Fragment
La nouvelle éducation sentimentale
Il a tiré sur le plancher cette partie du corps nommée pied – toujours si oublié...
Miguel Angel Asturias
(Week-end en Guatemala)
Agitation. Regard à gauche. Regard à droite. Précipitation - quand elle n’a pas lieu d’être. Ralentissement quand il faudrait accélérer. Des pas par des herbes mélangées avec du limon séché, amené par les eaux. Quelqu’un avait besoin de lui ?
Précipitation. Des pas hésitants. Contradiction. Confusion. Il monte dans la chambre de l’étage – petite, vide, médiocre. On ne sait pas si les habitants vont arriver ou partir. Si on regarde par la fenêtre on voit la cime des arbres élevés trop proches de la maison. Trop proches les uns des autres. Sauvages. Érodés. D’après ses mouvements on ne comprend pas grand chose. Il ne sait pas où s’arrêter. Il se dépêche. Il commence à courir. Ils se font importants parce qu’il leur manque quelque chose. Frustration. Avec les années, dans la mesure où ils s’éloignent de l’âge où on a un père. Ils avaient besoin de ce père. Ils doivent vivre à ses côtés. Sentir sa présence. Être heureux ou énervés par ses soins. Son indifférence. Douleur provoquée par son manque d’implication. Ensuite les sentiments s’inversent. Ceux du père diminuent en comparaison avec ses sentiments, qui deviennent matures, se renforcent. Ils ont pour un moment une bizarre égalité. Enfin. Finalement le fils a des sentiments plus forts que ceux de son père. Il le protège, il le domine. C’est l’inverse. Il devient le père de son père. Le père est mort.
Il fait noir. Il entre dans l’appartement et abandonne les vêtements dans le portemanteau près de l’entrée – comme s’il était le patron. Il jette les chaussures des pieds comme si personne n’habitait là. Quelque part, dans l’appartement, s’ils vivent encore, les parents, diminués, apprennent à marcher. À percevoir le monde autour. Et ne savent pas exactement quoi faire. Sur les escaliers le courant d’air déplace les feuilles sèches – un son de métal fin, des pièces très fort laminées, cassantes. Quand même, le sentiment de proximité, de sécurité, d’assistance est présent– même s’il est inversé. L’espace est habité, il a une densité.
Il descend. Le vent devient plus intense. Des feuilles de bronze brisé se sont attachées sur ses talons. Ici et là.
*
Il met un pas après l’autre – canoniquement, dans un état d’inconscience. Comme s’il ne savait pas la direction de son déplacement. Mais comment ne pas savoir où il va? Vers la mort, comme tout le monde.
De temps en temps il regarde derrière lui. Un réflexe, abîmé profondément dans sa conscience...
*
Six heures et quelques minutes du matin. Je regarde par la fenêtre. Le soleil a commencé à se lever. Trouble, étranger, éloigné. Quelques pauvres cherchent dans les litières.
Il a commencé à écrire pendant la nuit – ou le matin, très tôt. Il pleut. Il ne peut plus s’endormir. Il se lève à 3h du matin; il s’égare dans sa maison, fatigué. Il faut garder la limpidité de l’esprit. Mais a-t-il vraiment besoin de tout ça? Flânerie sur internet – très rares les choses intéressantes. On fait ça quand on n’a rien à faire. Le web mélange tout, des choses utiles et du rien. En fin de compte, une manière de perdre son temps . Il pouvait se permettre encore ça? Les relations avec son père.
*
(Dans le manuscrit du livre). Ceux qui sentent l’absence du père s’adaptent. Quelques uns n’avaient besoin de personne. L’homme qui parle sans énergie, calme, mielleux, comme s’il n’existait pas. On le découvre seulement quand il a des revendications. C’est le moment où pour lui n’existe rien d’autre. Pas de nuances, pas des doutes, pas une autre présence à part lui. Il ne comprend rien. En effet il s’en fiche. Une sorte de cime de l’égoïsme. Une suffisance sans fin. Têt-d’œuf-d’oie. Œuf de reptile… Incolore, inodore, effacé. Mais au-delà de l’apparence… Il n’avait pas besoin d’un père. Quand son père est mort, pour lui ça n’a pas représenté plus que le déménagement d’un appartement pour un autre. Une habitude, perdue rapidement. Il a changé ses habits. Œuf-de-reptile fonctionne comme un nœud d’intérêts. En comparaison avec lui Guiț peut paraître nuancé. Guiț a une face ronde, un museau court et des petits yeux de la couleur des crachats étales sur les trottoirs derrière ses lunettes avec de très gros verres. Attention – de temps en temps il ne porte pas ses lunettes. Les plus intéressants était ceux qui, ayant soudain besoin de protection paternelle découvrent en un éclair qu’ils ne l’avaient pas. Jusqu’à ce moment ils n’avaient pas pensé à ça, ils n’avaient pas compris ça. Le père était parti, avait disparu – il était simplement parti, autrefois il était parti dans l’autre monde… Ils ne pouvaient pas se détacher de l’image que leur inconscient avait découverte subitement, qu’ils adorent, qui était produite par eux sans arrêt. La prof de Bratislava qui faisait appel sans cesse à son père chaque minute, ”mon père a dit”, ”mon père dit”… Elle n’était pas mariée, autour de la cinquantaine et mentionnait toujours son père. N’avait-elle pas une mère, un ami qui lui donne des conseils? Personne d’autre n’intervenait dans ses argumentations, quand elle te regardait fixement, avec un regard de poule. Quelques uns étaient conscients de l’amputation. Ils avaient démissionné. D’autres sont passés à des élaborations compliquées. Ils avaient construit leur père en eux mêmes, devenant des fils et pères, des filles et pères. Ils le portaient en eux mêmes. Leur tenue montrait combien le père était important. Dans leur marche quotidienne on pouvait déchiffrer combien le père était important. Ils arpentaient les rues comme s’ils voulaient le protéger, le père en eux mêmes, prenant soin de ne pas l’écraser ne pas le déranger, là-dedans, dans leur intériorité… Pour d’autres il était plutôt un reste, une présence pénible – leur manière d’avancer montrait qu’il était le sujet d’une réédition insignifiante. Enfin, on avait les imposants, qui montraient ce qu’ils avaient dans leurs âmes. Pour eux même leur tristesse était imposante. Le besoin du père, le besoin d’être protégé, surveillé, admonesté, d’avoir un ciel au-dessus de leur tête ? Des êtres développés dans l’ombre d’une obsession. Qui est devenue mode de comportement social.
*
(Journal. Septembre. 2000) Vient l’automne et les gens – ceux qui ont de quoi… - changent leurs vêtements. A côté de moi des silhouettes – hier je pouvais reconnaître de loin de qui il s’agissait. Aujourd’hui c’est plus difficile, il faut s’adapter, les silhouettes, connues, sont cachées sous des vêtements chauds. Je connais bien le quartier dans lequel j’habite et dans lequel j’habite depuis un quart de siècle. Au commencement je me suis déplacé ici avec la certitude que dans peu de temps j’allais changer ça contre un appartement mieux. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. La crise est venue et il a fallu me limiter à ce que j’avais. Je me suis habitué rapidement – autrefois, quand j’habitais avec mes parents, dans la ville de province où j’avais accompli mes études au lycée, j’avais toujours habité des appartements dans le centre ville. Je m’étais formé, je m’en rends compte maintenant, une mentalité de quelqu’un qui habite dans le centre ville. En plus, tous ces appartements, comme celui d’ici, avaient les fenêtres orientées vers des allées pas trop fréquentées, des streets protégées, pas de bruit. Encore une fois une telle chance… La vérité c’est qu’à un moment donné je n’avais plus aucune envie de changer. J’avais compris qu’il ne faut pas trop se préoccuper, vu les conditions de vie d’ici, avec notre condition sociale incertaine, qui pouvait dire quelque chose de la qualité de celui qui a des maisons, des voitures, des complets luxueux dans lesquels se vanter dans le monde, – tout était inutile, la confusion de la qualité humaine, l’uniformité de la misère morale de laquelle personne ne pouvait se détacher…
Dans la zone ou je faisais mes trajets obligatoires de chaque jour je connaissais ”la composition sociale”, les types de gens qui étaient ”de là”. Quelques-uns je pouvais les reconnaître, ils m’étaient devenus familiers, même si je n’avais jamais échangé un mot avec eux, je n’avais aucune idée de qui ils étaient, quelles étaient leurs préoccupations, leurs jobs – même si ce n’était pas difficile de deviner. D’autres était complètement inconnus. J’avais très peu de proches. J’avais échangé quelques mots avec l’un ou avec l’autre. Pas plus de dix – en dix ans. J’identifiais spontanément les silhouettes, je sentais, qu’elles étaient ”de là”. J’identifiais des attitudes des corps en mouvement. Ce que disaient ces attitudes. Ce qu’elles essayaient de cacher. Quand j’identifiais la posture, la personne n’était plus intéressante. Je ne la regardais plus – je croisais celui-là ou celle-là sans chercher sa figure. Je reconnaissais des silhouettes et attitudes – pas des gens dans l’acception courante du mot. Seulement quand on passe d’une saison à une autre j’avais besoin de quelques jours pour m’adapter. D’anciennes silhouettes disparaissaient, apparaissaient d’autres, nouvelles. Enfin, dans mes promenades quotidiennes j’identifiais rapidement, avec précision, les ”étrangers”, les individus d’autres zones de la ville. Ceux qui descendaient ici du quartier riche – situé sur la colline voisine. On sentait qu’ils évoluaient autrement dans les rues populeuses. Ceux du quartier populaire montaient de quelque part d’au delà de la gare. Plus gris, plus effacés, plus minables, plus poussiéreux. Ou bariolés, mauvais goût, trop convaincus qu’il faut prendre quelques libertés pour montrer son importance. Mâchant dans leurs bouches édentées, crachant dans les rues, jetant (ils était importants et comme ça ils montraient leur importance) des détritus, des papiers d’emballages etc., comme s’ils se sentait en pleins champs, ils était encore plus faciles à identifier ceux des villages autour de la ville, déposés là dans les terminaux de la station. Souvent dans leurs meilleurs habits, comme aux fêtes, voilà, ils arrivaient dans l’ancienne capitale de la principauté – des habits avec des coutures naïves, populaires, des vêtements portés rarement, aux occasions spéciales, gardés avec soi dans leurs armoires démodées. Les habits dans lesquels ils s’enrhumaient.
*
Temps consacré à comprendre les mécanismes sociaux. Temps consommé en lui même, imposé par le regard, par les bruits de la ville. De la sociologie empirique, avec des conclusions générales, ”sur place”. Souvent compassion suivie de considérations ”théoriques”. Il était né dans une certaine société, il a vécu, beaucoup de temps sans se rendre compte, par réflexe, dans ses limites. D’où la conclusion que cette société était une société grotesque, anormale, pervertie ? Quels étaient les points de comparaison ? Comment les avait-il acceptés ? Il a vécu presque toute sa vie ici, dans cette grande ville d’un pays communiste. C’est vrai que ses incursions ”en dehors” se dilataient chaque fois, l’avait déterminé à gagner spontanément des perspectives, à se retrouver d’un seul coup au bout d’une expérience que le court temps de voyages ne lui avait pas permis. Ça lui a donné l’occasion de percevoir plus précisément son origine. Mais il a observé ça aussi chez les écrivains russes – en fait… soviétiques - qui sont nés, ont été déformés, ont vécu dans un collectivisme mensonger, déformé, répugnant – et qui se réveillent soudain avec la face orientée vers la lumière et parlent de cette découverte. Soljenitsyne – produit intégral de la société soviétique. Le plus grand ennemi de celle-ci. L’application avec laquelle il s’est transformé en conspirateur – cacher les manuscrits, la création de multiple dépôts, l’attitude envers les amis mêmes, sous une dictature on ne sait jamais où peut craquer un maillon faible. Ses instructions, comment se déplacer vers l’objectif visé le matin, très tôt, quand les bus contiennent peu de gens et qu’on peut voir qui descend avec toi, quand on peut surveiller la rue dans ton dos. Comment découvrir si une maison est surveillée, comment l’éviter… Etc. Quelqu’un formé dans l’esprit de la société communiste, qui a mis tant de passion dans son activité subversive.
Constantin Pricop
Extrait de NOUA EDUCAȚIA SENTIMENTALĂ - Editura ALFA
Traduction par l’auteur