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La revue n° 41 Séquences

Séquences

Ernest Pépin

Je suis un poète de la Guadeloupe.
Ernest Pépin



Solo d’îles

La mer est une guitare qui pleure
L’histoire des hommes
A même les brisants
Elle remue son chant foudroyé
Au bord de la mémoire
Et nous nous souvenons
D’où nous sommes partis
Comme des orphelins
Nous habitons désormais le sel
Un terre salée
Une salaison d’îles prophétiques
Il faut oublier la douleur du départ
Les bateaux négriers
La porte du non retour
Recoudre la peau de la mer
Et inventer l’arrivée
Avec aux yeux un arc-en-ciel
Avec aux mains l’imaginaire des lendemains
La Caraïbe ne s’est jamais donnée
Songe pluriel
Elle appartient à ceux qui savent rêver
D’un métissage des douleurs
Iles tambours
Solo d’îles
Symphonie de lumières
Iles citadelles
Mémoires fascinées
La mer joue son jazz d’étincelles
Et demande aux arbres
D’inventer de nouvelles racines



Solo d’îles
Ne pas gratter la douleur du soleil couchant
Les races sont venues abolir toute race
Répandre leurs couleurs dans la mémoire de la mer
Et nommer l’homme des pluies neuves
Des quatre coins de la terre ronde
Comme des enfances recommencées
Les races sont venues rêver d’autres couleurs
Emmêler des langues de marins
Au chant de la lumière
Ne pas blâmer les femmes violées
Elles furent nos premiers peintres
De la calebasse enceinte
Du nid des oiseaux migrateurs
De l’éloquence de la conque
Nous sommes nés d’un miracle d’eau salée
Nous sommes nés de tout le bleu
De tout le deuil de l’avant
De la vulve des volcans rouges
De ce tremblement d’ombres errantes
De toutes ces îles voraces du sang noir



Solo d’îles
Corps dévalisés à remplir de contes
D’un Dieu plus faible que sa croix
De silences illisibles
Et de balbutiements d’étoiles
Une langue nous amarre au feuillage
Et fait l’amour aux langues du monde
Corps souterrains
Où se cache la mémoire des dieux
Passagers clandestins
Forces miraculées
Possède la nuit disent-ils
Et tu gagneras le jour
Il suffit d’un tambour
Pour supporter le poids du ciel
Pour enjamber le réel
Réanimer les ancêtres du Bénin
Du Nigeria et du Congo
Les fleuves en transe déparlent des langues
Le sang du coq se souvient
Mais n’oublie pas la ruse du serpent
Ni la chevauchée des Esprits
Ni la cadence de l’invisible
Vaudou
Santeria
Candomblé
Sont des voyages dans les miroirs
Des soleils en roue libre
Des miroitements de l’autre bord
Dans l’épicentre de la douleur
L’enracinement des nombrils
Et l’alliance inédite de l’ici-dans
Corps montés
Corps démontés
Les Dieux cachés ont faim des îles
Les Dieux de l’Inde nous rappellent
Que nous sommes l’offrande du sacrifice
Et le parfum des peuples anciens
Iles ouvertes à tout langage divin
A toute merveille dessouchée



Solo d’îles
Dit d’îles créoles
La tête nouée au songe neuf
La terre mêlée à son aller
Un conteur veille le rêve
Défait la peau de la nuit
Un grain de sel sur sa langue
Suffit pour traverser l’envers
Et nous répondeurs
Nous entrons dans la ronde des îles
Dans l’émerveille de ses dièses
Il nous engraisse
Nous amarre au créole
A sa frappe de langue buissonnière
Une torche de fumée sur la tête
Il charroie des planches d’eau
Et c’est sésame pour nos âmes
Métamorphose en homme neuf
Avec des ailes pour voler
Le corps libre voué au vent créole
Un plaisir tient la nuit debout
Comme un pays qui prend racine
Dans son labour de vagues roses
Et la criée de son port
Le conte nous débarque enfin chez nous
En solo d’îles créoles
Ne pas oublier le rhum
Ce vieux conteur au feu sacré
Cette liberté qui dévoile les soleils intérieurs
Les marronnages les plus secrets
L’oiseau fragile de nos silences
Le conte tisse la toile des îles
Comme une araignée sous-marine
Un rire d’eau salée nous relie à nous
La belle parole avale le soleil
La belle parole est un nègre marron
Solo d’îles
En résistance d’orage
En résistance de femme poux de bois
En résistance de femme
Reins amarrés aux entrailles de la vie
Comme des présences solaires
Insoumises dans la rade des mauvais jours
Chargées de vieilles colères contre les nuits
En résistance de femme
Mesurant la force de la déveine
Et la prière d’un champ d’ignames
Attachée à guérir les blesses de la faim
Les fausses couches
A repeindre la peau des hommes
A combler le désastre historique
En solitude
En soliloque de rivière essoufflée
En bataille millénaire contre les sanglots
Investie de tout temps au recommencement
A la force silencieuse de la graine
En résistance déléguée aux tambours
Aux armées des champs de cannes
Aux rames du souffrir
Au sang des grèves
Aux sensitives des paupières outragées
Au tournoi sans pitié du soleil
En résistance sous les gammes du créole
Une seule langue nous dit
Elle est fille des cyclones



Solo d’îles
Solo d’îles caïmans
Solo d’îles vierges
Solo d’îles papillons
Solo d’îles pieuvres
Solo d’îles aux montagnes bleues
Solo d’îles  désirades
Solo d’îles saintes
Solo d’îles grenades
Solo d’îles tortues
Solo d’îles veuves
Solo d’îles orphelines



Belles îles comme des chameaux lumineux
Qui broutent les vagues
Comme un tir de billes neuves
Comme les yeux verts d’un serpent de mer
Comme des bancs d’oursins frais
Comme les mamelles inversées du songe



Solo d’îles
Depuis longtemps nous sommes partis
Et nous sommes arrivés au balcon des îles
Et nous avons recommencé l’enfance
Recommencé le commencement de toute chose
Des roches gravées chantaient la mort
Mais nous avons choisi de vivre
De boire l’eau des mangroves
De creuser les mares
De cacher nos jardins dans les hauteurs
Et d’enterrer des jarres pour nos rêves
Des plantations chantaient la mort
Mais nous avons choisi de vivre
D’accorder les tambours à nos cœurs
D’emprunter la guitare du voisin
De gratter les bambous
Et d’inventer la vie
Nous avons choisi de renaître
De ressusciter la tête des mornes
De nommer les plantes
De baptiser les bêtes
De faire chanter les arbres
De gouverner la rosée
De remettre la vie à sa place dans le chaos
D’endurer toutes les morts
D’allumer toutes les vies
Et d’épouser nos îles
Comme des femmes souveraines
Portant haut leur couronne de mer
Nous avons enfanté des langues
Des danses d’éclairs
Des saveurs d’îles
Nous avons sauvé la vie
Et nous voilà
Solo d’îles au blues des Amériques
Solo d’îles sur les épaules des volcans
Solo d’îles affamées d’arbre à pain
Solo d’îles enracinées dans le monde
Solo d’îles plurielles
Mosaïque multicolore
Lettre à l’univers
Les îles sont des berceaux où rêvent les continents
Des bouteilles à la mer
Des lampes de sel
Des flottes de lumière
Des feux de mer
Le monde entier tient dans une île
Le monde est l’avenir des îles


Ernest Pépin