poètes du monde
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On m’entoure, on me questionne,
Des gens que je croise à la promenade, qui veulent
connaître l’influence de ma petite enfance sur ma vie, ou bien du quartier, de la ville, de la nation que j’habite,
Mes dernières rencontres, découvertes, inventions, fréquentations, auteurs jeunes ou vieux,
Ce que je mange au dîner, ma façon de me vêtir, mes amis, mes opinions, mes préférences, mes frais,
L’indifférence réelle ou imaginaire d’un tel ou d’une telle de mes amis à mon égard,
La maladie d’un de mes proches ou de moi-même, un malheur, une perte, un manque d’argent, une dépression, un enthousiasme,
Les affres d’une querelle fratricide, l’exagération d’une rumeur, l’ironie des évènements ;
Toutes ces questions m’assaillent nuit et jour puis s’en vont comme elles viennent,
Mais cela ce n’est pas moi, le Moi réel.
Celui que je suis est toujours à l’écart de la mêlée,
Regarde d’un air amusé, éprouve de la connivence, de la compassion, ne fait rien, se solidarise,
Méprise de toute sa hauteur, se raidit, s’accoude sur le premier support ferme venu,
Tourne son profil de trois quarts, curieux de voir la suite,
A la fois dans le jeu et hors le jeu, simultanément, qu’il contemple avec stupeur.
Du fond du passé me reviennent mes laborieux efforts pour sortir du brouillard à l’aide des sophistes et des linguistes,
Je ne critique ni ne moque personne, je suis un témoin impassible.
Walt Whitman
Feuilles d’herbe (extrait)
Trad. Jacques Darras
Les cahiers rouges - Grasset
A Benjamin Peret,
Notre paire quiète, ô yeux !
que votre « non ! » soit sang (t’y fier ?)
que votre araignée rie,
que vol honteux soit fête (au fait)
sur la terre (commotion !)
Donnez-nous, aux joues réduites,
notre pain quotidien.
Part donnez-nous de nos œufs foncés
comme nous part donnons
à ceux qui nous ont offensés.
Nounou laissez-nous succomber à la tentation
et d’aile ivrez nous du mal.
Robert Desnos
Revue « littérature » n° 8
XVII
Je largue les amarres qui me tiennent lié à la terre,
l’arc-en-ciel qui m’attache à tous les autres hommes,
les bandages qui cousent ma plaie aux autres plaies,
je quitte le lit des vivants,
les grandes voix des morts aux racines terribles
les photos de famille sur le métal des foires
et le ventre où m’attend le nouveau-né du cœur.
Voici la vérité, je suis seul,
seul dans ma propre nuit où mon ombre se couche
dans la chose qui me fuit je me touche et je perds
égoutier du grand songe,
ma main me pousse pleine de lignes, de racines,
- ai-je vraiment manqué de foi ?
Je grimpe les Alpes de force et je n’ai pas de guide
je ne suis pas alpiniste
je n’ai pas demandé le danger, il est là,
je n’aime pas marcher, qui est-ce qui marche en moi ?
- S’était-on trompé de personne ?
Je hais le vide et voilà qu’il sonne en mon poème.
Je cogne un front têtu contre les cimes d’air
Je ne suis pas un héros –
les applaudissements me gênent, qu’en ferais-je ?
les hyènes me suivent de leur regard en brosse :
qui leur a dit que je serais cadavre un jour ?
… Tout seul je suis la route humaine ; à qui la route ?
à qui les mots déjà inventés avant moi ?
Dans la bouche des femmes d’ancien baisers rassis
dorment sur les gencives,
tout seul j’arrache le secret, bribe par bribe,
tout seul je sème et je moissonne l’homme,
j’avance dans les villes absurdes où tout m’étonne,
dans les boulangeries le pain ouvrait les yeux,
le cri du pauvre monte à la gorge de Dieu,
à l’hôpital au moins les murs seront très blancs,
la lumière sera assise, à table, vieille,
dans ma voix les lavandières auront des jambes d’eau
si nous entrions danser
dans la pharmacie ouverte,
si nous nous laissions flotter
sur la crème de l’étang,
le temps sera enfin troué par les orties,
soleil voudras-tu être aussi de la partie,
soleil méchant qui chauffe
l’or et la pourriture
le vide qui sanglote
dans les paroles mûres.
Il n’y a pas de vide,
pourquoi me tourmenter ?
Je vous donne mes mains, je vous donne mon ombre –
il n’y a pas de vide et je suis seul au monde.
Benjamin Fondane
(Chanson de l’émigrant -,Le mal des fantômes- Verdier poche )
NE CRIEZ PLUS
Cessez d’assassiner les morts,
ne criez plus, soyez sans cri,
si vous voulez les ouïr encore,
si rester en vie est votre envie.
Ils ont en eux l’imperceptible murmure,
ne font pas rumeur plus haute
que la croissance de l’herbe
en liesse où ne passe nul homme.
Giuseppe Ungaretti
Vie d’un homme - NRF, Poésie
Éditions de Minuit - Gallimard
papillon joue
Autour des feuilles des fleurs
Tout juste éveillées
Il est probablement
Dans mon rêve de légère ivresse
Asasean Nagaki.
Surimono «Papillon et microscope» d’Hokusai ga (1800-1805)
POUR ENDORMIR L’ENFANT
Ah ! Si j’étais le cher petit enfant qu’on aime bien, mais qui pleure souvent, gai comme un charme, sans une larme, j’écouterais chanter l’heure et le vent… (Je dis cela pour le petit enfant).
Si je logeais dans ce mouvant berceau, pour mériter qu’on m’apporte un cerceau, je serais sage comme une image, et je ferais moins de bruit qu’un oiseau... (Je dis cela pour l’enfant du berceau).
Ah ! Si j’étais le blanc nourrisson, pour qui je fais cette belle chanson, tranquille à l’ombre, comme au bois sombre, je rêverais que j’entends le pinson… (Je dis cela pour le blanc nourrisson).
Ah ! si j’étais l’ami des blancs poussins dormant entre eux, doux et vivants coussins, sans que je pleure, j’irais sur l’heure faire chorus avec ces petits saints... (Je dis cela pour l’ami des poussins).
Si le cheval demandait à nous voir, riant d’aller nager à l’abreuvoir, fermant le gîte, je crierais vite : « Demain l’enfant pourra vous recevoir !… » (Je dis cela pour l’enfant qu’il vient voir).
Si j’entendais les loups hurler dehors, bien défendu par les grands et les forts, fier comme un homme qui fait un somme, je répondrais : « Passez, Messieurs, je dors !… » (Je dis cela pour les loups du dehors).
On n’entendit plus rien dans la maison, ni le rouet, ni l’égale chanson ; la mère ardente, fine et prudente, fit l’endormie auprès de la cloison, et suspendit tout bruit dans la maison.
Marceline Desbordes-Valmore
Poésies inédites (1860)
Ma mère s’abimait dans le mouvement poussif de son balai, luttant contre un sable qu’elle appelait désert, contre une humidité qu’elle appelait eau friable, étang. Ses mains de balayeuse à l’écart du monde exhumaient des morts invisibles, traquaient le moindre affaissement du vent, la moindre tache d’obscurité, balayant avec tant d’abnégation en riant aux éclats dans la bourrasque de peur de se montrer acariâtre. Mère si modeste, tu ne tirerais aucune gloire du vent qui soufflait pour tes seuls bras qui balayaient.
Vénus Khouri-Ghata
Les mots étaient des loups, poèmes choisis, Poésie/Gallimard.
DE RÊVE EN RÊVE
De rêve en rêve
le dormeur mâche un mot
qu’il peine à retrouver à son réveil
peut-être : « ostinato » ?
peut-être : « osmose » ?
Tout était simple. Des créatures
connues et inconnues
faisaient la queue avec les hommes
tous pressés de renaître en leur état ancien d’indivision
Ah , si compacte et douce, cette nuit,
l’étendue
indifférenciée
de la matière !
Marie Claire Bancquart
Terre énergumène et autres poèmes
Poésie/Gallimard