La
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blanche

La revue n° 51 poètes du monde

poètes du monde

Iles

Iles

Iles où l’on ne prendra jamais terre

Iles où l’on ne descendra jamais

Iles couvertes de végétations

Iles tapies comme des jaguars

Iles muettes

Iles immobiles

Iles inoubliables et sans nom

Je lance mes chaussures par-dessus bord car je voudrais bien aller jusqu’à vous.

Blaise Cendrars
Feuilles de route
Denöel éd.

 

CHEMIN TOURNANT

Il y a un terrible gris de poussière dans le temps

Un vent du sud avec de fortes ailes

Les échos sourds de l’eau dans le soir chavirant

Et dans la nuit mouillée qui jaillit du tournant

des voix rugueuses qui se plaignent

Un goût de cendre sur la langue

Un bruit d’orgue dans les sentiers

Le navire du cœur qui tangue

Tous les désastres du métier

Quand les feux du désert s’éteignent un à un

Quand les yeux sont mouillés comme des brins d’herbe

Quand la rosée descend les pieds nus sur les feuilles

Le matin à peine levé

Il y a quelqu’un qui cherche

Une adresse perdue dans le chemin caché

Les astres dépouillés et les fleurs dégringolent

A travers les branches cassées

Et le ruisseau obscur essuie ses lèvres molles à peine décollées

Quand le pas du marcheur sur le cadran qui compte règle

le mouvement et pousse l’horizon

Tous sont passés tous les temps se rencontrent

Et moi je marche au ciel les yeux dans les rayons

Il y a du bruit pour rien et des noms dans ma tête

Des visages vivants

Tout ce qui s’est passé au monde

Et cette fête

Où j’ai perdu mon temps

Pierre Reverdy
Sources du vent
Mercure de France éd.

 

L’ALEPH (Extrait)

Je vis la mer populeuse, je vis l’aube et le soir, je vis les foules d’Amérique, une toile d’araignée argentée au centre d’une noire pyramide, je vis un labyrinthe brisé (c’était Londres), je vis des yeux tout proches, interminables, qui s’observaient en moi comme dans un miroir, je vis tous les miroirs de la planète et aucun ne me refléta, je vis dans une arrière-cour de la rue Soler les mêmes dalles que j’avais vues il y avait trente ans dans le vestibule d’une maison à Fray Bentos, je vis des grappes, de la neige, du tabac, des filons de métal, de la vapeur d’eau, je vis de convexes déserts équatoriaux et chacun de leurs grains de sable, je vis à Inverness une femme que je n’oublierai pas, je vis sa violente chevelure, son corps altier, je vis un cancer à sa poitrine, je vis un cercle de terre desséchée sur un trottoir, là où auparavant il y avait eu un arbre, je vis dans une villa d’Adrogué un exemplaire de la première version anglaise de Pline, celle de Philemon Holland, je vis en même temps chaque lettre de chaque page (enfant, je m’étonnais que les lettres d’un volume fermé ne se mélangent pas et ne se perdent pas au cours de la nuit), je vis la nuit et le jour contemporain, je vis un couchant à Quérétaro qui semblait refléter la couleur d’une rose à Bengale, je vis ma chambre à coucher sans personne, je vis dans un cabinet de Alkmaar un globe terrestre entre deux miroirs qui le multiplient indéfiniment, je vis des chevaux aux crins en bataille, sur une plage de le mer Caspienne à l’aube, je vis la délicate ossature d’une main, je vis les survivants d’une bataille envoyant des cartes postales, je vis dans une devanture de Mirzapur un jeu de cartes espagnol, je vis les ombres obliques de quelque fougère sur le sol d’une serre, je vis des tigres, des pistons, des bisons, des foules et des armées, je vis toutes les fourmis qu’il y a sur terre, je vis un astrolabes persan, je vis dans un tiroir du bureau (et l’écriture me fit trembler) des lettres obscènes, incroyables, précises, que Beatriz avait adressées à Carlos Argentino, je vis un monument adoré à la Chacarita, je vis les restes atroces de ce qui délicieusement avait été Beatriz Viterbo, je vis la circulations de mon sang obscur, je vis l’engrenage de l’amour et la modification de la mort, je vis l’Aleph, sous tous les angles, je vis sur l’Aleph la terre, je vis mon visage et mes viscères, je vis ton visage, j’eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu’aucun homme n’a regardé : l’inconcevable univers.

Jorge Luis Borges`
Traduction par René L.-F. Durand
Bibliothèque de la Pleïade – Gallimard

 

Me voici donc à mi-chemin, ayant eu vingt années –

Vingt années largement gaspillées, les années de l’entre-deux-guerres –

Pour essayer d’apprendre à me servir des mots, et chaque essai

Est un départ entièrement neuf, et une sorte différente d’échec

Parce que l’on n’apprend à maîtriser les mots

Que pour les choses que l’on n’a plus à dire, ou la manière

Dont on n’a plus envie de les dire. Et c’est pourquoi chaque tentative

Est un nouveau commencement, un raid dans l’inarticulé

Avec un équipement miteux qui sans cesse se détériore

Parmi le fouillis général de l’imprécision du sentir,

Les escouades indisciplinées de l’émotion. Et ce qui est à conquérir

Par la force et la soumission a déjà été découvert

Une ou deux fois, ou davantage, par des hommes qu’on n’a nul espoir

D’égaler – mais il ne s’agit pas de concurrence –

Il n’y a ici que la lutte pour recouvrer ce qui fut perdu,

Retrouvé, reperdu : et cela de nos jours, dans des conditions

Qui semblent impropices. Mais peut-être ni gain ni perte.

Nous devons seulement essayer. Le reste n’est pas notre affaire.

Thomas Stearns Eliot
Extrait de Quatre quatuors
Traduction par Pierre Leyris
Editions du Seuil