poètes du monde
Ioan Es. Pop
le 12 octobre 1992
je rentre à la maison après de longues années à
arpenter la ville de bucarest
et j’y rentre une sacoche vide à la main
elle sort sur le seuil de la porte et me dit ben,
notre cher, tu as dit, il me semble, que tu pars pour gagner
tu disais, il me semble, qu’en deux ans tu gagneras autant que d’autres en quatre
et voilà que maintenant tu n’apportes rien.
bah, voilà, mes chers, je n’ai vraiment rien gagné.
et j’apporte à la maison autant de rien que personne
d’autre n’aurait pu ramasser pendant ces deux ans.
je n’ai même pas pu charrier tout seul autant
de rien que j’en ai gagné.
derrière moi viennent les chariots remplis de rien,
prêts à ployer sous le poids.
lorsqu’ils auront tout déchargé dans notre cour,
personne n’aura autant de rien que nous.
d’ici un an ou deux, il sera plus recherché que l’or.
nous en vendrons seulement lorsqu’il aura un grand prix.
soyez-en sûrs, mes chers, autant de rien personne n’en a.
ce n’est qu’en pensant à vous que j’en ai toujours ramassé deux ans durant.
...
Ioan Es. Pop
à l’époque où elle était souillée par les alcools,
langée dans de pauvres nippes et rabaissée par le dénuement,
ma chair était religieuse.
elle n’avait peut-être pas l’air aussi jeune que maintenant,
lorsque la peau s’est aussi bien étirée sur elle,
mais j’ai connu en sa compagnie des frayeurs que
d’autres ne connaîtront pas et des bonheurs défendus
auxquels d’autres ne peuvent pas même rêver.
je devrais me lancer à nouveau avec force
contre moi-même, renoncer à nouveau
à toute chose, déchoir à nouveau
comme autrefois, du moins pour le peu d’horreur
avec lequel j’ai racheté à chaque fois mon don.
parce qu’en réalité moi je ne veux pas posséder quoique ce soit,
ni avancer si je me mets en branle,
seulement entendre mes dents claquer
et rendre le sang par le nez,
m’entendre grelotter, à bout de force, me cacher.
mais non parce que je ne vous ressemble pas,
seulement parce que moi ce n’est qu’ainsi que je peux prier.
*
dieu sait que je suis un homme perdu, mais je ne me plains pas
d’être perdu, mais d’avoir eu de la chance
un beau jour. et ce n’était pas une si grande chance
qu’elle me fasse tourner la tête, mais après ça j’en ai fini
avec le mal gras et gros qui me donnait de la force.
la petite malchance dans laquelle je baigne depuis
n’est plus la grande et véritable tragédie
qui un jour m’a fait homme.
je me décompose lentement, à petit feu,
sans frémissements, ni révélations.
depuis que je vis ainsi, parmi des malheurs domestiques,
pas même la mort ne m’ébranle comme autrefois,
et ma gorge, exercée pour le cri,
les jambes trapues, prêtes pour le voyage,
que seules des jambes comme celles-ci peuvent mener à terme,
ne valent plus rien. ce n’est pas la respiration, ce ne sont pas
les années qui m’empêchent de reprendre le chemin,
mais la fange grêle dans laquelle je m’enlise
avec un certain plaisir, l’illusion d’être arrivé
quelque part tant bien que mal
et l’orgueil stupide de rire comme si
je m’étais échappé du pire de tous les maux,
alors que la vérité et la vie se trouvaient justement là-bas.
*
ma vie va mal, mais je ne crois pas
être un homme puni, plutôt
un homme pas assez puni.
et je ne crois pas avoir trop désiré lorsque j’ai rêvé
d’endosser une soutane et d’y faire en dessous
tout le mal du monde,
une sorte de pope dans les entrailles duquel
fermentent des alcools ennemis,
un pope qui couve la femme d’un autre
de son œil de bœuf, grand et glissant,
et qui prêche, tout en maudissant la rage au cœur,
il rentre ensuite à la maison sous le pont,
endosse les hardes de toute la semaine,
tombe à genoux et pleure,
sachant que personne ne peut être pardonné .
Ioan Es. Pop
pantelimon 113
quelqu’un, venant de momfa, pourrait croire que
la lumière est ici tellement fade que le boulevard
n’est plus habité depuis bien longtemps. c’est vrai,
à travers les toits des HLM ont jailli ici et là
des tours anciennes, comme des becs acharnés,
et il n’y a pas de voitures, l’on ne voit pas les lumières des bals.
mais, soudain, des groupes de rats presque malheureux,
presque humains, sortent pour traverser la rue.
on ne dirait guère qu’ils ne nous ressemblent pas: lorsque nous
conduisons l’un d’entre nous au cimetière, ils nous accompagnent,
endeuillés. dans les restaurants nos filles
font la fête avec eux plus qu’il n’en est permis.
lorsqu’ils nous rendent visite, ils enlèvent leurs chapeaux et boivent posément.
ils frappent soucieux à la porte lorsque l’un d’entre nous tombe au lit.
ils ne croient pas en notre dieu mais ne le raillent pas non plus.
c’est vrai, ils s’entretuent, mais ils seraient morts quand même,
comme nous. il y en a qui ont ouvert de beaux magasins,
où l’on n’est jamais trompé sur le poids. ils ont
commencé à écrire leurs propres histoires. quant à nous ils disent
uniquement que nous sommes inhabituellement cruels.
seuls les morts ils les enterrent ailleurs
et alors nous n’avons vraiment pas le droit d’y assister.
nous restons alors seuls et inconsolés dans la HLM
tour au long de la journée et personne ne se soucie de nous,
nous les attendons, brûlant d’impatience, pendant la journée entière,
avides de nouvelles, mais lorsqu’ils arrivent, ils arrivent
un peu bourrés et se renferment dans leurs appartements
et ne se soucient plus de nous avant le lendemain matin,
nous avons beau remuer tout au long de la nuit devant leur porte,
nous avons beau leur demander en nous-mêmes un peu de miséricorde.
nous vivons ainsi depuis un tas d’années.
et c’est ainsi que nous vivrons encore longtemps,
jusqu’à ce qu’ils acceptent que nous sommes des leurs
peut-être seulement un peu moins accomplis,
plus effacés et moins chanceux,
mais notre règne a-t-il été chanceux un jour ?
la lumière est une chose inutile, disent-ils.
nous nous sommes habitués nous aussi aux lampes
dans lesquelles la mèche brûle à peine.
maintenant, une flamme plus vive nous aveuglerait
eux et nous à la fois.
nous les appelons par leur prénom parfois.
mais nous avons beaucoup de respect pour ce qu’ils disent
sur l’avenir: ce ne sont pas eux, mais nous qui sortirons
de la lumière pour rejoindre l’obscurité.
ce ne sont pas eux, mais nous qui rêverons de galeries.
mon voisin du sixième grelotte
dans la lumière flétrie de la lune. elle est trop forte pour toi, lui dis-je,
viens te coucher, sa chaleur t’étourdira.
il commence à leur ressembler, il s’y habitue. il ne boit plus.
la fourrure lui pousse et il diminue, il sort des griffes molles.
il renifle et son museau frémit. ce n’est pas de lumière
dont il a besoin. il se débattra encore un peu et ensuite
le monde entier sera le sien.
Ioan Es. Pop
la photo de famille
nous nous tenons tous les six sur les marches. grand-mère sourit
comme au bon vieux temps. des épaules de grand-père tombent des vers.
bientôt ils se glisseront tous les deux dans la terre.
mais eux ils ne comptent pas. ce qui compte c’est elle qui
se tient une marche plus bas. sa tête altière
porte des plumes et un bec, par-dessous la jupe piaffe son sabot.
une main longue comme une vipère repose
sur l’épaule de père qui regarde vers le bas.
l’autre siffle sur ma poitrine qui est noire.
le frère rigole à ses côtés et de ses souliers
susurre du sang rouge comme du corps d’un nouveau-né.
la lune s’est levée. la terreur nous ébranle.
il est encore petit et ne pense qu’à trouver une manière de tuer.
à gauche il y a la cave dans laquelle nous nous glisserons après le dîner.
nous boirons. nous lirons. nous montrerons nos crocs.
nous danserons jusqu’à ce que l’un de nous survive
et qu’il aille dehors, grand et lourd, en riant aux éclats,
il cassera les marches, il écrasera la lune
et sur terre il fera encore du bien.
Ioan Es. Pop
Traduction du roumain par Linda Maria Baros
Textes extraits de “Sans issue” Ed. L’Oreille du Loup