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blanche

La revue n° 51 simple poème

simple poème

La femme à la radio

Je n’aime pas ma voix. Elle est une voix comme on l’entend : grave, avec du sourire dedans, parfois. Je n’aime pas ma voix parce qu’elle ne sourit pas, finalement pas tant que ça. Tu l’entends ma voix, et tu te demandes quelle gueule elles ont mes cordes vocales. Elles ont les yeux marrons, le nez fin, elles sont percées, un anneau dans le nez, la peau douce, le sexe un peu rasé.
J’aime ma voix parce qu’elle est grande, sûrement plus grande que toi. Aujourd’hui elle porte du noir. En fait, elle porte du noir tous les jours, ça lui va bien. J’aime ma voix parce qu’avec elle, je te pénètre les oreilles. Je peux parler plus ou moins vite, ça dépend ce que t’aimes. Moi j’aime bien parler doucement, là maintenant. Ma voix est grave parce qu’elle a pas peur de toi. Elle est dure parce qu’elle sait où elle va, tout au fond de toi.

La voix, c’est la fenêtre de l’âme sans les volets. Tu vois tout à travers, elle peut rien cacher, et à t’écouter parler je t’entends même baiser. T’as ceux qui parlent vite, trop vite, des brutes qui s’en foutent des virgules tellement ils sont pressés d’arriver jusqu’au point, t’as ceux qui font abstinence de la voix, t’as ceux qui parlent en articulant soigneusement chaque syllabe, bien distinctement et bien normalement comme on leur a appris à l’école, t’as ceux qui parlent en dérivant, jamais là où on les attend, t’as ceux aussi qui parlent seuls, ils se sont habitués depuis le temps, t’as ceux encore qui parlent sans t’écouter, t’as ceux à la voix tellement monotone que tu te demandes comment leurs lèvres font pour pas s’endormir, le genre de voix contre la précarité, confortable, rassurante et sans surprise, pas follement excitante, du sexe comme un amour bien apprivoisé, une voix à plaisir limité.
Et toi, elle est comment ta voix ?
Tu t’en rends pas forcément compte, mais elle s’aiguise contre toutes celles qui t’entourent. Instinctivement, tes cordes vocales s’accordent à celles qui s’enroulent autour de toi chaque jour dans la rue, chez toi, à la radio, à la télé et même au supermarché ; elle s’accorde à la mienne, à tes amis, à tes collègues et même à tes parents. Lentement, ta voix s’accorde aux autres et puis voilà qu’aujourd’hui tu fais les mots comme tu fais l’amour.
Moi j’aime les voix qui font des montagnes russes dans les tympans, celles qui murmurent puis qui s’écrient dans une même phrase, ces voix aux envolées lyriques qui bafouillent tellement elles s’excitent puis qui, sans prévenir, se taisent à coups de poings de suspension. Parfois je comprends pas trop le rythme, mais de toute manière j’ai pas le temps de comprendre, c’est comme une drogue, elles me prennent et m’emportent sans me demander, elles ne m’autorisent plus à penser, alors je me laisse aller, je me laisse porter tout là-haut en sachant que je vais bientôt crier, je devine le vide qui se rapproche, tu sais jamais quand tu vas tomber, t’as peur, je suis si haut que ma tête est déjà partie, puis ça y est, tu jouis.

Un jour, je changerai de voix. Elle deviendra plus fragile. Elle trébuchera sur les syllabes, elle oubliera des mots, elle oubliera des phrases. J’aurai la corde vocale moins tendue, fatiguée d’avoir bandé pendant autant d’années. Et puis un jour que je serai trop vieille, je la perdrai ma voix. À ce moment-là, peut-être, tu regretteras de ne pas m’avoir écoutée.

Écrit par Antoine Janot.