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La revue n° 53 La nouvelle éducation sentimentale

La nouvelle éducation sentimentale

III

Le fils du plus important personnage politique - mais de sa position sociale il ne parlait jamais, se comportait comme tous les autres, il étudiait même plus que les autres, en général sa présence était à l’opposé de ce qu’on connaissait et de ce qu’on connait aujourd’hui des enfants des riches. Bien sûr il n’oubliait jamais cela. À un match de foot, improvisé dans un coin pas très fréquenté de la ville où ils arrivèrent on ne sait comment et où il n’était pas connu comme membre d’une très importante famille, comme le savaient presque tous dans la localité, les adversaires et leurs coéquipiers commencèrent à ironiser sur lui d’une manière grossière et agressive et lui, pas habitué d’être traité comme ça, demanda sans hésitation: ”dis à ceux-là qui est mon père!” Il ne se souvenait plus comment avait fini l’affaire, mais dans sa tête était restée fixée sa demande… Autrement, partout où ils s’en sont allés, la renommée de son statut social le précédait, comme celle du célèbre héros d’un conte populaire et leur assurait le confort et un état de sécurité évidente. Il n’en faisait pas cas, mais sa condition était connue et redoutée. Dans l’une des premières classes quelqu’un lui avait volé, pendant une heure de sport, le stylo qu’il avait laissé dans son veston, dans la salle de classe. Il avait toujours des stylos d’une autre qualité que ceux qui étaient dans le commerce à cette date, fabriqués en URSS, en même temps que des badges dorés, avec la figure de Lénine ou d’autres symboles de l’Union Soviétique. Des vrais merveilles ses stylos, au dos de la plume…. cachées, presque invisibles. Il ne se vantait pas, mais c’était son stylo et on lui avait volé. Ce qui s’est passé ensuite montrait quand même qu’il était autre chose que le reste des mortels. Si le cambriolage s’était fait sur le dos d’un autre on n’aurait pas eu de grands problèmes, peut-être des accusations, des bagarres, mais rien de plus. Pas ça dans son cas. Je ne sais pas comment se sont passées les choses au delà de l’espace de la classe, on était trop petits pour ces choses-là, ni comment la nouvelle de la malversation en est arrivée tout de suite à faire son effet.

En très peu de temps, des «corps de milice» ont émergé à l’école. Ceux qui n’étaient pas dans la salle de sport ont été interrogés. Il était l’un d’eux, il avait été ici dans la classe, avec plusieurs autres, à qui on n’avait pas fait attention. «Les Organes» l’ont pris à son tour, même s’il était l’ami fidèle du blessé. Mais ”l’institution» avait commencé et suivi son chemin, indifférente aux «détails». C’était la première enquête dans laquelle il était impliqué, mais elle lui avait déjà donné des conclusions à retenir. Dans une salle vide – une salle de classe ? bureau du chancelier ? - il y a le milicien (dont les mâchoires proéminentes lui restent dans la mémoire jusqu’à présent) qui mène l’enquête plus une ou deux personnes, peut-être un autre policier, peut-être quelqu’un de la direction de l’école. Il a été convoqué là quand son tour est venu, il a été maintenu debout et l’enquêteur était aussi debout, avec une figure sévère, de fer, implacable, et lui a posé quelques questions. Au début, on lui a demandé son nom, puis on lui a demandé de dire ce qu’il se rappelait du temps de l’heure de sport, rien de spécial -- ensuite on l’a sorti de la salle et à sa place est venu un autre élève. On a demandé aux ”suspects” d’attendre, après ils ont été envoyés dans la salle de classe. Une autre interrogation n’était pas nécessaire. Ils ont constaté que le ”coupable” avait été découvert et que l’objet avait été récupéré. Un des élèves provenant des quartiers plus éloignés du centre ville, plus éloignés des règles de la société aussi, l’avait volé. Bien qu’ils parlaient entre eux toujours des choses à l’ordre du jour, cette fois celui qui avait récupéré son outil n’avait fait aucun commentaire.

*

La ville dans la vallée de montagne a représenté l’étape paradisiaque de sa vie. Chacun connaît une telle étape. Il suffit de t’imaginer la forêt sans fin, qui commence en arrière plan de la maison, le berceau citadin s’ouvrant de l’autre côté, devant l’entrée. Une initiation simultanée dans ces deux univers, la nature et la civilisation, une rare initiation. Habituellement on a l’une ou l’autre… À l’âge paradisiaque on ne connaît pas les misères de la vie présentes dans les cas habituels. Il n’a pas eu affaire à elles. Ils se sont sentis en pleine sécurité. Dans cette équation le père a joué un rôle essentiel. Il a trouvé l’équilibre nécessaire entre autorité - chaque enfant a besoin de ce support de germe dans son évolution - et une certaine chaleur - aussi nécessaire pour les liaisons intimes, cimentées pour toujours. Il leur a offert l’équilibre pour fixer une échelle morale à suivre. L’étape d’initiation a été une étape pleine de joie - mais si elle n’était pas balancée par les choses qui lui sont arrivés plus tard, dans l’autre ville, la ville de l’adolescence, les choses ne seraient pas complètes. La vie de ce quartier au dessous de la montagne ne lui a pas laissé seulement des rayons radieux. Un matin le père et ses deux garçons se sont approchés de la rivière vue jusque là à grande distance depuis la colline au dos de leur maison. Colline couverte de la forêt difficilement pénétrable, l’étincellement des eaux vues de très loin, couvertes des brumes… Ils sont venus jusqu’à la rivière et ont donné la liberté à un poisson qu’il avait reçu de qui, il ne se souvenais plus, et qu’il avait mis, dans un grand bocal de verre transparent, sur le balcon… Après qu’on le lui a donné il s’en est occupé comme il a cru bon de le faire, il avait mis sur le fond du bocal du sable, il l’avait alimenté avec ce qu’il avait cru bon de faire manger à un poisson, mais un jour il avait découvert que le poison commençait à perdre ses écailles et il décida, d’accord avec son père, qu’il n’allait pas très bien et qu’il fallait le rendre à son milieu qui lui avait manqué. Ils l’ont mis dans un pot plus petit avec de l’eau, ils l’ont amené jusqu’au rivage et ils l’ont libéré dans les ondes agitées. Le poisson est resté un moment sans bouger à leurs pieds, dans les eaux peu profondes, comme s’il ne comprenait pas bien, a fait quelques mouvements pour s’éloigner un peu et a jailli vers le milieu du courant. Tout s’est consommé en quelques secondes - avant qu’il ne disparaisse entièrement, sans… la moindre trace… La scène, mémoire dans les dimensions éclairées des eaux coulant sous le soleil, simplifiée, était comme une exemplification des notions de liberté et de manque de liberté. Il savait qu’un être a besoin d’un monde à lui, d’une vie normale, il savait, il avait l’intuition plutôt, qu’en l’absence de cette condition on ne pouvait vivre que mal… Personne ne lui avait dit cela, ou peut-être on lui avait donné quelques explications rudimentaires, comme on offre habituellement aux enfants. Il pouvait percevoir quelques signes, négatifs, qui pouvaient l’aider à percevoir instinctivement quelques choses. Dans la ville on parlait (ce ”on parlait” était valable pour les discussions des parents - et entre les parents et les quelques voisins qui les fréquentaient, d’autres ”sources” il n’y en avait pas…) des bandits qui attaquent pendant la nuit, quelque part à une marge de la ville. On n’avait pas passé beaucoup de temps depuis la fin de la guerre, les choses n’étaient pas très nettes. Un beau jour il avait découvert dans la forêt un fusil. La crosse, en bois, était pourrie et en partie disparue - il restait la partie métallique, mangée par la rouille, mais quand même on pouvait voir qu’il s’agissait d’un fusil. Il l’avait fixé sur le seuil de la cuisine d’été, il avait hissé une sorte de parapet sur lequel il avait fixé le fusil. Il se sentait important. Quand le père était revenu de son job il avait été visiblement très choqué. D’une part parce qu’il ne savait pas dans quel état était le fusil, qui pouvait se décharger et, tenant compte de l’état désastreux dans lequel il était, pouvait canarder tout ce qui se trouvait aux alentours. D’autre part, parce que détenir une arme - on pouvait quand-même la considérer comme ca… - dans le communisme était un problème plus que grave. Je crois qu’ont suivi des discussions entre adultes à propos de ce qu’il fallait faire, comment procéder avec le misérable fusil. Doit-il être déclaré? Était-ce vraiment une arme ou seulement de la ferraille ? La déclaration doit être suivie d’un tas d’autres déclarations à la milice - et les choses se compliquent toujours dans de telles circonstances.

Les malfaiteurs qui occupent la marge de la ville attaquent au passage de la rivière par le pont vers les localités limitrophes. On a eu des victimes, la population était très inquiète. Mais comment se représentait-il les bandits? Avait-il la capacité de les imaginer? Dans cette période-là il n’avait pas encore vu de production cinématographique, le cinéma était loin de leur maison et ils ne le fréquentaient pas. Trouvait-il des représentations dans les contes qui lui étaient lus? Dans les histoires qu’il avait commencé à écouter dans l’entourage? C’est fascinant de suivre comment s’agrège l’imagination du monde dans la conscience d’un être en train de devenir. Les bandits ont enfin été capturés. Le pouvoir communiste voulait transformer leur jugement en un acte exemplaire. La séance du tribunal a eu lieu dans la salle du théâtre de la localité.

Constantin Pricop

Extrait de NOUA EDUCAȚIA SENTIMENTALĂ - Editura ALFA
Traduction par l’auteur