La
page
blanche

La revue n° 53 poètes du monde

poètes du monde

Persuadé de mourir à côté de la vie

je n’aurai ni tout dit ni tout pensé ni tout vu

j’aurai fait l’impossible avec les moyens du bord,

les misérables finissent vingt sous en poche

par regarder le ciel un arbre un brin d’herbe

un sourire, il y a pas mal de temps que j’en suis là

très heureux d’avoir saisi cela,

je suis au point vivant qui ressemble au point mort

comme une goutte ressemble à une autre

sur les fils télégrahiques, elles se rejoignent cependant

forment une larme, un gros chagrin liquide

qui tombe par terre dans l’indifférence générale.

L’ébranlement. Le mouvement.

Voyager entre rien et rien. l’être est là.

Espace. Câbles. Gréements. Grincements.

Menace. Craquements.

La mer c’est de l’eau

Le bois, du bateau

Le poisson le fil

Qu’on perd en péril

L’eau c’est de la mer

Le bateau du bois

Le fil un poisson

D’avril dans ma tête

La vie est mortelle

On ne meurt jamais

Que d’avoir vécu

La mort est réelle

La vie une idée

Soyons-lui fidèle

j’écris en chien de fusil

j’écris dans les trous

Georges Perros
Extraits de Papîers collés

 

Savoir qui prend ces notes.

Ne le connaître qu’après-coup sur la page au hasard d’un mot.

*

Redire jusqu’à manquer de souffle.

Seule leçon des années de travail.

*

Qu’il ne s’agisse plus d’amuser ou d’être touchant

mais témoigner des seuls moments où l’on perd la tête.

*

Des voix partout.

Pas assez d’oreilles, pas assez d’amour.

*

Que faire contre la fatigue ?

S’exténuer.

*

Être énigmatique c’est respecter l’indicible

*

Tu me laisses finir comme ça ?

Robert Pinget
extraits de Taches d’encre – Les éditions de minuit.

 

Ils se tombèrent dans les bras avec une faiblesse sans nom.

Ils prirent l’un à l’autre une joie sans nom.

Ils étaient couchés l’un avec l’autre pris d’une fatigue sans nom.

Ils s’éveillèrent en un étonnement sans nom.

Ils regardèrent par toutes les fenêtres avec une impatience sans nom.

Ils s’aimèrent l’un l’autre sans nom.

Ils devinrent l’un avec l’autre d’une liberté sans nom.

Ils devinrent l’un avec l’autre d’une audace sans nom.

Ils devinrent l’un avec l’autre d’une gratitude sans nom.

Ils se récompensèrent l’un l’autre sans nom.

Ils suèrent,

crièrent,

pleurèrent,

saignèrent,

se turent et

se racontèrent des histoires sans nom.

Ils se séparèrent avec un chagrin sans nom.

Ils partirent chacun dans sa direction

avec une colère sans nom

contre Sansnom.

Peter Handke
Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille
Ed. Gallimard

 

IMPRESSIONS

I

LES SILHOUETTES

La mer est tachetée de barres grises,

Le vent morne et mort est sans voix

Et, telle une feuille flétrie, la lune

Est emportée sur la baie qui s’agite.

Clairement dessinée sur le sable blafard

Git une barque noire, et un jeune marin

Grimpe à son bord. Sa joie est sans souçi,

Son visage est rieur, ses mains brillent.

Dans le ciel crient les courlis,

Et, dans l’herbe assombrie des collines,

Passent de jeunes moissonneurs au brun poitrail

Telles des silhouhettes détachées sur le ciel.

 

II

LA FUITE DE LA LUNE

De tous côtés tout n’est que paix,

Une paix rêveuse alentour,

Profond silence sur la terre assombrie,

Profond silence où cesse l’ombre.

Seul le cri désolé que l’écho rend perçant

De quelque oiseau solitaire,

Un râle des genêts appelant sa compagne.

Seule y répod la colline brumeuse.

Et, soudain, la lune a repris

Au ciel lumineux sa faucille,

Elle s’enfuit en sa caverne sombre,

Enveloppée dans une gaze jaune.

 

III

LE JARDIN

Le calice fané du lis tombe

Sur l’ombre du pistil doré

Et, dans les bouleaux de la lande,

Roucoule un ultime ramier.

Le tournesol à crinière de lion,

Noir et flétri, penche sur sa tige

Et, dans les allées du jardin venteux,

Volettent les feuilles mortes.

Les blancs pétales des blancs troènes

Forment des boules de neige,

Et les roses tombent dans l’herbe

Tels haillons de soie cramoisie.

 

IV

LA MER

Un brouillard blanc s’étire comme un voile.

La lune, en ce ciel d’hiver indomptée,

Brille, tel l’œil d’un lion farouche

Dans sa crinière de nuages fauves.

Le timonier, en épais suroît, à la barre

N’est plus qu’une ombre dans la nuit.

Dans la chambre aux machines vibrent

Et luisent de longues lamelles d’acier.

L’ouragan brisé a laissé sa trace

Sur l’immense dome mouvant

Où de minces fils de jaune écume

Comme dentelle déchirée flottent sur les vagues.

Oscar Wilde
La ballade de la geôle de Reading et autres poèmes
Trad. Paul Bensimon et Bernard Delvaille
Ed. Gallimard