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La revue n° 44 Le billet de Constantin Pricop

Le billet de Constantin Pricop

Une littérature universelle est-elle possible ?

Il faut préciser tout de suite que je ne parle pas ici de la discipline didactique qui porte le nom de « littérature universelle ». Dans son cas il s’agit, comme on va le voir un peu plus bas, d’une juxtaposition. Je me demande si on peut avoir un jour une littérature du monde comme on a aujourd’hui une littérature française, une littérature anglaise, etc. Mais aujourd’hui on est sur un seuil qui fera balancer tout le monde, tous les systèmes connus…



Pour commencer on peut constater que, comme la plupart des gens croient que l’art des mots veut dire s’occuper des sentiments, des états d’âme, des vécus, qui sont universellement humains, on peut dire que la littérature est implicitement universelle. Comme la peinture, comme la musique, qui jouent avec des sentiments généraux, sans l’implication d’un langage particulier, la littérature se place au milieu de l’âme, diront les humanistes les plus convaincus. Alors, la littérature est, peut-on conclure sans tarder, universelle. Il faudrait même se demander pourquoi elle est  traitée surtout dans le cadre du pays dans laquelle elle est conçue, dans la langue dans laquelle elle a été écrite, au centre de la culture qui lui a donné naissance…

Pour des siècles, la littérature a été l’étalon même de l’esprit national, elle est devenue, au cours des siècles, l’essence de l’esprit des groupes humains déterminés. Et ce qui est plus caractéristique pour ces groupes, comme pour leur littérature, est la langue – la matière, comme le disait Michaïl Bakhtine, de l’œuvre littéraire… Les nations se vantent, auprès d’autres nations, par leurs grandes valeurs artistiques, littéraires, parce que la littérature peut parler de leur… âme unique…

A vrai dire, jusqu’à maintenant les valeurs spirituelles de la culture européenne ont été crées dans ces dimensions consolidées après le Moyen Age, avec la Renaissance et l’Humanisme – elles se sont constituées comme des valeurs nationales. L’esprit européen est composé de morceaux divers, de couleurs et de dimensions distinctes – des biens spirituels de chaque groupe avec une identité culturelle. On a connu, bien sûr, les valeurs des Lumières, à un niveau supérieur aux nations, mais comme le disait Alain Finkielkraut dans La Défaite de la Pensée, après les Illuministes les nations ont descendu les valeurs dans l’histoire. En tant qu’exprimée dans un langage vernaculaire, la littérature ne pouvait être que l’emblème de chaque collectivité culturelle distincte…

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Des esprits généreux ont vu dans les œuvres littéraires non les mots, mais les idées et les sentiments généreux humains. Quand-même, le langage descend la littérature dans les entrailles des nations et pour beaucoup de temps elles n’ont été conçues que dans ce milieu. Goethe a inventé le concept de littérature universelle – mais pour beaucoup son idée était schizoïde parce qu’elle ne pouvait pas cacher que le contenu général humain était seulement une partie de l’œuvre – la langue spécifique à chaque nation étant l’autre.

D’autre part, c’est vrai que même pendant les périodes d’évolution les plus nationalistes on a eu dans les lettres des lignes d’évolution identiques, valables pour tout le continent. On a presque toujours eu les mêmes courants littéraires dans toutes les littératures nationales, les mêmes successions dans l’avènement de ces évolutions, etc. Mais pour le dernier siècle on ne peut parler des littératures qu’avec ce masque national. L’idée même de la littérature mondiale n’existait que comme juxtaposition de pièces indépendantes, mises côte à côte pour couvrir toute la surface. Autrement l’idée n’existait pas. L’horizon d’attente n’était pas trop mobile, on n’avait pas d’autres concepts que ceux qui pouvaient circonscrire l’idée des nationalités – fières dans leur identité unique, bien sûr, répétable…  

La littérature mondiale revient dans l’actualité avec la globalisation. Cela peut nous plaire ou ne pas nous  plaire… On voit les éléments particuliers des nations envahir le monde. Les jeans, la pizza, la cuisine chinoise, le curry, les ponchos mexicains… Il faudrait beaucoup de lignes pour énumérer tout ce qui est devenu maintenant universel et qui était autrefois très national, très spécifique. La globalisation avance par les lignes aériennes, par les médias, la radio, la télévision, le sport, qui ne tiennent pas compte des lignes de frontières. Pour ne pas parler d’internet… On a de plus en plus des choses en commun, le marché des biens symboliques est devenu commun – même si les particularités de chaque culture persistent dans les consciences…

On pourrait donc dire que ce que séparent les littératures reste seulement un aspect… formel, parce que l’importance de la langue dans lesquelles elles ont été écrites tient maintenant une place de plus en plus réduite. Un modèle pour ce dépassement de limites nationales nous est offert par l’histoire. Avant que ne se précisent les langues vernaculaires on avait le latin médiéval, instrument d’expression de tous les intellectuels européens. Avant de se fixer dans le national on a eu, pour un moment historique, la communauté des esprits. Erasmus de Rotterdam et Nicolaus Olahus de Transylvanie parlent la même langue. On voit aujourd’hui qu’une autre langue devient, on le veut ou on ne le veut pas, le moyen de transport de tous les messages particuliers. Mais en littérature – on peut se demander? Oui, même en littérature. Adopter une autre langue pour s’exprimer n’est plus une exception. Et le procès est déjà vieux. L’histoire a joué son rôle dans ces changements. Cioran, Ionesco, Benjamin Fondane, Tristan Tzara sont passés du roumain au français. Paul Celan a écrit ses premiers poèmes en roumain aussi, avant de se fixer définitivement dans l’espace de la langue allemande. Beckett a renoncé à l’anglais pour le français. Kundera laisse, à la fin, son tchèque pour le français. Mais on dirait que l’anglais a gagné. Salman Rushdie écrit en anglais. Des écrivains japonais ont choisi de s’exprimer directement en anglais. Pour ne pas parler de beaucoup de pakistanais et d’autres provinces du monde. Ils sont devenus des maîtres de l’anglais même s’ils ont vu la lumière du jour dans un autre espace linguistique. Naipaul écrit en anglais, comme l’ont fait, avant lui, J. Conrad ou, plus tard, Nabokov. On peut avoir aussi des enclaves plus petites - par exemple une enclave française - pour ceux des ex colonies de la France, une enclave espagnole, pour l’Amérique du Sud etc. Mais ce seront des exceptions qui confirmeront la globalisation et elles aussi un dépassement des limites nationales...


Le phénomène est en pleine expansion. Une littérature « compacte » réunie sous le même toit est de plus en plus plausible. La transgression des écrivains dans la peau de nouvelles langues n’est plus exceptionnelle. Elle est encore loin de devenir une règle – mais elle devient de plus en plus possible dans une marche commune des biens symboliques communs…

Une littérature de la globalisation est sans doute possible. Et probable. Mais ça aura un prix. Dans la mesure où la littérature s’éloigne de son élément primordial, le mot, elle devient moins artistique, donc moins… littérature. On risque que, en devenant universelle, la littérature soit moins…. littérature…

Constantin Pricop