Conte
Le maître suisse
J’ai été pendant plusieurs années professeur de langues. Cette occupation s’avère à la longue fatale pour la part d’imagination, d’observation et de perspicacité dont peut hériter une personne normale. Pour un professeur de langues vient un moment où le monde n’est plus qu’un lieu unique de beaucoup de mots où l’homme paraît n’être qu’un animal parlant, pas beaucoup plus merveilleux qu’un perroquet.
JOSEPH CONRAD, Sous les yeux d’Occident.
Personne ne survivrait en société si elle ou lui se mettait à supposer ou à penser qu’il ou elle a dû être mal interprété(e), par chacun, qui que ce soit […].
HAROLD BLOOM, Kabbale et Critique
Je vous demande la permission d’appeler notre homme Maska.
Monsieur Maska était un professeur de littérature américaine à la cinquantaine tout à fait attirante qui exerçait dans une de ces universités « uppish » surplombant le lac de Genève. J’emploie l’adjectif « uppish » [1] exprès avec malice, car je sais qu’il serait très déçu de ma définition de lui à travers un mot anglais; s’il était là, il me le reprocherait sûrement et me suggèrerait plutôt l’américain «high hat » [2]. Je sais qu’il est injuste de ma part de taquiner – bien que gentiment à vrai dire -, un lettré si distingué et estimé, qui consacra sa vie à développer le savoir de ses semblables, de cette « plèbe » qu’il a singulièrement plainte et dédaignée à la fois. Mais, hélas, je n’y peux rien : je suis une narratrice incertaine, loin d’être omnisciente ou impartiale.
Mais, revenons à notre homme. Comme je le disais, le Prof. Maska - bien que cinquantenaire – était un homme attirant. En dépit d’un nom à consonance slave (Russe ? Polonais ? Serbe ? Qui sait…) son aspect était décidemment britannique, car il était un homme svelte, d’une remarquable élégance, au visage légèrement recouvert de taches de rousseur, aux cheveux blond de lin. Cependant, son élégance toute britannique détonnait avec son accent américain indubitable. Bien que quiconque pût reconnaître ses inflexions américaines, personne pendant ses années d’enseignement dispensé en Suisse ne fut jamais capable de le situer géographiquement, et des rumeurs circulaient autant parmi les étudiants que les professeurs. Certains ont prétendu que son accent avait été influencé par une certaine carrière musicale alléguée à Broadway, et quelqu’un a même soutenu qu’un ancien amour californien à lui (une actrice, vraisemblablement) avait dû convertir ses discours quotidiens en une incessante exécution de « yanquitude ». Auraient-ils su la vérité, quelle grosse surprise pour eux s’ils avaient découvert ce que je sais ! Encore que je ne puisse vous dire d’où il venait exactement – mais, je vous l’assure, cette omission n’est pas censée être un vilain tour de ma part, c’est juste que je n’en sais rien moi-même -, déjà je sais qu’il avait de réelles origines slaves et qu’il voyait en cette innocente circonstance la plus odieuse, virulente et pernicieuse faute de sa vie personnelle.
On ne savait rien de l’enfance ni de l’adolescence du Prof. Maska. Dans son curriculum sa date de naissance semblait remonter au jour de la remise de son diplôme de Master obtenu dans une – bien que, hélas, peu connue, prestigieuse université – mais je devine que c’est bien ce qu’il voulait suggérer. Tout de même, je pense que vous pourriez repérer des traces de son passé dans quelques particularités de son comportement. En tout premier lieu c’était un parleur compulsif : une fois branché sur Dickinson ou Whitman, impossible de l’arrêter. Quelques fois, pas même la désertion de l’auditoire entier n’aurait empêché les précieuses pépites de son savoir de jaillir de ses lèvres– encore que mêlées d’un liquide brut enclin à ruisseler. Ainsi, son discours velouteux devenait-il grotesque à cause d’une raucité soudaine, de façon à tromper le fantôme d’un insidieux ennemi vaincu jadis.
Le Prof. Maska était secrètement effrayé par les sinistres revenants d’un adversaire mort depuis longtemps. De plus, il avait un autre « ennemi intérieur » qu’il considérait comme bien plus dangereux.
Je ne peux dire exactement ce que c’était, car il ne révéla jamais sa crainte à personne, cependant, ses traits admirablement flegmatiques se métamorphosaient soudain en grimace atterrée chaque fois qu’il lui fallait prononcer des mots grecs tels que xénophobia, aletheia, anaemia, ou eulogia. Peut-être ne possédait-il pas bien cette langue, peut-être n’était-il pas assez familiarisé avec les concepts eux-même ; en tout cas - quelle que soit la raison de son irrésistible et épouvantable crainte - il terminait infailliblement en modulant sa voix (imperceptiblement, je l’admets, pour d’autres mais pas pour lui) en la faisant baisser d’un faible et involontaire ton, jusqu’au moment de prononcer la diphtongue finale –ia. Quelque chose dans ce son semblait le terrifier, trahissant un secret qu’il aurait voulu garder profondément caché à tous. Etait-ce le souvenir d’un crime ? Un genre d’anomalie congénitale ? Bien que dix années se soient écoulées depuis les faits que je relate, je ne peux toujours rien ajouter à ce sujet – et je crains de ne pouvoir jamais.
Un des moments cruciaux de sa vie et de sa carrière – dont la différence dans son esprit n’était pas aussi nettement marquée que sur cette page par la présence matérielle de la conjonction et – c’était la conférence nationale de littérature qui se tenait tous les ans à Zurich. Il aimait participer à ce meeting annuel car c’était pour lui l’occasion de défier ses pairs et – encore plus palpitant – d’afficher son accent américain, d’arborer ses manières britanniques, de mettre en avant son détachement germanique, et d’exhiber son mélange unique (du moins le pensait-il) de galanterie française et de jovialité italienne.
« Cette année - disait-il à son assistante, Melle Fausse - je vais leur donner un cours qu’ils n’oublieront pas de sitôt! ».
Bien que voler la vedette à un si illustre personnage puisse paraître blasphématoire à quelques lecteurs, je suis tenue de vous raconter deux ou trois choses à propos de cette charmante créature avant d’en aller plus avant dans notre histoire.
Melle Fausse était une vaillante femme suisse de vingt-neuf ans qui – en dépit de sa corpulence – se disait « bien él’vée, chercheus’ en bell’s manièr’s » ? Si gracieuse soit-elle, elle avait hérité du sobriquet de Stavrogina [3], c’est ainsi que le Prof. Maska l’appelait – pour le contentement d’un coeur ingénument suffisant. Ingénue, elle l’était en effet d’une telle force que parfois des langues malintentionnées osaient qualifier son aimable nature de « crédule ». Mais je vous invite à ne pas accorder de crédit à des insinuations venant de ces envieuses mauvaises langues. Car, loin d’être crédule, Melle Fausse offrait un rare mélange d’habileté, d’innocence et d’héroïsme. Héroïsme spécialement, de cette brave femme qui voulait sacrifier sa vie pour le bien de l’espèce humaine. Tenant fort à la croyance que – puisqu’elle était une femme, puisqu’elle avait lu deux livres (un, si l’on excepte malignement un annuaire ouvert le matin-même), puisqu’elle était loin de ses soixante ans, elle avait le devoir de jouer le rôle de muse inspiratrice auprès de son professeur d’âge mûr, elle était déterminée à l’aider à engendrer ses travaux de génie destinés selon lui à éclairer le « maudit vulgus rampant » [4]. C’est donc avec le zèle et l’abnégation d’une martyr qu’elle avait pris l’habitude de transporter son lourd fardeau quotidien dans le haut lieu profane d’un cabinet à balais où le Prof. Maska aimait attendre le miracle de l’inspiration avec elle.
C’est précisément après l’un de ces rituels littéraires que lui vint l’idée de son prochain discours à la conférence nationale. – « Quel sera le thème de votre intervention? » – lui demanda Melle Fausse, cherchant à l’avance sa part de moisson – quelle que soit la graine, de paquerette probablement, qu’elle-même avait contribué à semer. – « Ah, ma chérie, son titre sera « La profondeur du superficiel ou la mauvaise interprétation. N’est-ce pas que ça sonne bien ? » – « Bien sûr ! Tout ce que vous faites est si bien ! » répliqua-t-elle rougissante et lorgnant vers lui de ses yeux luisants de désir (de comprendre, bien entendu).
La discrète réponse à cette également discrète louange fut un sourire débonnaire que le Prof. Maska lui décocha avant de lui demander avec suffisance : – « Êtes-vous capable de voir le sens de ce titre ? » – « Hum… à vrai dire, eh bien, je n’y vois pas de sens », fut la réponse de la muse un peu embarrassée. – « Eh bien dites-donc ! Vous êtes si brillante ma chère… il n’y a que vous qui soyez capable de saisir l’essentiel immédiatement ! » – voilà quelle fut l’enthousiaste réaction de cette sommité. – « Bien sûr c’est naturel… » [5] – Ce compliment inattendu flatta et remplit de confusion Melle Fausse au point qu’elle en perdit immédiatement les commandes linguistiques et logiques de ses mots. Aussi, se rassit-elle et fixa-t-elle avec admiration son Pygmalion et prophète en surchauffe pendant l’élucidation de sa théorie épineuse – « Comme vous le savez probablement, chérie, les linguistes et sémioticiens ont toujours été d’accord pour dire que les signes sont faits pour transmettre toute sorte de message. Quelques uns - comme Saussure – sont allés assez loin pour soutenir que le signe et le sens du signe sont inséparables comme le recto et le verso d’une feuille de papier. Bien, dans l’intérêt de l’humanité entière, je vais enfin éradiquer cette mauvaise herbe des livres de linguistique et de sémiotique ! Comment se peut-il que tous ces gens aient gobé une idée tellement absurde aussi longtemps ? Evidemment c’est un bobard, le pire jamais colporté dans toute l’histoire de l’humanité ! Regardez darling, mon avis est que nous sommes là très loin de la vérité, puisque la communication est basée précisément sur de mauvaises interprétations.
Les mots, les signes et les symboles manquent d’une signification nécessaire ou conventionnelle quelle qu’elle soit, et existent seulement pour décevoir les interprètes : c’est la seule vérité à laquelle on puisse aspirer. Pense à ça, bijou, nous sommes nous-mêmes des signes faits pour la déception et inventés pour la mauvaise interprétation, n’est-ce pas ?
Melle Fausse – qui avait perdu le fil au mot mystérieux de « sémioticiens », ne trouva rien de mieux à faire pour dissimuler son incompréhension que de hocher la tête en souriant tout en faisant d’héroïques efforts pour paraître tout à fait convaincue par ses brillantes spéculations. Le Prof. Maska comprit cela comme une invitation à continuer son cours impromptu, et il reprit avec enthousiasme : – « Bien, alors. Les signes n’ont pas de signification précise ; par conséquent ce sont des moules superficiels dépourvus de contenu. C’est culotté de la part d’un interprète de leur donner un sens, car ce sens est destiné à être complètement arbitraire et subjectif. C’est cela la profondeur du superficiel, c’est cela le pouvoir de la mauvaise interprétation, laquelle est le soubassement même de la connaissance comme de la prise de conscience de soi ! » – Le Prof. Maska proféra ces mots sur un ton bizarre, surexcité ; ses yeux dingues d’inspiration brillaient et son menton tremblait de même.
Mlle Fausse souriait. Elle était comblée par l’éclosion d’une brillante théorie et s’en délectait, amusée à l’idée que son influence stimulante sur l’esprit de cet homme était supérieure à celle de la migraine de Zeus quand il donna naissance à Athéna (pour être tout à fait exacte : l’autre livre qu’elle avait lu était un manuel illustré de mythologie). Sur ce, elle quitta furtivement la pièce en silence, laissant le génie du Prof. Maska se consumer dans sa méditation solitaire.
***
Sa méditation solitaire dura trois semaines, durant lesquelles il sortit rarement de son bureau. Finalement, au bout de ce délai, il parut à la porte avec une expression radieuse et dit à Mlle Fausse : – « Ma petite Stavri [6], ça y est ! C’est la meilleure chose que j’aie jamais écrite de toute ma vie… Je vais les frapper tous de stupeur, chérie ! »
La réaction inattendue de Mlle Fausse versa de l’eau froide sur son enthousiasme étincelant. Loin de se réjouir du succès de celui-ci, elle le regarda fixement, manifestement consternée. Après un long moment pendant lequel elle ne put prononcer un mot, elle sortit précipitamment de la pièce au bord des larmes.
– « Cette fille s’emballe un peu trop pour moi… Il me faut faire un effort pour paraître moins aimable et séduisant, autrement un jour elle sera complètement folle… Probable qu’elle le soit déjà de moi. Mais comment faire pour l’aider ? Ce n’est pas ma faute si je suis trop bon mentor pour une créature si prometteuse… C’est de mon devoir de la guider, et c’est ce que je vais faire, quel que soit le prix à payer pour tous les deux ! ”Paris vaut bien une messe”, et la connaissance vaut bien un p’tit coeur brisé! C’est pour elle que je le fais… [7] Connaissance est expérience, et expérience est douleur ! C’est cela l’essence de la vie ; cela boire la sagesse à sa source… La douleur c’est pour aujourd’hui, pas pour demain, elle me remerciera plus tard de l’avoir choisie auprès du plus distingué des linguistes de la Suisse ! » Alors, pensif et ruminant ses devoirs de mentor, il ferma la porte et s’assit à son bureau la tête entre les mains.
Mais le Prof. Maska n’était pas un homme à garder rancune et cinq minutes plus tard il avait déjà oublié la surprenante réaction de Mlle Fausse à son enthousiasme triomphant. En effet, il n’avait pas de temps à gaspiller en se souciant des oscillations de l’humeur hormonale d’une femme : il était bien trop occupé à appliquer le coup de brosse final à son chef-d’œuvre pour se laisser distraire par de telles bagatelles. C’est seulement au crépuscule qu’il put finalement détacher les yeux de son manuscrit et préparer sa répétition afin de s’assurer de l’exécution impeccable du lendemain. Il emporta son écran laqué japonais au-dessus duquel se trouvait, pendu au mur, un miroir circulaire qui lui servait pour ses répétitions (et, de temps à autre, pour donner à la va-vite un air ébouriffé à sa frange) et… dans ce miroir, dans la lumière vacillante du crépuscule d’hiver, il vit une figure sombre et spectrale qui le regardait fixement. Son sang se glaça dans ses veines et il ne put se déplacer ni crier pendant un long moment : la peur le figeait, il restait bouche-bée, il était incapable de remuer un seul membre. De même, la sinistre face le fixait depuis la surface de verre, immobile et aussi pétrifiée qu’une gargouille bouche-bée. Chaque fois qu’il se rappellerait plus tard cet épisode de sa vie, le Prof. Maska aurait toujours l’impression que s’étaient écoulés des siècles entiers entre le moment où il vit cette figure et l’instant où il reconnut sa propre image.
Sa réaction fut néanmoins rapide, la peur fit place à l’intérêt, et, sa curiosité supplantant sa frayeur, le Prof. Maska approcha sa chaise du miroir et commença à scruter ses traits avec le détachement désintéressé d’un physionomiste. Pas un trait de son beau visage qui n’ait subi un changement, il n’était donc plus celui qu’il avait été. Quelque chose l’avait radicalement transformé et l’avait rendu méconnaissable même à lui-même, mais il était difficile de dire exactement ce qui pouvait avoir modifié son aspect. Certainement, la lumière de ses yeux était différente, de même que son sourire, et les gracieuses fossettes de son menton et de ses joues s’étaient mystérieusement altérées. D’abord, cette nouvelle vision dégouta le Prof. Maska, mais au fur et à mesure que les minutes passaient il se familiarisait de plus en plus avec elle et au bout de deux heures il commença à lui trouver quelque chose de fascinant. Vers minuit, il finit par tomber éperdument amoureux du nouveau Maska, dont les traits semblaient floutés par les courses à la brosse d’un peintre invisible. – « Comme c’est bien, une morbidezza [8] à la Monet se retrouve à présent dans mes traits… C’est comme si un sculpteur invisible avait pétri ma périssable argile d’après Rodin, Medardo Rosso, ou Vincenzo Gemito… Une beauté singulièrement indéfinissable envahit mon visage ! J’ai l’impression que les fameux vers : – Je suis de nulle part et de nulle époque : je sais tout / bien que je ne sois rien d’autre/que quelque chose d’inconnu – furent écrits pour mon impalpable et vague splendeur… » – Ainsi continua-t-il jusqu’à l’aube à faire les louanges de ses perfections nouvelles, en oubliant de répéter son exposé. Quand fut venu pour lui le temps de rejoindre ses collègues, il se trouvait dans un état d’enchantement quasi indescriptible. Pendant le voyage de *** à Zurich du Prof. Maska, un sourire idiot ondulait sur ses lèvres, il avait l’air distrait d’un jeune amoureux – sans que personne ne se doute que l’objet de son désir c’était lui-même. Dans cet état particulier à mi-chemin entre le vertige et l’enivrement, il sortit du train dans Zürich Hauptbahnof et – flottant plus que marchant – atteignit l’université où ses collègues étaient déjà réunis. Bien que la conférence eût commencé quelque trois heures plus tôt, notre homme ne semblait nullement gêné de son retard. D’après le programme il parlait en dernier – circonstance imprévue qui lui souffla l’idée flatteuse de finir en apothéose. La bizarre intoxication de son état atteignit dangereusement son paroxysme quand, après avoir salué plusieurs collègues qui le scrutaient avec perplexité avant d’entamer un repli, il réalisa qu’aucun d’eux ne pouvait le reconnaître. Quel formidable sentiment de toute-puissance cela lui donna ! Il se sentait être omniscient, et rester un inconnu en même temps et – de cette position privilégiée – il pouvait maintenant découvrir des choses jusqu’alors inaccessibles.
Déterminé à tirer profit de cette chance, le Prof Maska laissa son regard parcourir la salle au hasard quelque temps jusqu’à ce qu’il tombe finalement sur une poignée de gens qui prenaient le café à proximité immédiate d’un distributeur de boissons. Tout en eux était plutôt banal et rangé ; pourtant, curieusement ils semblaient éveiller l’intérêt du Prof. Maska. Son regard s’était fixé en particulier sur un homme aux cheveux gris qui, tout en souriant à la plaisanterie d’un jeune interlocuteur, sirotait tranquillement son café. Ce n’était décidément pas le genre de personne qu’un spectateur occasionnel serait susceptible de choisir dans la foule. Son visage était plutôt quelconque, son costume aussi; sa voix seule avait quelque chose de remarquable. En effet, sa voix était si agréable qu’une fois versée dans les oreilles de ses auditeurs envoutés elle exerçait le même effet que du sirop sur une gorge endolorie. Sa mélodie singulièrement charmeuse pouvait donner une signification supplémentaire – jamais identique, mais changeante selon le jeu de ses modulations – à n’importe quel mot prononcé, même insignifiant. Comme tout magicien digne de ce nom, le Prof. Echt (car c’était son nom) avait aussi ses propres tours, dont je vais vous révéler maintenant le plus important : le secret de sa magie résidait dans son discret (quoique reconnaissable) accent germanique. C’était justement grâce à cet accent – considéré par nombre de ses collègues comme une faute – qu’il était capable de relire les classiques de la littérature américaine en leur donnant toujours de nouvelles interprétations surprenantes.
J’ai toujours été fervente de réthorique ; aussi, laissez-moi s’il vous plait en faire un peu en utilisant un euphémisme : décidemment le Prof Echt déplaisait au Pr Maska. Je n’ai pas le droit de parler des raisons de leur animosité réciproque (dont de toute façon la liste serait trop longue pour ces quelques pages), la seule chose que vous devez savoir est qu’un durable, aussi bien qu’unilatéral antagonisme avait lentement perverti la compétition professionnelle du Prof. Maska et du Prof. Echt en hostile rivalité. Se réjouissant de la défaite imminente de son rival, le Prof. Maska rampa vers son ennemi en roulant des yeux avec la gloutonnerie circonspecte d’un loup se dirigeant sur un lièvre. Une fois rejoint le groupe des personnes massées près du distributeur, il se fondit en douce parmi elles : alternativement il riait, inclinait la tête et faisait l’intéressé – toujours soucieux de ne pas en faire trop, afin de ne pas éveiller les soupçons de sa proie – dans un effort constant de se conformer aux divers tons des conversations. Quand il sentit que son visage était devenu familier et partant était devenu inaperçu des membres du groupe, il osa quelques brèves remarques insignifiantes. Il poussait des « Ah ! » chaque fois qu’une chose censée être étonnante était révélée, et des « Oh… » quand des faits pénibles étaient détaillés ; des « Hihi » en réponse aux blagues, et des « Mmhh » chaque fois qu’un doute surgissait. Dès qu’il s’aperçut qu’il faisait partie du groupe – et qu’il était désormais déplacé de ne pas prétendre le reconnaître comme l’un de ses membres – il commença à s’adresser à ses collègues par leur nom, leur posant des questions futiles ou leur faisant des remarques en aparté. Après deux ou trois tentatives réussies – ses inconscientes victimes avaient l’air surprises d’entendre un inconnu les appeler par leur nom, mais, dans leur embarras, se sentaient aussi poussées à prétendre le connaître – il se tourna enfin vers son lièvre.
– « Ernst, mon vieux, pourquoi ne m’as-tu pas salué jusqu’à présent ? Etiez-vous si occupés à parler de vous, toi et ton jeune collègue, que tu n’aies songé à me remarquer de tout ce temps-là ? Viens, dis-moi comment tu vas ! » – Tandis qu’il s’approchait ainsi de son ennemi, il empoigna la main du Prof. Echt et la secoua vigoureusement ; en même temps, il se pencha vers lui en découvrant deux rangées de dents d’une blancheur parfaite entre ses lèvres écartées. Le Prof. Echt était visiblement embarrassé mais il ne voulait pas paraître impoli envers ce collègue qui s’adressait à lui si amicalement et comme s’ils étaient amis depuis longtemps.
Mais, même si faire semblant n’était décidemment pas son fort, il fit un effort et répondit cordialement : – « Je me porte bien, merci. Et vous ? » – « Pas mal, merci. J’irai encore mieux après que vous m’aurez révélé le thème de votre intervention, vous savez, je suis curieux de le connaître depuis des semaines : vous avez toujours de si brillantes idées… je n’y peux rien si je me sens stimulé par vos rapides… »
L’expression du Prof. Echt trahissait un véritable étonnement mêlé d’une discrète déconfiture car les félicitations le rendaient toujours mal à l’aise. En effet, il savait qu’il avait quelques qualités, mais il se rendait péniblement compte également de ses nombreux défauts et par conséquent il avait tendance à ne pas prendre les compliments trop au sérieux. Et particulièrement s’ils étaient immodérés et quelque peu immotivés comme dans ce cas.
– « Merci. Je suis flatté, mais je sais que je ne mérite pas de telles louanges ». Cette réponse inattendue désarçonna le Prof. Maska par son honnêteté et sa franchise. Il vit son plan s’évaporer en un clin d’œil. Néanmoins le Prof. Echt confondit la déception amère de son collègue avec de la détresse – Et c’est ainsi que le lièvre fut pris au piège.
« S’il vous plait, pardonnez moi. Je n’ai pas voulu être rude, cher collègue : c’est juste que je me sens un peu nerveux au sujet de mon intervention. Vous savez, – il faisait un effort pour adoucir son propos et prit un ton confidentiel – je vais aborder un sujet qui a été peu discuté jusqu’ici, et je ne sais pas comment l’assistance réagira ». – « Oh… vraiment ? » – demanda le Prof Maska d’un ton mélodieux. Cependant, son regard qui trahissait son appétit vorace mit son collègue mal à l’aise. – « Oh, bien, rien de spécial, vous savez… C’est juste que je ne suis pas sûr que ma controverse sera entièrement comprise ou pas, parce que c’est un peu compliqué. Je vais parler de ce qui (à mon avis, naturellement) est un principe psychologique central dans plusieurs des romans d’Henry James, à savoir l’eleutherophobia… » [9]
Le Prof Maska fut pétrifié par ce mot inattendu, asséné plus violemment sur sa tête qu’un coup de batte de baseball. Il était médusé par son ennemi, qui continuait d’ouvrir et de fermer sa bouche comme s’il parlait toujours, mais dont étonnamment ne sortait aucun son. Le Prof. Maska eut des sueurs froides et commença à sentir des haut-le-cœur et sa tête tourner tellement, qu’il eut l’impression que la salle était secouée par un soudain tremblement de terre; alors ses yeux s’obscurcirent, il ne se sentit plus capable de bouger ni même de respirer, tant son cœur battait vite. – « J’ai besoin d’air » – marmonna-t-il d’une voix étranglée, son visage blanc comme un linge, tandis qu’il s’efforçait (mais sans succès) de remplir ses poumons d’air. Vain effort ! Il ne se rendait pas compte que son sang contenait déjà trop d’oxygène et que cet excès était précisément la cause de sa crise brutale. Il essayait désespérément d’ouvrir grandes sa bouche et ses narines, quand le Prof. Echt lui vint en aide. En effet, tous les congressistes que la salle contenait s’étaient massés autour du Prof. Maska, aggravant de ce fait la sensation claustrophobe qui l’opprimait. Seul le Prof. Echt avait gardé son sang-froid : d’un ton calme et ferme il enjoignit ses collègues de se tenir à distance du malade, et demanda un sac en papier. Quand on le lui eut donné, le Prof. Echt le tendit avec douceur à son collègue en chuchotant à son oreille : – « S’il vous plait, prenez une longue respiration dans le sac. Oui, très bien… encore, s’il vous plait, encore…lentement, une autre lente et profonde respiration… »
En quelques instants la crise respiratoire était passée, mais le Prof. Maska, complètement épuisé, n’osait plus quitter le sol des yeux. Il se rendait compte de la présence des nombreux regards fixés sur lui pleins d’ébahissement et de curiosité morbide même sans les voir, comme s’ils étaient des dards jetés sur son corps fatigué à la fierté sévèrement blessée. Une nouvelle crise devenait imminente, mais cette fois, bien qu’elle fût plus forte que la précédente, il sentit qu’elle était moins effrayante, car il comprenait mieux sa nature. Loin d’être aussi embarrassante et mystérieuse que sa pseudo crise cardiaque ne l’avait été, cette nouvelle marée montante (qui se transforma rapidement en tsunami) avait un nom et une identité reconnaissable : c’était de la rage, et de la rage furieuse. Cette fureur était dirigée contre l’homme même qui le soulageait de son embarras en lui offrant son bras tandis qu’il l’exhortait à sortir se promener à l’air libre : c’est homme était, natürlich [10], le Prof. Echt.
***
Ni le Prof. Echt ni le Prof. Maska ne reviendraient jamais dans cette salle. Aucun des deux ne ferait jamais son intervention. Aucun des deux ne reverrait jamais plus son université. Quelques heures plus tard le cadavre du Prof. Echt était retrouvé sur le sol de toilettes universitaires ; deux jours après la police déclara qu’il s’était suicidé à cause d’ennuis familiaux. Quant au Prof. Maska, on ne l’a plus revu à l’université de *** depuis dix ans, i.e. depuis le temps où il choqua Melle Fausse avec sa surprenante « morbidezza à la Monet ». Comme mon récit touche à sa fin, je veux être aussi franche et honnête avec vous que le Prof. Echt avait coutume de l’être : la disparition du Prof. Maska a été remarquée par très peu de gens. Mlle Fausse qui faisait partie de ce nombre devint de plus en plus persuadée que son mentor s’était retiré dans un ermitage dans le Valais [11] afin d’oublier son amour pour elle, qu’il suspectait probablement de ne pas être entièrement réciproque. Quoiqu’il en soit, grâce à son noble esprit, elle pardonna vite son bien-aimé déserteur, et elle parvint même à l’oublier héroïquement dès qu’elle fut nommée (environ trois semaines plus tard) professeur de littérature américaine à sa place.
Personnellement, je ne crois pas à la version de Mlle Fausse au sujet de la disparition du Prof. Maska, cependant je n’ai pas encore trouvé la solution de ce mystère. Ainsi, je suis contrainte d’interrompre ma narration de façon abrupte à cet endroit, avec l’espoir que – comme le Prof. Maska et Melle Fausse – vous n’êtes pas quelqu’un de rancunier, et pardonnerez mon ignorance innocente de même que ma réticence espiègle. Comme marque de ma parfaite bonne foi en cette matière, je vous indiquerai une chose dont je n’ai jamais parlé à personne jusqu’ici. Je pense souvent au Prof. Maska, et parfois je crois même qu’il me manque. Je ne sais pas pourquoi, mais ceci se produit régulièrement toutes les fois que – pendant la promenade au bord du lac que je fais habituellement au crépuscule – je rencontre un groupe de cavaliers contemplant la vue des montagnes raboteuses savoyardes au-delà du lac. Dans ces moments-là son absence se change en une douleur physique, car mon souffle même est emporté par la mélancolie, et rien ne peut apaiser ma tristesse sauf l’image de lui qui se promène à cheval dans quelque steppe givrée balayée par le vent. Quand je l’imagine ainsi, ses traits ne sont pas effacés comme ils l’étaient à l’occasion de sa dernière conversation avec Mlle Fausse mais sont de nouveau aussi nets et précis qu’ils l’avaient été avant son infortunée transformation. Je crains que le pouvoir de mon imagination ne les rende encore mieux qu’ils n’étaient réellement, parce que ses cheveux – salis par les jets violents du vent – ne sont pas couleur de lin, mais dorés, et que son teint pâle est égayé de rouge rosé par le froid colorant ses joues et le bout de son nez. Non seulement mon esprit le dépeint comme étonnamment magnifique, mais il le transfigure aussi en preux chevalier, qui – s’étant débarrassé de ses craintes – éperonne son cheval en clamant bravement « “Ya, Ñ, ya!”. [12]
Mariacristina Natalia Bertoli
Traduit de l’anglais par Pierre Lamarque
[1] NdT : « uppish » peut se traduire ici en français
par « huppé »
[2] NdT : « high hat » peut se traduire ici en français
par « coiffé »
[3] Varvara Stavrogina est un personnage des Possédés (1872), de Fédor Dostoïevski, mère de Nicolai Stavrogin. Elle est décrite au début du roman comme une femme sans attrait d’âge moyen amoureuse du pseudo-progressiste Stepan Trofimovitch Verkhovensky.
[4] Voir lettre d’ Ezra Pound à Harriet Monroe datée du 30 mars 1913.
[5] En français dans le texte original
[6] – Stavri, diminutif de Stavrogina
[7] En français dans le texte original
[8] Terme italien utilisé en Beaux-Arts pour désigner la délicatesse ou la souplesse de la chair.
[9] Eleutherophobia : peur de la liberté
[10] Allemand : « Naturellement »
[11] Région montagneuse du sud de la Suisse
[12] “Я” (prononcé “ya”) est le pronom personnel « je » en Russe.