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La revue n° 56 moment critique

moment critique

Architecturer la poussière

« (...) la capacité de mettre ensemble ce qui ne va pas ensemble, ou pas encore ensemble, ou plus ensemble, pour constituer de petites communautés de bouts de langue partagée et partageable, qui sont tissées et retissées. »
Jacques Rancière, Le sillon du poème

 

Mes textes procèdent d’une forme de montage — mental, charnel, scriptural. Walter Benjamin en a fait une catégorie centrale de sa pensée de l’image dialectique (c’est ce que montre Georges Didi-Huberman dans ces livres profonds que sont Devant le temps ou Ce que nous voyons, ce qui nous regarde [1], pour ne citer que ceux-ci). Rebuts, détritus de l’histoire, objets abandonnés, images, sont comme des agrégats, des poussières de sens ; on peut errer parmi eux, les ramasser, les collectionner ; grâce à eux (si on a la patience de celui qui sait attendre sous l’orage), il est possible d’opérer le démontage d’une époque ; une époque qui, en vérité, a la consistance d’un rêve ou d’un cauchemar (autant psychique que matériel). Ainsi on entre dans un travail qui consiste à disloquer l’unité apparente d’un temps ; un temps dont le tissu, à l’instar de la robe de l’hystérique, est un montage de temporalités disjointes, d’autrefois et de maintenant, d’éléments préhistoriques, de survivances, de ruines, de marécages, de ferments, de virtualités vouées à l’oubli — bref, un agrégat de traits anachroniques. Temps et images apparaissent tels des champs de tensions, des structures feuilletées, essentiellement spectrales.

Démonter donc, pour exhiber l’hétérogénéité de l’époque, la multiplicité de ses lignes de force, en saisir les symptômes et les figures inconscientes, faire surgir le visage des vaincus — mais aussi refaire le montage, remonter autrement l’histoire et les histoires ; montrer ainsi les constellations du sens. Le temps a toujours été hors de ses gonds. Dans son tourbillon, ses saccades, surgissent tout autant les lignes de bifurcations (l’esquisse d’une promesse) que les fantômes — les vieilles taupes murmurant parfois : venge-moi !

Au coeur de cela, l’humanimalité, comme l’écrit Michel Surya dans sa réflexion autour de Schulz, Kafka, Blecher, et bien d’autres.
Jacques Derrida, dans L’Animal que donc je suis, commente brièvement le thème adornien d’une guerre contre les animaux [2]. Et, plus avant dans sa méditation, il écrit, partant du Can they suffer ? de Jeremy Bentham :

« Devant l’indéniable de cette réponse (oui, ils souffrent, comme nous qui souffrons pour eux et avec eux), devant cette réponse qui précède toute autre question, la problématique change de sol et de socle. (...) Les deux siècles auxquels je me réfère un peu grossièrement pour situer notre présent à cet égard, ce sont les deux siècles d’une lutte inégale, d’une guerre en cours et dont l’inégalité pourrait un jour s’inverser, entre d’une part, ceux qui violent non seulement la vie animale mais jusqu’à ce sentiment de compassion et, d’autre part, ceux qui en appellent au témoignage irrécusable de cette pitié.

C’est une guerre au sujet de la pitié. Cette guerre n’a pas d’âge, sans doute, mais, voilà mon hypothèse, elle traverse une phase critique. Nous la traversons et sommes traversés par elle. » Il faut penser cette guerre, nous dit Derrida : « Et je dis « penser » cette guerre parce que je crois qu’il y va de ce que nous appelons « penser ». L’animal nous regarde, et nous sommes nus devant lui. Et penser commence peut-être là [3]. »

M. Horkheimer - en résonance : «Au-dessous des espaces où les coolies de la terre crèvent par millions, il faudrait encore représenter l’indescriptible, l’inimaginable souffrance des animaux, l’enfer animal dans la société humaine, la sueur, le sang, le désespoir des animaux».

L’abattoir est comme la cave ou le sous sol sur lesquels reposent la «civilisation», la «culture», les «traditions». [4]

On dirait un mauvais rêve, une foire ou un cirque - le poème comme cauchemar antinarratif. Idiotie, cauchemar, bégaiement de la langue : le travail toujours en devenir du poème, des poèmes — en phase de dislocation, ou tels des souffles s’amenuisant; poser sur la page des phrases cassées (le choc d’un piolet sur une roche), cicatrices, zones couturées — assemblage de matériaux.

Sensation donc d’être une sorte de chiffonnier, ramassant des êtres-rebuts, fragments d’images, des fils narratifs effilochés. Les déchets de la grande histoire du fétichisme de la marchandise. Devenir déchet d’êtres qui sont comme des signes illisibles, irrécupérables. En eux reconnaître notre essentielle pauvreté. Prendre soin de ce qui reste d’eux (des os seulement quelquefois) dans l’espace brisé du poème.

La question de l’incarnation travaille en profondeur les textes. À sa façon ton court roman- poème Ronces met en scène des « figures christiques sauvages » (en lien avec l’étrange christianisme de Trakl).
Ce qui travaille les corps.

Reprendre ce que dit Benjamin de Kafka.
Marécage et Inframonde, disait Benjamin en ce qui concerne la provenance des entités kafkaïennes [5]. Marécage : zone mouvante d’où s’extraient les formes ; boue originaire, qui avale et recrache (Benjamin évoque le féminin chez Kafka en lien avec ce fond marécageux — les mains palmées de Leni dans Le Procès) ; Inframonde : les créatures de Kafka en un sens sont des témoins ; leur position est invivable, elles sont impossibles au sein du monde constitué ; en elles le sans-fond insiste dans leur forme même ; elles sont des traces du chaos, de l’informe, de l’immonde genèse d’où tout corps procède.

Les créatures de l’inframonde ne peuvent être absorbées par le jeu de la réification marchande — et devenir de simples moments du système de l’échange généralisé. C’est la dimension de déchets du capitalisme évoquée plus haut. Et c’est ce qui en fait aussi des déchets de l’histoire, si on comprend le capitalisme comme un moment du processus d’individuation occidental (comme le montre Bernard Stiegler). Une façon parmi d’autres de dénouer une forme narrative qui est comme l’ombre portée à son niveau propre d’une forme-histoire plus vaste, modelée par le christianisme et par ce qui en lui a rendu possible l’émergence du capitalisme (dominer la nature et les autres animaux, gérer, rentabiliser le temps, le monde et les êtres qui le peuplent au nom d’un Dieu unique et infiniment transcendant qui nous aurait confié la Terre).

Selon Didi-Huberman, les images nous regardent, elles ouvrent ou blessent en nous quelque chose ; dans la double distance qu’elles instaurent nous fixe un pullulement d’araignées souriantes, de revenants, de visages opaques et figés, s’épanchent peurs et conjurations enfantines que l’on croyait à tort avoir effacées — la perte, l’absence, le deuil constituent le fond de l’expérience des images. Nous le pressentons quand elles nous attirent obsessionnellement à elles.

Oui, dans cela se dit quelque chose de la vérité des images saturant le poème.

Comme le montre si profondément Bernard Stiegler dans Le temps du cinéma et la question du mal-être, « la structure de la conscience est de part en part cinématographique [6] » — elle est montage de souvenirs (tout à la fois vécus et non vécus par moi), dérushage, jeu d’effets spéciaux, de ralenti, d’accéléré, d’arrêt sur images, de projection, nouant intimement mémoire, inconscient, imagination et perception [7]. On peut ainsi voir les images des poèmes comme les photogrammes d’un film, les traces d’un montage, d’un rêve éveillé — une façon d’architecturer dans des compositions à la lumière de cendre et de nuit la poussière du visible / tout autant : la poussière du dicible / tout autant : la poussière de l’audible.

Il faudrait poursuivre, parler des textures des lumières du cinéma (et sans doute de la photographie). Celles de Murnau (jamais semblables d’un film à l’autre — des îlots de luminosité du Dernier des hommes à la lumière perlée de Tabou, en passant par les découpes d’ombres mobiles et les stases de faces blafardes de Nosferatu...), celles, torturées, de Tod Browning, ou encore celles du David Lynch de Eraserhead (blancheur granuleuse, texture de lait ou d’astre mort, brillance et opacité du petit monstre-enfant emmailloté, boue des zones industrielles, épaisseur profonde des pénombres...).

Puis : la lumière de boue cendreuse et d’aplats noirs des films de Béla Tarr. Impossible d’en ressortir désormais.

Jean-Michel Maubert

 

Notes :
[1] Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Minuit, 2000 ; idem, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992.
[2] Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 139-143.
[3] Ibidem, p. 50.
[4] Max Horkheimer, Crépuscule, Notes en Allemagne (1926-1931), p.81-83, Payot
[5] Walter Benjamin, « Franz Kafka », Œuvres, tome 3, Paris, Gallimard, 2000.
[6] Bernard Stiegler, La technique et le temps, tome 3 : Le temps du cinéma et la question du mal-être, Paris, Galilée, 2003, p. 52.
[7] Ibidem, p. 54.