse
Toute la rue attend ma réponse
Oui bien sûr je pense
Elle s’assoit et fuma comme je n’avais jamais vu ça
Qu’on dirait qu’entre deux bouffées de tabac
Elle ne respirait pas
Elle fumait comme on téterait une mère
Qu’elle appelait maman et dont elle me parla souvent
Si assoiffée qu’elle avait arraché le filtre
Qui traînait comme un téton par terre
Je peux fumer une autre cigarette ?
Elle attend ma réponse
Toute la rue attend ma réponse
Oui bien sûr je pense
D’accord, je vais fumer
Alors elle partit
Le goudron aux pieds
La main au café
Nuage sur pilotis
Assis, les bras croisés sur la table
Le fixant avec ses petits yeux durs et secs
Ne clignant jamais ses paupières grises
Son front inquiet et plissé par les rides
Il était assis face à son fils
Il était une statue triste sur laquelle la lumière tremblait de joie
De voir les ombres jouer avec les feuilles des arbres d’à côté
Le fils parlait, le père ne disait rien
Pas même un frémissement de lèvres
Son fils s’arrêta,
Sans doute fatigué que ses mots n’aient nulle part où aller.
Son fils regarda ailleurs
Peut-être son père était-il là, dans l’ailleurs
Car cela faisait déjà depuis longtemps maintenant
Que son oeil ne battait plus.
Les morts-vivants
T’as la bouche en sang
Mais ce n’est pas du sang,
C’est un mélange de tabac, de calcium et de poudre
Qu’ils mâchent et qu’ils crachent à longueur de temps.
Une pâte d’un rouge si vif et gluant
Qu’elle dégouline d’entre tes dents.
Ils mâchent du sang,
Je croyais à des mourants,
Alors qu’ils ne sont que miséreux.
Dans les rues d’Inde,
Ça sent l’encens et la merde,
Le spirituel et le trop réel.
La misère, ici, elle est partout.
Elle est la nuit dans ces corps endormis,
Blottis contre la route ou contre le vide
À ne plus savoir qui de la peau ou de la terre
Respire sous les lampadaires.
Elle est la nuit dans ces minuscules trous d’obscurité
Où gisent quelques rêves
Et un néon.
Lumière blanche si pâle qu’elle n’atteint pas les murs noirs.
Pierres noircies par la saleté ou par la nuit, personne ne sait.
Tout ce qu’on voit ce sont ces brindilles d’hommes
Emmitouflés par l’humidité.
Ils se servent de cette chaleur moite comme d’un pyjama
Et, couchés par terre, ils rêvent encore.
La misère, ici, elle est le jour
Qui vend qui porte qui tire et qui crie
Qui vole qui pousse qui épie et qui pisse
Dans ces rues pavées de poussière
Il n’y a pas de silence
Il n’y a que des bruits qui hurlent sur des pieds nus
Dont deux gamins
Habillés en débris de tissus
Ils se tenaient au feu rouge
Ils se tenaient la main
Maquillés en clown, ils n’avaient pas plus de six ans
Ils gigotaient comme des enfants
Avec des cerceaux d’enfants
Et sans un sourire
Ils mendiaient droit dans mes yeux d’adulte
Les pauvres se tiennent le plus souvent en tailleur
Entre quatre murs d’à peine leur largeur
Et vendent ce qu’ils accrochent aux murs
Biscuits, fourchettes, lingerie, papier-toilette
Il y en a même qui pend du plafond.
Leur boutique à l’allure miniature
Se tient debout comme un cercueil
Dont les planches sont à vendre.
J’ai honte.
J’ai honte quand je prends un taxi-vélo et que le vieux qui pédale
transpire tellement qu’il pourrait être mon grand-père. Avec
toutes ses rides et ses cheveux blancs, il ne voit plus rien alors il
arrête de pédaler, descends de son vélo, et te tire-toi sur ton
chariot. Avec plus de coeur que n’importe quel âne et pour
moins d’un euro, je laisse un vieil homme épuisé porter la moitié
de son âge.
J’ai honte encore quand un homme me poursuit à demi-corps.
Son buste sur une planche à roulettes,
Il implore à la force de ses bras qui poussent le bitume.
Et pour quelques centimes,
Moi le blanc sans cesse harcelé,
Sans cesse arnaqué et méprisé,
Je l’ignore.
Dans cette vie-là, tu n’as pas le temps de penser,
Tu as seulement le temps d’espérer.
Alors tu crois beaucoup
Et tu laisses aux plus fortunés
La liberté de choisir ce que tu crois,
Où tu crois, quand tu crois, en qui tu crois,
En espérant qu’eux pensent à toi.
Antoine Janot
Extraits de Histoires courtes
Editions L’Harmattan