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La revue n° 56 Séquences

Séquences

Grégory Rateau

Grégory RATEAU a 36 ans, il vient de Clichy-sous-bois. Il a débuté comme réalisateur et scénariste. Il a longtemps enseigné le cinéma et animé un ciné-club dans les cinémas du 5ème et 6ème arrondissement de Paris.

Après de nombreux voyages et plusieurs années d’errance en Irlande, au Liban puis au Népal, il vit aujourd’hui entre Paris et Bucarest où il est le rédacteur en chef d’un média d’informations en ligne et chroniqueur à la Radio roumaine internationale. Il anime également des débats lors de festivals pour le réalisateur roumain primé à Cannes, Cristian Mungiu.

“Hors-piste en Roumanie, récit du promeneur” inspiré par la pensée rousseauiste est sa première tentative littéraire sélectionnée pour le prix Pierre Loti 2017 qui récompense chaque année le meilleur récit de voyage. Le livre a été un succès dans toute la presse roumaine suite à sa traduction chez Polirom.

Son premier roman, “Noir de soleil” aux Éditions Maurice Nadeau – Les Lettres Nouvelles, raconte l’histoire de deux amants maudits en quête de lumière, plongés au cœur d’un conflit armé à Tripoli au Liban. Le roman a été sélectionné au Prix France/Liban 2020 du journal l’Orient le Jour.

Il collabore également avec ses poèmes à différentes revues et blogs (Recours au poème, Cavale, Lettres Capitales…).

 

 

BEYROUTH BY NIGHT

Un taxi noir celui d’après minuit mon chauffeur qui slame un mix de plusieurs langues et ses sourcils de loup-garou dans les nuits fauves de Beyrouth. Cette montagne dressée au loin constellation d’un Pollock en transe. Je décroche à côté de mes pompes tel un somnambule la ville jappe puis bat la mesure en rythme Malouf à la trompette. Par la fenêtre des fils électriques tressés à l’infini tout va trop vite ça défile appartements percés de part en part éclats de balle des trous de la taille d’un obus un goût de poussière odeur de pneus brûlés ma tête prête à exploser comme si des doigts essayaient de me faire avouer mais quoi ? Je délire un gamin court après la voiture le feu passe au rouge des scooters nous tournent autour regards de chiens enragés haine de l’étranger on fonce sur les bords de mer la lune fait du sur-place le ciel pris de folie des lucioles rebondissent sur le sable des chars défilent tremblement la terre entame son solo de jazz. Je rêve d’une femme la peau claire aux cheveux noirs mais j’ai droit à la lampe d’un militaire braquée dans mes yeux il nous fait ranger sur le bas-côté fouille au corps vérification des papiers le loup-garou ne veut pas aller plus loin je longe la plage des couples se cachent dans des voitures tous phares éteints. Dans l’eau, elle est là la femme à la peau claire aux cheveux noirs elle n’a pas peur des flammes des reflets brulants sur les vagues. Je plonge avec elle sous l’eau, une autre nuit une longue phrase sans un mot.
A love supreme*

*A love supreme de John Coltrane (album jazz)

 

 

LA DICTÉE

3h… Panique du funambule ça grouille à mes pieds tout un territoire d’ombres. Au mur, son terrible portrait en trompe l’œil face de cire dépourvue d’empathie énorme couche de graisse fondue incrustée au papier peint. Ses yeux bridés qui m’observent derrière ce judas acoquiné à l’autre monde. Elle est toujours là, sur mon dos. Un poids mort à pousser encore et encore. J’entends sa règle elle martèle mon crâne le métronome sur le piano bat la mesure sur mes doigts. Cette foutue dictée qui n’en finit pas. Ma f-a-t-i-g-u-e à devoir épeler encore et encore. J’inverse l’ordre je perds même une lettre je ne sais où. L’envie soudaine de lui enfoncer le E final dans le c… et ce dégoût des mots. Ça suinte de partout la haine définitive de ma propre langue.

 

 

RETOUR A LA BOUGIE

Plus de courant plus de divertissement des natures mortes ici et là ça grouille dans tous les coins. L’angoisse sur une corde à linge l’ennui le rien. Je saisis mon briquet la flamme s’étire lentement puis se prosterne devant son ombre orgueilleuse. La pièce est prise de délires on ne peut plus l’arrêter un kaléidoscope prophétique se déploie dans toute sa splendeur. Je dois absolument calligraphier dans l’urgence en simple exécutant je suis le passeur des non-civilisations à venir. Une vieille plume traîne dans un tiroir un peu de salive de l’encre injectée et la voici qui exulte qui pénètre la page s’incurve dans sa blancheur image du monde inversée tout y est frustration souvenir d’une existence entièrement déréglée par la lumière bleutée des algorithmes. Dépendance volatile altération de tout du moi un vaste réseau fantôme aux ramifications profondes

Tous reliés aux quatre coins du monde à rejouer sans cesse les mêmes notes privées de musique jusqu’à cette libération honteuse retour à cet anonymat définitif quand soudain d’autres sons grignotent la piste des gémissements de l’aube un beat orchestré dont mes oreilles serviles ne pouvaient plus s’émouvoir avant ce Black-out passager. Terreurs nocturnes providentielles je prête l’oreille à l’inconnu j’entends l’appel les mains jointes vers le portrait du jeune poète et dans un dernier mantra de jazz je tourne sur moi-même comme un derviche pour que l’on scelle enfin la connexion mystique.

J’aimerais tellement en être que les mots coulent comme une étreinte que la vie s’y consume. Un nouveau croyant à genoux devant la fulgurance du verbe que je souhaite égale à la grâce des feux-follets ces âmes persécutées hurlant dans les caves pour qu’on les libère. Prenez-moi, quel qu’en soit le prix, je suis prêt ! A mon tour de prier que la bougie ne faiblisse avant que mon pouvoir ne s’obscurcisse que ma médiocrité ne soit révélée qu’à la lumière du jour enfin ressuscitée.

 

 

LA PIERRE TOMBALE

Je retrouve ces murets en feu. Myriades de petites taches d’ombre et de lumière y jouent à la marelle des lézards bariolés le clocher grandiloquent est toujours à sa place entre le ciel et des auréoles de pins. Perché au sommet du village contrefort surmonté d’une grande croix de grottes où les plus hardis copulent où les enfants jouent aux adultes le cimetière en escalier amène un peu de gravité surtout le grincement de son terrible portail car ici rien ne perdure tout est mouvement d’une fécondité pérenne balayé par de courtes saisons par un soleil rancunier laissant peu de place à l’entracte hivernal. La jeunesse de tous les pays afflue shorts et casquettes dans un patchwork décalé les gamins courent entre les pierres tombales indifférents aux inscriptions carbonisées aux supplications des veuves éplorées les vieilles les dévisagent d’un sale air avant de sourire aux soutanes. Un arbre comme un long mât prêt à se jeter dans le Lot offre un maigre territoire sombre dans ce désert aveuglant de visages anonymes. Un patronyme retient mon attention des générations au coude-à-coude le souvenir de la voix étranglée de mon père un athée convaincu murmurant une prière sous cape des imprécations mêlées de larmes la photo jaunie d’un homme lui ressemblant. Je suis toujours incapable de nommer toutes les fleurs pot-pourri sans odeur son visage ne me dit rien non plus seul le goût de l’Aneth me revient. Une intuition soudaine l’éternité pour me familiariser avec sa moustache.

 

 

CHATEAU ROUGE

J’ai suivi dans les rues de Château Rouge ces mirages en bandes animées Babel des damnés des légumes y surnagent remontent les rivières lunatiques des contrées oubliées où les carcasses des absents chaloupent au gré du vent et se cognent aux échoppes des marchands ambulants.

J’ai goûté dans les rues de Château Rouge les épices charriées de-ci de-là des relents de grillades pour exciter ma salive bananes plantains en pièce montée coulis de rhum pour enflammer mon palais.

J’ai croisé dans les rues de Château Rouge des Turbans encore imprégnés de petits copeaux de sable des diseuses de bonne aventure mettant à mal des vendeurs de journaux l’actualité dans le marc de café.

J’ai entendu dans les rues de Château Rouge les sirènes de police versatiles une foule bigarrée un coup de karcher pour se refaire une virginité et tout assainir, tout uniformiser.

J’ai pleuré dans les rues de Château Rouge l’absence de sueur et de rires blancs ivoires le jour étouffé, crépitant noyé sous un nid de cendres les mirages soudain inanimés la solitude d’une rue où la vie a été balayée.

 Grégory Rateau