atelier de traduction
Cinq voix romandes pour cinq poètes américains
Quand on pense à la poésie américaine, les premiers noms qui viennent à l’esprit sont ceux de Walt Whitman et d’Emily Dickinson. Le premier fut porteur d’un élan de liberté qui s’épanouit autour de la moitié du vingtième siècle, d’une part avec l’apparition éclatante de la Beat Generation sur la côte occidentale, d’autre part avec le Confessionalisme de Robert Lowell et de ses disciples sur la côte orientale. La deuxième, Emily Dickinson, fut précurseur d’acrobaties verbales et de l’esprit raffiné que l’on retrouve aisément dans les œuvres d’une variété de poètes américains tels que Marianne Moore, Elizabeth Bishop, Richard Wilbur et Kay Ryan. Or, cette anthologie s’écarte quelque peu de ces noms de grande renommée. Son but est en effet de présenter au public francophone des voix poétiques moins explorées, mais qui ne sont pas moins prestigieuses dans la tradition poétique américaine. Ici, ces voix sont interprétées par cinq traductrices réunies en Romandie.
Francesca de Lucia, enseignante avec un doctorat en littérature américaine de l’université de Oxford, traduit Phillis Wheatley (1753-1784), la première poétesse noire dans l’histoire littéraire des Etats-Unis. Son poème le plus célèbre, On Being Brought from Africa to America a inspiré le titre du roman A Mercy (2008) de la lauréate du prix Nobel Toni Morrison. Bien que le titre français soit Un don, il signifie littéralement « une grâce ». « C’est la grâce qui m’a amenée de ma terre païenne », affirme l’esclave affranchie dans les mots français empruntés par Francesca, qui – en tant qu’experte de littérature ethnique – a tâché de véhiculer les connotations raciales et religieuses dont ce poème est imbibé. C’est bien le cas du mot anglais sable, à propos duquel Francesca explique: « Sable n’a pas de correspondant en français, puisque il désigne la fourrure de la zibeline et, métaphoriquement, la couleur noire (notamment en héraldique, ou, en relation à cette dernière dans la célèbre et énigmatique phrase finale de La Lettre Ecarlate, « on a field, sable, the letter A, gules. » D’ébène exprime donc dans un contexte différent le sens métaphorique lié au noir de sable. La notion de couleur et de race se retrouvent aussi fortement dans les deux vers successifs. C’est pour cela que j’ai choisi d’utiliser le terme « nègres » pour traduire negroes, et d’indiquer par conséquent un aspect relié à la race, plutôt qu’à la couleur noire (au sens figuré aussi bien que propre) qui apparaît dans la comparaison avec Caïn. »
La fribourgeoise d’adoption Mariacristina Natalia Bertoli traduit le poème qui ouvre la Spoon River Anthology (1915) d’Edgar Lee Masters (1868-1950), une séquence de vanités sous forme d’épitaphes. Ces épitaphes gravées sur les tombes imaginaires « de la butte » sont marquées parfois par une ironie mordante, parfois par une attitude moralisante. Dans toutes ces épitaphes, cependant, l’idée clé est que le temps dévore toute chose – une vérité terrible qui nimbe le passé d’un halo de mélancolie. Dans la traduction française de The Hill, le lecteur entend clairement l’écho des « neiges d’antan » de François Villon dans le refrain « Où sont… ? » et dans la frivolité des « moules-frites d’antan » dans les vers finaux.
Le poème d’amour figure dans cette anthologie grâce au texte de E.E. Cummings (1894-1962) i carry your heart with me, traduit par Suzana Zink, enseignante de langues à Neuchâtel et doctorante en littérature anglaise au King’s College à Londres. Suzana a opté pour une traduction fidèle du texte et a transmis la spontanéité apparente du poème de Cummings (qui est en réalité le résultat d’un peaufinage laborieux) grâce à de nombreuses incises qui donnent à ce poème l’apparence d’une confession irréfléchie.
L’amour se retrouve aussi dans Love after love du poète caribéen Derek Walcott (né en 1930), qui a reçu le prix Nobel de littérature en 1992. Cependant, ici le lecteur fait face à un type d’amour différent du désir ou de la tendresse associée à la poésie érotique proprement dite : il s’agit de l’acceptation de soi-même, un thème auquel cet auteur tient particulièrement, vu que la question de l’identité est l’un des noyaux de son œuvre. Ce poème a été traduit par Emmanuelle Bourguet, qui affirme : « Le poème étant centré sur la simplicité des émotions, son vocabulaire est relativement accessible. Le plus important pour moi était de garder le rythme particulier de ce poème, un rythme plutôt lent exprimant le bonheur, ainsi que la sagesse de son narrateur ; en d’autres mots, ce poème devrait être lu comme une ‘leçon de vie’ dont les mots sont pesés et précis ».
Ola Madhour, étudiante en doctorat à l’Université de Fribourg, a prêté sa voix et ses mots à John Wieners (1934-2002), l’auteur de Feminine Soliloquy. Ici la question de l’identité ne porte ni sur la race ni sur la culture ou la nationalité, mais plutôt sur le genre, car il s’agit des réflexions d’un homme qui se parle lui-même de ses désirs en prétendant avoir un alter-ego féminin. La traduction d’Ola vise à exprimer en français les images d’un manque troublant qui hantent ce poème, dont le thème principal est un désir exprimé à travers une forte conscience de l’absence et une élaboration douloureuse de la solitude. Cette solitude, accentuée par un corps fragmenté, atteint son sommet dans la dernière partie du poème, où elle est décrite presque comme une maladie mentale. Or, comme Ola l’explique, « le narrateur rejette les ‘relations normales’, les relations où l’autre est présent. Serait-ce la vie libertine qui est convoitée après tout? Ou serait-ce une homosexualité étouffée ? Le désir, à la fois douloureux et souhaité, apparaît encore une fois et de manière plus prépondérante dans l’avant-dernière strophe (‘si’, ‘si seulement’)». Alors que la voix féminine reconnait sa dépendance de l’autre, l’onanisme et la complaisance semblent être les seuls moyens de se construire une identité propre et peut-être même indépendante.
On Being Brought from Africa to America
Phillis Wheatley
‘Twas mercy brought me from my Pagan land,
Taught my benighted soul to understand
That there’s a God, that there’s a Saviour too:
Once I redemption neither sought nor knew.
Some view our sable race with scornful eye,
“Their colour is a diabolic die.”
Remember, Christians, Negroes, black as Cain,
May be refin’d, and join th’angelic train.
Amenée de l’Afrique à l’Amérique
Traduit par Francesca de Lucia
C’est la grâce qui m’a amenée de ma terre païenne,
Qui a appris à mon âme aveugle à comprendre
Qu’il y a un Dieu, et qu’il y a un Sauveur également :
Un temps je ne cherchais ni connaissais la rédemption.
Les uns regardent notre race d’ébène d’un œil méprisant,
« Leur couleur est la teinture du diable. »
Rappelez-vous, Chrétiens, que les Nègres, noirs comme Caïn,
Peuvent être purifiés et s’unir au cortège des anges.
The Hill
Edgar Lee Masters
Where are Elmer, Herman, Bert, Tom and Charley,
The weak of will, the strong of arm, the clown, the boozer, the fighter?
All, all are sleeping on the hill.
One passed in a fever,
One was burned in a mine,
One was killed in a brawl,
One died in a jail,
One fell from a bridge toiling for children and wife –
All, all are sleeping, sleeping, sleeping on the hill.
Where are Ella, Kate, Mag, Lizzie and Edith,
The tender heart, the simple soul, the loud, the proud, the happy one?—
All, all are sleeping on the hill.
One died in shameful child-birth,
One of a thwarted love,
One at the hands of a brute in a brothel,
One of a broken pride, in the search for heart’s desire;
One after life in far-away London and Paris
Was brought to her little space by Ella and Kate and Mag—
All, all are sleeping, sleeping, sleeping on the hill.
Where are Uncle Isaac and Aunt Emily,
And old Towny Kincaid and Sevigne Houghton,
And Major Walker who had talked
With venerable men of the revolution?—
All, all are sleeping on the hill.
They brought them dead sons from the war,
And daughters whom life had crushed,
And their children fatherless, crying—
All, all are sleeping, sleeping, sleeping on the hill.
Where is Old Fiddler Jones
Who played with life all his ninety years,
Braving the sleet with bared breast,
Drinking, rioting, thinking neither of wife nor kin,
Nor gold, nor love, nor heaven?
Lo! he babbles of the fish-frys of long ago,
Of the horse-races of long ago at Clary’s Grove,
Of what Abe Lincoln said
One time at Springfield.
La butte
Traduit par Mariacristina Natalia Bertoli
Où sont Elmer, Herman, Bert, Tom et Charley,
Le velléitaire, le costaud, le bouffon, l’ivrogne, le guerrier?
Tous, tous dorment sur la butte.
Un est mort de fièvre,
Un a brûlé dans une mine,
Un a été tué dans une bagarre,
Un a crevé en prison,
Un est tombé d’un pont en boulonnant pour ses enfants et sa femme –
Tous, tous dorment, dorment, dorment sur la butte.
Où sont Ella, Kate, Mag, Lizzie et Edith,
la fille au bon cœur, l’âme simple, la grande gueule, l’orgueilleuse et la bienheureuse? –
Toutes, toutes dorment sur la butte.
Une est morte en couches illégitimes,
Une d’un amour sans retour,
Une des mains d’une brute dans un bordel,
Une d’orgueil blessé à la recherche d’un grand amour,
Une, après avoir vécu dans les lointaines Londres et Paris,
A été ramenée dans son coin par Ella, Kate et Mag –
Toutes, toutes dorment, dorment, dorment sur la butte.
Où sont passés Oncle Isaac et Tante Emily,
Et le vieux Towny Kinkaid et Sevigne Houghton
Et le Commandant Walker, qui avait parlé
Avec de vénérables révolutionnaires ?
Tous, tous dorment sur la butte.
On leur avait ramené de la guerre des fils morts
Et des filles dont la vie avait été détruite
Et leur enfants sans père, en pleurs –
Tous, tous dorment, dorment, dorment sur la butte.
Où est John le vieux Fainéant
Qui a folâtré avec la vie ses nonante ans durant
Bravant la neige à poitrine nue,
S’énivrant, se bagarrant, ne se souciant ni d’une femme ni d’une famille,
ni d’or, d’amour ou de paradis?
Regardez-le! Il babille des moules-frites d’antan,
Des courses de chevaux d’antan à Clary’s Grove,
De ce qu’Abe Lincoln a dit
jadis à Springfield.
i carry your heart with me
E.E. Cummings
i carry your heart with me (i carry it in
my heart) i am never without it (anywhere
i go you go, my dear; and whatever is done
by only me is your doing, my darling)
i fear
no fate (for you are my fate, my sweet) i want
no world (for beautiful you are my world, my true)
and it’s you are whatever a moon has always meant
and whatever a sun will always sing is you
here is the deepest secret nobody knows
(here is the root of the root and the bud of the bud
and the sky of the sky of a tree called life; which grows
higher than soul can hope or mind can hide)
and this is the wonder that’s keeping the stars apart
i carry your heart (i carry it in my heart)
j’emporte ton coeur avec moi
Traduit par Suzana Zink
j’emporte ton cœur avec moi (je l’emporte dans
mon cœur) je ne vais jamais sans (partout
où je vais tu vas, ma chère ; et tout ce qui est fait
par moi seul est ton ouvrage, ma bien-aimée)
je ne crains
aucun sort (puisque tu es mon sort, ma douce) je ne veux
aucun monde (puisque belle tu es mon monde, le vrai)
et c’est toi tout ce que la lune a toujours signifié
et que le soleil chantera toujours, c’est toi
voici le plus profond secret que personne ne connaît
(voici la racine de la racine et le bourgeon du bourgeon
et le ciel du ciel d’un arbre appelé vie; qui pousse
plus haut que l’âme ne peut espérer ou l’esprit cacher)
et c’est ça le miracle qui garde les étoiles séparées
j’emporte ton cœur (je l’emporte dans mon cœur)
Love after Love
Derek Walcott
The time will come
when, with elation
you will greet yourself arriving
at your own door, in your own mirror
and each will smile at the other’s welcome,
and say, sit here. Eat.
You will love again the stranger who was your self.
Give wine. Give bread. Give back your heart
to itself, to the stranger who has loved you
all your life, whom you ignored
for another, who knows you by heart.
Take down the love letters from the bookshelf,
the photographs, the desperate notes,
peel your own image from the mirror.
Sit. Feast on your life.
Amour après Amour
Traduit par Emmanuelle Bourguet
Le temps viendra
Où, avec allégresse
Tu te salueras en arrivant
Devant ta propre porte, dans ton propre miroir
Et chacun se réjouira de l’accueil de l’autre,
Et dira, assieds-toi. Mange.
Tu aimeras à nouveau l’étranger que tu étais pour toi-même.
Sers du vin. Sers du pain. Rends ton cœur
À lui-même, à l’étranger qui t’a aimé
Toute ta vie, que tu as ignoré
Au profit d’un autre, qui te connaît par cœur.
Ressors les lettres d’amour de la bibliothèque,
Les photographies, les notes désespérées,
Epluche ta propre image du miroir.
Assieds-toi. Régale-toi de ta vie.
Feminine Soliloquy
John Wieners
If my dreams were lost in time
as books and clothes,
my mind also went down the line
and infused with other longing
of a desperate sort, a sexual kind
of nightmare developed where every breath was
aimed at another man, who did not know
it, until I informed him by letter
And said nothing. As delusions lift off
I see I paid an ultimate price
And left in loneliness, nervous shaking
Wracks day and night with residue.
It’s impossible to make clear.
I wanted something, someone
I could not have, until I began
To sound like him, imitate him
at his shy insistence from a distance.
A Venice where floods of onanism took hold.
This self-indulgence has not left me.
Normal relations seem mild.
I am drowsy and half-awake to the world
from which all things flow.
I see it as growing old
if only the price paid were not so great,
And what I wanted wanted me.
But it cannot be.
I wished these things since I was twelve
and the more impossible, or resistant
to the need, the deeper hold they had on me.
Soliloque féminin
Traduit par Ola Madhour
Si mes rêves se sont perdus au fil du temps
comme les livres et les vêtements,
ma raison s’écoula aussi
imbue d’un autre désir
de nature inconsolable, un genre sexuel
de cauchemar développé où chaque haleine s’orientait
vers un autre homme, qui ne savait
pas, jusqu’à ce que je l’informe par lettre,
Et ne dit rien. Les illusions se dissipant
Je vois que j’ai payé un prix ultime
et déserté dans la solitude, un frisson nerveux
ruine jour et nuit avec des séquelles.
Il est impossible de l’expliquer.
Je voulais quelque chose, quelqu’un
que je ne pouvais avoir, jusqu’à ce que je me mette
à le retentir, imiter
avec distance, sa timide résistance.
Une Venise submergée des flots d’onanisme.
Cette complaisance ne me quitta pas.
Les relations normales paraissent si ternes.
Somnolente, à peine éveillée au monde
duquel toutes les choses fuient
Je le vois vieillissant
si seulement le prix à payer n’était pas si grand,
Et ce que je voulais me voulait.
Or c’est impossible.
Je désirai ces choses depuis l’âge de douze ans
et plus impossibles, ou résistantes étaient-elles
au besoin, plus elles me submergeaient.
Notes Biographiques
Emmanuelle Bourguet a obtenu son Master en Langues et Littératures anglaise, américaine, espagnole et latino-américaine en 2012 à l’Université de Fribourg, Suisse, et son mémoire lui a valu le SANAS Teaching Travel Award. Elle travaille comme traductrice indépendante depuis trois ans.
Mariacristina Natalia Bertoli est assistante en littérature américaine à l’Université de Fribourg, Suisse. Ses critiques, essais, poèmes, contes et traductions ont été publiés en Espagne, Etats-Unis, France, Italie, Royaume-Uni et Suisse. En 2012 son oeuvre poétique lui a valu la troisième place du Petracca Award et la sélection au Pushcart Prize. Elle travaille actuellement à un livre illustré pour les enfants, Le cabinet de curiosités de l’oncle Frédéric et autres contes.
De double nationalité italienne et suisse, Francesca de Lucia détient une licence ès lettres de l’Université de Genève et un diplôme en Etudes Américaines du Smith College au Massachusetts. Elle a complété en 2010 une thèse sur la littérature et culture italoaméricaine auprès de l’Université de Oxford au Royaume-Uni, en travaillant avec le Professeur Paul Giles. Francesca a publié de nombreux articles sur des différents aspects de la litérature et du cinéma des minorités ethniques aux Etats-Unis.
Ola Madhour a obtenu son Master en littérature anglaise de l’université de Fribourg en 2011. A présent elle réalise une dissertation doctorale dans le domaine de la poésie américaine, s’intéressant particulièrement à la poétesse Elizabeth Bishop et au mouvement de la Beat Generation. Ola enseigne également le français et l’anglais dans une école de langues à Fribourg.
Licenciée en anglais, français moderne et sciences de l’éducation, Suzana Zink travaille actuellement à l’Université de Neuchâtel, où elle enseigne des cours de langue anglaise. Elle prépare également une thèse sur l’écrivaine moderniste Virginia Woolf à King’s College, Londres.