poètes de service
Matthieu Lorin
Matthieu Lorin, chartrain, 40 ans. Grand lecteur, j’aime surtout William Faulkner ou Roberto Bolano. Je suis insomniaque devant l’éternel et, pour essayer de vaincre la nuit, je cours le jour, espérant que la fatigue physique rendra mes paupières lourdes, et mes cernes plus légères le lendemain. Marié, deux enfants, un poêle à bois très gourmand en ce moment.
Le temps avance en moi
Comme une flaque sur le chemin
Qui attend la pluie.
Et
Le chemin le plus tortueux pour se rendre
D’un rêve A
A un rêve B
Reste celui de l’insomnie
Pelures de poèmes géométriques
Coincés dans mon crâne.
Les rêves me sont devenus urticants
Ils grattent mon cerveau au grain 80
Espérant sans doute trouver
A force de ponçages répétés
Qui je suis
Ne comprenant pas encore
Que je suis ailleurs
Dans un endroit que je ne connais pas
Et qui ne me connait pas
Une angoisse me poursuivait
Chevauchait en moi et je n’arrivais pas à la suivre
Car la nuit était sombre et mes yeux se blessaient
Aux angles de la pièce
« Pas des angoisses, docteur, une angoisse perpétuelle »
Peur des xylophages
Peur de la maladie
Peur du bistre
Peur du sifflement à l’accélération de la voiture
De perdre mes clés
Des punaises de lit
De la fuite d’eau et des tuiles poreuses
De la fuite tout court
Je suis davantage le tonneau que les sœurs Danaïdes.
La nuit s’est retirée
Comme on incise un naevus bleu disgracieux
Et le soleil a percé.
Les xylophages se sont étouffés
J’ai détaché à grands coups de tournevis
Le bistre à mon cœur
L’angoisse a fait ses valises pour la journée
Mais je sais que mes rêves resteront enfermés
Dans des comprimés de Donormyl.
« Pas des angoisses, docteur, une angoisse, perpétuelle »
Que je ne dis pas, n’écris pas et essaie de semer
En courant
Sous le gris écrasant d’une journée d’hiver
Mais elle s’accroche à moi comme
Un sac plastique s’accroche aux branches
Du peuplier un jour de grand vent
S’il était resté à terre, il aurait été presque invisible
Et maintenant il nous nargue de sa blancheur
Et nous ne pouvons pas le décrocher,
Etendard de notre impuissance
Ce matin, il me restait un morceau de la nuit,
Collé sur la paume de ma main.
Je l’ai pris et l’ai lancé à terre
Espérant qu’il se casse en milliers de morceaux
Qu’il se perde sur le parquet de la chambre
Comme une pièce de puzzle parmi d’autres pièces de puzzle.
Il n’en fut rien
Le morceau a rebondi et est parti se terrer
Entre la commode et le bureau
- L’endroit le plus sombre -
Ma paume s’en est débarrassée
Comme on agite frénétiquement sa main
Pour finir de décoller un pansement.
Il y reste une marque blanche
En forme d’étoile
Ou d’astérisque boiteux
« La nuit a signé son crime »
Et j’entends déjà gratter derrière le tiroir du bas
Et tout au fond de ma mémoire
La maison de mon enfance ressemble à ceux-là
Qui l’ont habitée des années durant
Un pavillon, des murs creux
Une façade entretenue qui contient du vide,
Du propre
Du Saint-Marc
Enfant, j’entendais chaque soir un bruit, un seul
Coup de marteau ? Burin en action ?
J’étais persuadé que lentement, dans la nuit, on réalisait un trou
Un coup de burin par nuit
Et qu’on viendrait m’enlever à ma famille
L’ouverture enfin assez large
La façade est restée intacte
Et j’ai continué à dormir dans cette chambre
Aussi bien rangée que les émotions de maman
La seule fureur décelable est celle de deux chevaux hennissant et partant au galop :
Deux serre-livres
Offerts le jour de ma communion
Même en se cabrant, le plâtre ne fendille pas
La vie comme un jardin enneigé
La blancheur
Ma pureté que je sais frauduleuse
Les bruits sourds et les cris des enfants vécus
Comme des arbalètes tendues en direction du Temps
Et puis, bien vite,
Les doigts qui s’engourdissent
Le caché qui refait surface
Et qui prend le dessus
Et le blanc devient boue
Tout est gâché
Et il faut maintenant simplement faire attention
A ne pas se casser la gueule
Et finir ce poème que je tiens dans la main
Parmi d’autres
Mais je sais que si je desserre le poing
Ils se jetteront dehors
Et ne manqueront pas de me manger le visage
En souriant de leurs dents blanches
Je me suis levé un matin au côté d’un homme endormi
Et que je n’ai pas reconnu au premier abord
L’appeler homme me parut si incongru
Que bien vite je remplaçais ce nom par « quelqu’un »
Il s’est levé sans me jeter un coup d’œil
A enfilé ses chaussettes comme on range une épée dans un fourreau
Pas un mot ne sortait du trou de sa bouche
Il semblait regretter le monde mais refusait également la nuit
Et
En adoptant cette posture
Cet entre-deux aussi inconfortable qu’un strapontin
Il engageait un combat qu’il refusait de mener à son terme
Il enfilait ses chaussettes comme on range une épée dans un fourreau
Et rien ni personne n’aurait pu les lui faire enfiler d’une autre façon
C’était un déserteur
Un de ceux qu’on n’ose même pas condamner
Parce qu’ils n’ont pas déserté par désir de vivre
Mais par peur de mourir
Cet homme s’est levé
Et a commencé sa journée : café avalé, dents brossées
Noir et blanc
Une pièce qui se trouverait à cheval sur les deux couleurs
Jamais il n’a su choisir un camp
Ni n’avoir d’opinion
d’avis personnel
Matthieu Lorin