poètes du monde
Paul Morand, Julien Vocance, René Arcos, Valery Larbaud, Charles Peguy, Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars
5000 dollars
à qui prouvera
qu’on peut faire entendre un mot dans l’usine
à l’heure où l’on forge les chaudières tubulaires.
Les châssis s’envolent, suspendus :
le crâne éclate
sur les marteaux-pilons.
J’aime ça.
Je conduis ma journée à la vitesse du chemin de fer aérien,
j’invite mes amis par le mégaphone,
je déjeune debout,
les cours de la Bourse se dévident sur le plancher ;
le métropolitain me tremble dans les jambes.
J’aime ça.
Pendant ce temps,
sur un noir divan,
une femme tend ses seins à une amie.
Paul Morand
(Business – Poèmes – 1928)
Le poète japonais
Essuie son couteau
Cette fois l’éloquence est morte
Julien Vocance
(Livre des haïkaïs – 1936)
J’invente votre vie
Et je m’accrois d’elle,
Je vous vois tout près,
Je vous vois au loin,
Je vous rassemble sous mes yeux,
Et suis comme un hôte parmi ses convives.
Très haut sur ma tête,
L’espace est joyeux
Comme à l’instant du toast
Quand il contient les coupes.
Je vous vois si bien que je tends ma main
Pour la poser sur votre épaule.
René Arcos
(Le sang des autres – 1916)
A vous, aspirations vagues ; enthousiasmes ;
Pensers d’après déjeuner ; élans du cœur ;
Attendrissement qui suit la satisfaction
Des besoins naturels ; éclairs de génie ; agitation
De la digestion qui se fait ; apaisement
De la digestion bien faite ; joies sans causes ;
Trouble de la circulation du sang ; souvenirs d’amour ;
Parfum de benjoin du tub matinal…
Valery Larbaud
(Alma Perdida – A. O. Barnabooth – 1913)
Peuple de pépiniéristes, pays de roseraies, peuple scrupuleux.
Peuple patient, qui as la patience (et le goût) de désherber.
Peuple qui ne cesses point de désherber. Plus vite et plus constant
et plus infatigable que la nature même.
Plus penché sur la terre, plus courbé, plus penché à désherber, toi qui
vas plus vite et qui es plus constant et plus infatigable à désherber…
Charles Peguy
(Porche du Mystère de la deuxième Vertu – 1911)
J’ai enfin le droit de saluer des êtres que je ne connais pas
Ils passent devant moi et s’accumulent au loin
Tandis que tout ce que j’en vois m’est inconnu
Et leur espoir n’est pas moins fort que le mien
Je ne chante pas ce monde ni les autres astres
Je chante toutes les possibilités de moi-même hors de ce monde et des astres
Je chante la joie d’errer et le plaisir d’en mourir
Guillaume Apollinaire
(Le musicien de Saint-Merry – Calligrammes – 1918- )
J’ai vu
J’ai vu les trains silencieux les trains noirs qui revenaient de l’Extrême-Orient
et qui passaient en fantômes
Et mon œil, comme un fanal d’arrière, court encore derrière ces trains
A Talga 100. 000 blessés agonisaient faute de soins
J’ai visité les hôpitaux de Krasnoïarsk
Et à Khilok nous avons croisé un long convoi de soldats fous
J’ai vu dans les lazarets des plaies béantes des blessures qui saignaient à pleines
orgues
Et les membres amputés dansaient autour ou s’envolaient dans l’air rauque
Blaise Cendrars
(Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France – 1913)
N.B. Textes extraits de l’Histoire de la poésie française de Robert Sabatier (Albin Michel) – Vingtième siècle, tome I et II.