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La revue n° 53 moment critique

moment critique

Comment c’est d’être au monde dans une langue différente

Comment c’est d’être au monde dans une langue différente ? Je pense que j’ai beaucoup de choses à dire sur le sujet et j’ai envie de les articuler et développer les idées que j’ai, sans que ça soit trop académique. Le fait de ne pas maîtriser une langue est aussi une façon d’être suspendu par la poésie de la langue, que nous comprenons peu, et être envahi par son pouvoir, être animé par une collectivité d’idées qui appartiennent à une langue, à une communauté, à une culture, sans comprendre tous les sens et aussi une manière d’être au monde.

Suivre cette poésie, sans demander pourquoi, être emmené par une chaîne d’idées, sans comprendre totalement sa logique, nous fait être des jongleurs d’idées, de mots, et de façons d’être, façons de dire, façon de penser, sans que nous ayons un centre. C’est la langue qui pense à travers nous, nous ne sommes que des esprits qui peuvent interpeller ces sens et significations qui flottent dans une langue qui nous imprègne. C’est la langue qui est le centre. C’est la langue qui pense.

La langue reprend la place de Dieu. Elle contient la Connaissance. Quand la langue parle à travers nous, c’est l’autre main qui écrit, c’est la poésie de l’espace littéraire qui nous saisit. Nous n’avons qu’à retrouver les points en commun entre nos écrits les plus intimes de nous-même et ceux des autres. Nous donnons une chance pour que la langue s’exprime. Nous jouons avec les idées des vivants du moment, et les écrits des morts, pour renouer les deux, et renouveler la poésie de la langue. La poésie de la langue est éternelle, éternellement vivante, éternellement pensante, éternellement présente. Elle est la déesse de la Pensée qui nous visite. Elle est ce qui nous habite quand nous pensons penser. Elle est au fond de chaque émotion qui nous traverse. Elle tisse le récit de chaque raisonnement que nous croyons le nôtre.

Mais qu’est-ce qui se passe quand on parle une autre langue, quand on vit dans une autre langue, quand on pense dans une autre langue, quand on se fâche dans une autre langue, quand on fait l’amour dans une autre langue, quand on insulte ou est insulté dans une autre langue, quand on théorise dans une autre langue, quand on fait la psychanalyse dans une autre langue, quand on croit faire la philosophie dans une autre langue, quand on s’exprime les émotions dans une autre langue, ou quand on rêve dans une autre langue ?

Nos repères changent, en changeant la sorte d’esprit ou non-esprit qui nous envahit par la langue même. Un autre dieu règne. Nous changeons nous-même. Nous changeons la façon de dire. Mais pas uniquement ça. Nous changeons nos pensées d’une manière extrême. Un autre vocabulaire, un autre repère des textes écrits, des gens dans la vie, des normes de style, des règles subies. Une autre idéologie. Une autre place dans le monde d’où l’on parle. Une autre manière de vivre les émotions. D’autres façons de faire l’amour. De nouvelles insultes à lancer et à esquiver. De nouvelles théories et liens avecs les idées. Une nouvelle Poésie. Une nouvelle poétique. Un autre esprit critique. Une autre facette découverte de la réalité. Une autre perspective. Une autre partie de notre personnalité. Voire une autre identité. Nouvelles façons de rêver. Nouvelles façons d’être. Une autre Logique.

.Lucienne Mc Kirdy