La
page
blanche

La revue n° 62 poètes du monde

poètes du monde

THANKSGIVING
(1956)

une monstrueuse horreur engloutit

tout ce non-monde moi après toi

quand le dieu des pères de nos pères s’incline

devant un quoi prenant l’allure d’un soi

mais jour après nuit la démocratie

déclare un-sourire-dans-la-voix

« vous tous pauv’petits peuples qui rêvez d’être libres

faites donc confiance aux u s a »

tout à coup la hongrie se souleva

et elle lança un cri terrible

« aucune inexistence d’esclave ne me tuera

car je veux mourir libre »

elle cria si fort que les thermopyles

l’entendirent et marathon

et tout le préhumain historique

jusqu’aux INouïes nations

« reste tranquille petite hongrie

et à ce qu’on te dit acquiesce

une bonne grosse oursse s’en est haigrie

nous craignons la monnaie d’la pièce »

l’oncle sam hausse ses jolies

épaules roses vous voyez comment

et il titille une libérale tétine

susurrant « suis occupé pour l’instant »

alors pour la démocratie hourra

rendons tous grâce au diable

et enterrons la statue d’la liberté

(car elle commence à puer)

E.E.Cummings
95 poèmes
Traduit par Jacques Demarcq
Éditions Points

 

 

 

Viande
(extrait)

Un homme :

Enfants, ne vous laissez pas faire,

on se fout de nous !

Qui m’a par exemple

jeté le cerveau dans le creux de la poitrine ?

Comment respirer avec cela ?

La petite circulation du sang devrait peut-être passer par là ?

J’veux bien c’qu’on veut! Mais y-a des limites !

Un autre :

Et moi alors ? Comment suis-je venu ici ?

Tout frais sorti de l’oeuf et sur mon trente et un -

et maintenant ?

Gottfried Benn
Poèmes - Edition Gallimard

 

 

 

Pour Carolyn

Je suis un revenant, un fantôme, une fiction

en toi je puise chair, geste, présence

dans la pierre, l’arbre

l’herbe, le ciel, les nuages,

les rivières, la lumière qui se lève, la lumière

étincelante

c’est ta force

c’est ton ombre

d’où

Je renais chaque fois, encore et encore

présent, calme, vibrant

grâce à toi

parce que je suis devenu l’homme

que tu veux

parce qu’en l’amour la vie s’abreuve

Grâce à ça, ce baiser,

des lèvres à l’air aux lèvres à la lumière

Allan Graubard
Trad. G&J
Texte original dans le dépôt- Allan Graubard de La Page Blanche

 

 

 

Rue du sang

Je pense à toi rue de province où je passai

Au trot de l’averse avec ma fiancée

C’était un soir de lampes basses en novembre

Avec des cris d’enfants déments au fond des chambres

Des chiens maigres hantaient le ciel et les couloirs

Et l’on croisait des hommes morts des hommes noirs

Tu n’avais encor droit qu’à la troisième page

Des journaux Pas de crimes Rien que des tapages

Nocturnes et des viols vraiment c’était banal

Seulement dans tes murs sanglotait un cheval

Aujourd’hui tu es la plus belle sous les branches

On te lave à grand eau comme une robe blanche

On te parcourt à jamais au chiffre du soleil

On te parcourt de phonographes et d’abeilles

Un doux clochard abrite en ses mains un oiseau

Ivre à midi il signe dans le ruisseau

Il éclabousse tous les yeux de ses prunelles

Quand il veut repartir c’est le Christ qui chancelle

René Guy Cadou

 

 

 

COSMOGONIE

Dieu par son tonneau (il y a un Dieu) regarde la terre ! Il la verra comme quelques dents cariées. Mon œil est Dieu ! Mon œil est Dieu ! Les dents cariées ont comme une goutte infiniment petite qui les classe. Mon cœur est le tonneau de Dieu ! Mon cœur est le tonneau ! L’univers pour moi est comme pour Dieu.

Max Jacob
Le cornet à dés - Poésie Gallimard

 

 

 

QU’EST-CE QUE C’EST ?

Qu’est-ce que c’est ? - un mouchoir.

- ce n’est pas un mouchoir. C’est une belle femme appuyée près de la fenêtre.

Elle porte un habit blanc et elle rêve à l’amour...

Karel Capek
Cité par T. Todorov in Théorie de la littérature - Points Seuil