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blanche

La revue n° 41 Séquences

Séquences

Sébastien Ayreault

Je vis à Atlanta. Où j’occupe mes journées à écrire.

Sébastien Ayreault




Elle vient le matin

J’étais réveillé mais encore au lit, je relisais pour la énième fois « Objectif Lune » quand on a sonné à la porte. J’ai sursauté et regardé mon réveil. 8 heures à peine. De l’autre côté de la cloison, ma mère a demandé à mon père:
On n’est pas dimanche?
Mais mon père n’a pas eu le temps de répondre,
Tout juste le temps de tousser.

La sonnerie a de nouveau retenti, plus dure, puis une grosse voix s’est faite entendre, puis des poings contre la porte, biens lourds, et la maison entière a semblé d’un coup basculer dans une obscurité froide. J’ai balancé Hergé par dessus bord, éteint ma lampe, et me suis planqué sous la couette. Dans un éclair, j’ai vu une caboche pleine de sang, les yeux grand ouvert, rouler sur la chaussée. Prendre la fuite. Le plus vite possible. Pieds nus traverser l’épouvante et sortir de ce monde saignant, de ce monde hurlant, cognant, frappant à tout rompre. Même la nuit, même aux heures du silence, le monde vous gueule dans la tête. Entre les murs de la tête. Il dégueule le monde, nuit et jour, il vous attaque dans votre sommeil, vous étrangle, vous met la tronche en bouillie, y’a pas de raison, pas de saisons, t’y passeras toi aussi, un dimanche matin ou plus tard, on te découpera la bouche, les tripes, les boyaux…

Et puis, et puis j’ai entendu ma mère grogner un truc à propos des témoins de Java. Les témoins de Java étaient des types qui parfois sonnaient aux portes des gens, on ne pouvait pas dire qu’ils étaient méchants, non, mais c’était de sacrés emmerdeurs, ça oui! On ne savait pas trop d’où ils venaient, on ne savait pas trop où ils allaient, et enfin de compte, on ne savait pas non plus très bien qui était Java. Ou peut-être Jéhovah. Va savoir…

- J’ai l’impression qu’c’est Alain, a dit mon père.
- Ton frère? Mais qu’est-ce qui lui prend? Il est tombé du lit?
- J’arrive, a gueulé mon père, j’m’habille.
- Ferme la porte, a dit ma mère.
La tête décapitée gisait dans le fossé. Je me voyais dans mon pyjama vert, pieds nus, en larmes, tout près de cette tête.
Si tu cours, t’es mort.   
Mon père a ouvert la porte. C’était bien Alain. Et rien à voir avec les témoins de Java de ma mère.
J’ai tendu l’oreille.
- J’espère qu’t’as un tuyau sérieux pour le tiercé! A dit mon père, un rien rigolard
- C’est pas pour le tiercé, Antoine.
 La voix de mon oncle était terrifiante,
Toute dans les basses.
- Antoine est mort, il a dit.

 

 

 

L’histoire de mes doigts

J’avais 12 ans et elle avait une chatte immense et pleine de poils. C’est comme ça que tout a vraiment commencé. Je l’astiquais avec mon petit pouce, le nez à 5 centimètres de sa touffe, et elle gigotait, couinait en tout sens en travers du lit de mes parents. Ça me faisait comme des petites étincelles pleines de nerf partout sur le rail. Après je me souviens que j’ai chialé un bon coup parce que putain, ça m’avait rejeté loin, très loin cette chose. Un peu comme si je m’étais perdu dans le paysage de cette chatte immense et impossible de retrouver mon chemin. Le monde, tout rouge, tout dégueu, s’était soudain abattu sur ma petite tronche de blondinet. J’avais joui. Joui dans mon froc. Joui les yeux plongés dans ses trous. Et j’avais beau n’avoir que 12 et elle 17, je suis rentré dans un tel état de colère qu’elle a eu vite fait de renfiler son slip et de se tirer. Dieu qu’elle était moche. Dieu qu’elle puait. Et justement, j’en voulais à dieu. À mort. Tellement que j’ai décroché le christ de sa croix et je lui ai écrabouillé sa gueule à grands coups de talons. Ma mère m’en a pas trop voulu et mon père pensait à aut’chose ce jour-là.

Tout de suite après ça, j’ai sorti un cahier, et c’était comme de gerber en mieux. Parce que tout ce truc jouissant et saignant dans ma tête, y’a pas, fallait que je l’écrive et que je le gueule au monde, merde, c’était bien plus fort que tout. Bien plus fort que tous ces machins qu’on nous apprenaient à l’école, bien plus fort que le vélo.  J’ai vite pigé que ma vie entière allait tourner autour de mes doigts. Je m’en souviens, ouais, c’était l’été, le soleil me plombait jusqu’au fond des yeux, et assis sur un petit banc vert merdouille, mon cahier sur les genoux, je me suis dit, mec, tes doigts, ça va être kekchose!




Cheval, la vie est moche

C’était l’été, un dimanche de juillet, et toute la famille était réunie chez mes grands parents maternels. Il y avait là ma tante, mon oncle, ma cousine, mon cousin, mon père, ma mère, et mon arrière grand-mère. Sans oublier Dora. Une petite chienne aux poils ras et qui du coin de l’œil vous montrait constamment les dents. Elle était féroce. Excepté la main de mon grand-père, elle aurait déchiqueté le monde entier. Mon arrière grand-mère Olga aussi si elle avait pu elle aurait déchiqueté le monde entier, mais à la différence de Dora, elle n’aurait pas fait d’exception.

Après le repas, ma cousine et moi, on est parti jouer dans le jardin. Mon cousin, Mika, préférait rester devant la téloche. On a couru un peu comme des cons dans les allées, nous imposant toutes sortes de défis, et puis bien vite, le soleil a eu raison de nous. On était en nage. On s’est passé le visage sous l’eau fraîche du robinet et puis on a décidé d’aller se promener. On va voir le cheval, j’ai dit à mère. Elle a dit okay, mais pas plus loin. La sœur de ma mère, Chantal, a demandé à Mika si ça ne lui disait pas. Il a dit que non, pas du tout. On a haussé les épaules et puis on est parti. Derrière la maison de mes grands parents, il y avait un champ. Et dans le champ donc, le cheval. Quand on est arrivés, il y avait un drôle de long truc qui lui sortait du bide. On aurait dit une patte. Sainte merde ! On est reparti aussi sec dans l’autre sens, sirènes hurlantes. De retour dans la salle à manger, à bout de souffle, on a gueulé à qui voulait bien l’entendre que le cheval accouchait. Tout le monde s’est marré, sauf Olga, qui dans son menton de sorcière nous a traité de crétins. Marie Jésus, a dit mon grand-père, si ce cheval accouche un jour, je veux bien qu’on me coupe le petit doigt. Je me suis gratté la tête. C’est sa zigounette, a dit ma grand-mère, hilare. Et là-dessus, ils se sont tous encore marrés. Chantal nous a conseillé de rester dans la cour, devant, qu’on était aussi bien là pour jouer, mais je n’étais pas du tout de cet avis. Je voulais y retourner. En avoir le cœur net.

Le cheval n’avait pas bougé. Sa zigounette non plus. Elle était toujours là. Plantée dans son bide. Enorme. Touchant le sol presque. Je n’en croyais pas mes yeux. J’ai regardé Elodie et elle n’avait pas l’air d’y croire non plus. Le soleil de 16 heures nous tapait dur sur la tête. Et puis, petit à petit, lentement, on a vu la patte se rétracter, rentrer dans son ventre, et disparaître.

Pas croyable.

J’ai chaud, a dit Elodie. Viens, j’ai répondu, on va s’asseoir sous l’arbre. On est resté un bon petit moment silencieux, à gratter la terre avec nos ongles. De temps en temps je jetais des yeux au cheval qui bouffait l’herbe sèche et quelque pars, j’aurais préféré qu’il accouche. Et puis ça m’est venu comme ça, d’un coup, je lui ai demandée si elle ne voulait pas me montrer la sienne. T’es dingue ? Elle m’a répondu. J’avais 8 ans, Elodie 10. Pourquoi ? J’ai fait. Alors vas-y, elle a dit, toi le premier, montre-moi la tienne. J’ai hésité et puis j’ai dit d’accord. Ferme les yeux, elle m’a dit. Je me suis allongé, j’ai fermé mes yeux, et elle a descendu ma braguette. Et puis ce fût son tour. Et puis de nouveau le mien. Et puis encore le sien. C’était un chouette jeu. Sauf qu’on n’a pas eu de chance. J’ai entendu quelqu’un hurler dans mon dos, quelqu’un hurler qu’il allait me casser la gueule, quelqu’un hurler qu’il allait tout dire à ses parents. Je me suis retourné et j’ai vu Mika qui partait en courant, comme une bombe. Elodie s’est relevée à toute vitesse et elle a voulu rattraper son frère. La vérité, on était cuit.

J’ai remonté ma braguette du haut de mes 8 ans et je suis retourné lentement vers la maison de mes grands parents. Le soleil pesait 15 tonnes. Mika était un con. Quand je suis arrivé, toute la famille était dans la cours à s’engueuler. Elodie venait de se prendre une gifle sèche sur le coin de la tronche. Mika écumait, la rage aux lèvres. Mon père s’est agenouillé devant moi et il m’a dit de retourner voir le cheval, qu’il viendrait me chercher, qu’on discuterait de tout ça un autre jour, qu’il n’y avait rien de grave. J’ai entendu Olga me traiter de salopard, que tout ça, ça se voyait dans mes yeux. Des yeux de vicieux. Mon père lui a dit de fermer son clapet de vipère. Mais Chantal en a rajouté, hurlant comme une folle. Ma mère et ma grand-mère étaient en larmes, complètement défaites. On aurait dit que le ciel venait de basculer. Dora aboyait comme une cinglée. Tous mes sens se sont brouillés d’un coup. Mon père m’a poussé doucement dans la rue et je suis retourné vers le champ.  

D’où j’étais, j’entendais encore les grosses voix gueulantes, mais ça n’avait plus vraiment l’air de me concerner. Je me suis approché de la barrière, j’ai tendu la main, et j’ai dit :
Cheval, la vie est moche.




Et là je me dis

Et là je me dis merde ils sont tous là à me raconter leur vie qui va pas très bien et j’encaisse droite gauche je grignote des miettes de pain un peu plus tard je me rentre la nuit est tombée un vent glacial me fouette le nez je m’enfonce dans mon col roulé ça pisse du ciel noir tout noir et moi aussi maintenant que j’y pense ça va pas super même que je trouve ça d’un coup très compliqué je veux dire de se lever chaque jour pour faire un truc si encore y’avait la mer et du soleil par-dessus je sais pas mais je me dis que ça serait vachement plus simple enfin pour moi je veux dire je sais pas parce que les autres ceux que je vois dans la télé avec l’océan derrière ils ont pas l’air d’aller franchement mieux que ceux qui sont tous là à me raconter leur vie qui va pas très bien et puis j’enfile les rues j’achète de la bière j’arrête pas de m’essuyer les yeux ça tombe des cieux comme de la pisse de hamster je déteste qu’on critique mon style celui de ma plume ça me rend d’un coup plus nerveux qu’un poulet décapité et je regarde en arrière surtout l’année dernière toutes ces filles qui se sont marrées sur l’oreiller bon dieu on a pas fait que du bien tout autour c’est sûr mais j’arrive chez toi ça marche entre nous même que ça coule tout doux et là je me dis merde des grandes giclées de soleil sur la crête des vagues ça serait quand même chouette



T’aimes pas mes chaussettes ?

- Non, j’les aime pas, elle a répondu.
J’ai réfléchi un instant, un peu à la manière de Charles Bronson dans il était une fois dans l’ouest, ou si vous préférez, un peu avec le soleil dans les yeux, et puis j’ai continué à me tailler la moustache un peu n’importe comment.  
- Et puis n’insiste pas, elle a encore dit, j’les trouve ridicules !
Sur quoi, j’ai ouvert le robinet d’eau froide,
Viré les poils du lavabo.
- Tu sais, elle a poursuivi, c’est pas comme ça qu’tu vas t’en sortir…
En passant dans la chambre, j’ai regardé ma toute nouvelle moustache dans la grande glace de l’armoire - pas mal - je l’ai lissée de chaque côté, et je suis parti à la cuisine me dissoudre
Une aspirine 500.
Mais comment alors ?
- Tu dois lire l’univers, elle a dit, c’est comme ça, c’est marqué dans ton horoscope du mois d’août.
J’ai mis mon chapeau et je suis sorti dans la cour.
Mon téléphone a chanté.
J’ai décroché.
C’était Karl Marx.
- On ne va pas s’en sortir, il a dit.

Et puis j’ai raccroché,
Scellé mon cheval,
Et j’ai fondu enchaîné
Dans l’horizon violacé.




Chronique d’un homme plus fort que vous

Elle est cannée. En plein milieu de la route. Des chinois s’affairent autour d’elle, font la circulation, agitent des éventails au dessus de son visage.

Mais elle est belle

Et blonde

Et bien cannée. Elle porte un pantalon blanc aussi. Et c’est ainsi, les jeunes filles calanchent en plein milieu de la route en plein après-midi. Au plus fort de la canicule. Belleville. 15 heures 32.

Personne ne vous le dit, mais le soleil se rapproche.

Les rivières prennent la tangente.
Et les tigres de Sibérie sucent des glaces gorgées de sang.

Et moi je m’achète un paquet de Pall Mall rouge à rouler et je m’en vais boire un café au plus fort de la canicule, 15 heures 32, au plus fort de la puanteur, parce que je suis fort. Très très fort.

Et elle me dit :

- Qu’on me colle un tuyau qui va direct de la bouche au trou du cul et qu’on en parle plus !! je n’en peux plus de ces lésions à l’intestin !


Sébastien Ayreault